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Le placenta, un héritage de virus anciens 

Tania Louis
Tania Louis
docteure en biologie et chroniqueuse chez Polytechnique Insights 
En bref
  • Dans le génome humain, on trouve les traces d’environ 500 000 génomes rétroviraux représentant ~8% de sa longueur totale – beaucoup plus que la longueur de nos propres gènes qui ne sont que de 1 à 2% !
  • Ces compagnons moléculaires ne sont pas nouveaux : le plus récent date d'environ 150 000 ans, et ils peuvent être considérés comme des fossiles viraux.
  • En 2000, lors d'une enquête sur les protéines exprimées par différents tissus humains, des chercheurs ont identifié une protéine virale produite dans un seul organe : le placenta.
  • Cette protéine d'enveloppe virale est spécifiquement exprimée dans un tissu du placenta appelé syncytiotrophoblaste, qui permet les échanges entre le sang de la mère et celui du fœtus.
  • Les observations de ce type se multiplient, et il devient nécessaire de repenser notre vision des virus : ils ne sont pas seulement des vecteurs de maladies, mais aussi d'innovations génétiques.

Depuis leur décou­verte à la fin du XIXème siè­cle, les virus sont asso­ciés à la notion de mal­adie. Et pour cause : c’est en cher­chant à com­pren­dre l’origine de cer­taines d’entre elles que ces nou­veaux types d’a­gents infec­tieux ont été iden­ti­fiés. Pour­tant, comme expliqué dans une précé­dente chronique, des virus peu­vent devenir nos alliés dans la lutte con­tre les infec­tions bac­téri­ennes. Mais ce n’est qu’un rebondisse­ment récent : bien avant qu’un esprit humain n’ait l’idée d’utiliser ces entités micro­scopiques à notre avan­tage, les aléas de l’évolution nous avaient déjà unis de façon par­ti­c­ulière­ment intime.

Des virus dans notre génome 

Alors que seule­ment 1 à 2 % du génome humain cor­re­spon­dent à des séquences codant pour des pro­téines, entre la moitié et les deux tiers sont con­sti­tués de dif­férents types de séquences répétées plusieurs fois, dont les fonc­tions restent dif­fi­ciles à déter­min­er. Et les virus n’y sont pas pour rien.

Ceux appar­tenant à la famille des rétro­virus, dont le mem­bre le plus con­nu est le VIH, respon­s­able du SIDA, pos­sè­dent une capac­ité bien par­ti­c­ulière : ils peu­vent inté­gr­er leur pro­pre génome dans celui des cel­lules qu’ils infectent. Cette inser­tion a par­fois lieu dans une cel­lule ger­mi­nale qui finit par don­ner des gamètes (sper­ma­to­zoïdes ou ovo­cytes pour l’humain, par exem­ple). Dans ce cas, le génome viral squat­teur est trans­mis à la généra­tion suiv­ante et se retrou­ve dans toutes les cel­lules de ces nou­veaux indi­vidus, qui le trans­met­tront à leur tour à leur descen­dance. Ain­si, au fil du temps et des infec­tions, les génomes des rétro­virus se sont instal­lés dans ceux d’autres espèces, y com­pris la nôtre.

Sché­ma d’une par­tic­ule rétro­vi­rale (de type Lentivirus, comme le VIH) dont le génome se trou­ve au sein d’une nucléo­cap­side. Les pro­téines d’enveloppe (gp120 et 41) sont représen­tées en jaune. Diamètre glob­al : de 80 à 100 nm. Source : Viral­Zone, SIB (Swiss Insti­tute of Bioinformatics).

Dans le génome humain, il y a env­i­ron 500 000 de ces génomes rétro­vi­raux, qui représen­tent à peu près 8 % de sa longueur totale… C’est beau­coup plus que la longueur de nos pro­pres gènes (les 1 à 2 % cités plus haut) ! Et ces com­pagnons molécu­laires ne datent pas d’hier : le plus récent a env­i­ron 150 000 ans. Ils ont donc eu le temps d’accumuler de nom­breuses muta­tions aléa­toires et la plu­part de ces gènes viraux ne s’expriment plus aujourd’hui. Ils peu­vent être con­sid­érés comme des fos­siles de virus, qui font d’ailleurs l’objet d’étude dans une dis­ci­pline appelée paléovi­rolo­gie1.

Mais comme tou­jours en biolo­gie, il y a des excep­tions. Cer­taines séquences régu­la­tri­ces virales mod­u­lent encore l’expression de nos pro­pres gènes et cer­tains gènes viraux sont encore exprimés dans nos cel­lules. Est-ce une rai­son pour pani­quer ? Pas vrai­ment, au con­traire. Car nous leur devons notre nais­sance. Au sens propre.

L’origine virale du placenta 

En effet, en 2000, à l’occasion d’un recense­ment des pro­téines exprimées par dif­férents tis­sus humains, les chercheurs ont repéré une pro­téine virale pro­duite dans un seul et unique organe : le pla­cen­ta2. Il s’agit d’une pro­téine d’enveloppe de rétro­virus, qu’on trou­ve habituelle­ment à la sur­face des par­tic­ules virales et qui a deux par­tic­u­lar­ités. D’une part, exposées aux défens­es de l’hôte lors des infec­tions, les pro­téines d’enveloppes sont capa­bles de dimin­uer l’efficacité de la réponse immu­ni­taire. D’autre part, ce sont elles qui, comme des clés molécu­laires cher­chant leurs ser­rures, inter­agis­sent avec des récep­teurs à la sur­face des cel­lules et provo­quent la fusion de l’enveloppe du virus avec la mem­brane cellulaire.

Cette pro­téine d’enveloppe virale s’exprime de façon spé­ci­fique dans un tis­su du pla­cen­ta appelé syn­cy­tiotro­phoblaste, qui per­met les échanges entre le sang de la mère et celui du fœtus. Essen­tiel au bon déroule­ment de la grossesse, ce tis­su d’origine embry­on­naire est for­mé par la fusion de plusieurs cel­lules et pos­sède une activ­ité immuno­sup­pres­sive. De là à penser que la for­ma­tion de l’indispensable syn­cy­tiotro­phoblaste serait due à l’action d’une pro­téine d’enveloppe virale…

Sché­ma de l’organisation interne du pla­cen­ta humain. Les vais­seaux san­guins du fœtus arrivent par le cor­don ombil­i­cal (en bas de l’image) et se trou­vent au con­tact du sang mater­nel via des struc­tures arbores­centes appelées vil­losités cho­ri­ales. La fine mem­brane qui sépare ces dernières de la zone rem­plie de sang mater­nel (trans­porté par les vais­seaux représen­tés en haut de l’image) est un tis­su for­mé par la fusion de plusieurs cel­lules : le syncytiotrophoblaste.

Et chez d’autres mammifères…

On con­naît désor­mais deux syn­cytines humaines3, égale­ment présentes chez d’autres pri­mates4, et des gènes du même type ont été décou­verts chez de nom­breux mam­mifères : Rongeurs5, Léporidés6, Car­ni­vores7, Rumi­nants8… Et même des Mar­su­pi­aux9, qui ont un développe­ment lim­ité in utero. Et cette liste n’est ni exhaus­tive, ni détail­lée. Con­crète­ment, on a trou­vé des syn­cytines à chaque fois qu’on en a cher­ché chez une espèce vivip­a­re (dont les embryons se dévelop­pent à l’intérieur de l’organisme de la mère, par oppo­si­tion aux ovipares, qui pon­dent des œufs). Ce qui souligne l’importance de ces gènes viraux dans la for­ma­tion des pla­cen­tas ! Chez la souris, leur car­ac­tère indis­pens­able a même été directe­ment démon­tré10.

La diver­sité des syn­cytines actuelle­ment observées chez les mam­mifères, qui descen­dent d’un même ancêtre com­mun, s’explique vraisem­blable­ment par l’acquisition pro­gres­sive de nou­veaux rétro­virus endogènes dans cha­cune des dif­férentes lignées. Dans une sorte de relais évo­lu­tif, la syn­cy­tine ances­trale aurait cédé sa place à toute une série de syn­cytines dif­férentes11. Plusieurs études ont déjà repéré d’anciennes syn­cytines dans cer­tains organ­ismes 1213 et le lien entre la diver­sité des syn­cytines et les vari­a­tions de mor­pholo­gies des pla­cen­tas est une ques­tion de recherche ouverte14.

Ce lien étroit entre vivipar­ité et domes­ti­ca­tion d’une pro­téine virale pour­rait être dû à l’une des prin­ci­pales dif­fi­cultés de la repro­duc­tion hors œuf : l’organisme de la mère doit tolér­er celui du fœtus pen­dant toute la durée de la ges­ta­tion. En l’absence d’adaptation spé­ci­fique, sa présence devrait déclencher un rejet, comme dans le cas d’une greffe. Dif­férents mécan­ismes se com­bi­nent désor­mais pour per­me­t­tre cette tolérance fœto-mater­nelle mais, au moment de l’apparition de la vivipar­ité, il est pos­si­ble que des pro­téines virales de type syn­cytines aient été indis­pens­ables en rai­son de leurs capac­ités immunosuppressives.

Lézard du genre Mabuya (espèce domini­cana), se repro­duisant de façon vivip­a­re et pos­sé­dant un pla­cen­ta dans lequel s’exprime une syn­cy­tine virale. Pho­to par Mark Stevens, via Wiki­me­dia Commons.

À défaut d’être capa­bles de remon­ter le temps pour le démon­tr­er, on peut s’intéresser aux quelques ani­maux vivip­a­res qui n’appartiennent pas au groupe des mam­mifères15. Des chercheurs français étu­di­ant les syn­cytines en ont ain­si iden­ti­fié une… chez un lézard vivip­a­re d’Amérique du Sud 16 ! Le rôle de ces pro­téines virales dans la repro­duc­tion vivip­a­re ne se lim­ite donc pas aux seuls mam­mifères, et il reste à savoir si leur présence est vrai­ment sys­té­ma­tique chez les ani­maux à placenta.

Le lien entre les syn­cytines et la repro­duc­tion vivip­a­re est par­ti­c­ulière­ment étudié mais ce n’est pas le seul exem­ple de fonc­tion dépen­dant de la domes­ti­ca­tion d’un gène viral. Au-delà du syn­cy­tiotro­phoblaste, les pre­miers résul­tats indiquent que des syn­cytines pour­raient jouer un rôle dans la for­ma­tion d’autres tis­sus néces­si­tant la fusion de plusieurs cel­lules, à savoir cer­tains mus­cles17, cer­taines struc­tures respon­s­ables de la régres­sion du tis­su osseux et cer­taines cel­lules géantes impliquées dans la régu­la­tion de l’inflammation18.

Une autre pro­téine de rétro­virus s’exprime dans nos cerveaux, où elle est notam­ment impliquée dans la mémori­sa­tion1920. Les guêpes par­a­sitoïdes ont quant à elles domes­tiqué des virus entiers, qu’elles injectent aux arthro­podes qu’elles par­a­sitent en même temps que leurs œufs, pour favoris­er leur tolérance immu­ni­taire21. À l’inverse, dif­férents gènes de rétro­virus pro­tè­gent les organ­ismes qui les por­tent con­tre les infec­tions par d’autres virus22.

Les obser­va­tions de ce type ne cessent de se mul­ti­pli­er et il devient néces­saire de repenser notre vision des virus. En inter­ac­tion per­ma­nente avec les autres entités biologiques, ils ne sont pas seule­ment vecteurs de mal­adies, mais aus­si d’innovations géné­tiques ayant cham­boulé l’évolution du vivant23.

1https://​www​.ncbi​.nlm​.nih​.gov/​p​m​c​/​a​r​t​i​c​l​e​s​/​P​M​C​3​2​2​8813/
2https://​pubmed​.ncbi​.nlm​.nih​.gov/​1​0​6​9​3809/
3https://​pubmed​.ncbi​.nlm​.nih​.gov/​1​4​5​5​7543/
4https://​www​.ncbi​.nlm​.nih​.gov/​p​m​c​/​a​r​t​i​c​l​e​s​/​P​M​C​3​6​1​0889/
5https://​pubmed​.ncbi​.nlm​.nih​.gov/​1​5​6​4​4441/
6https://​pubmed​.ncbi​.nlm​.nih​.gov/​1​9​9​4​3933/
7https://​pubmed​.ncbi​.nlm​.nih​.gov/​2​2​3​0​8384/
8https://​pubmed​.ncbi​.nlm​.nih​.gov/​2​3​4​0​1540/
9https://​www​.ncbi​.nlm​.nih​.gov/​p​m​c​/​a​r​t​i​c​l​e​s​/​P​M​C​4​3​2​1253/
10https://​www​.ncbi​.nlm​.nih​.gov/​p​m​c​/​a​r​t​i​c​l​e​s​/​P​M​C​3​2​1​9115/
11https://​www​.ncbi​.nlm​.nih​.gov/​p​m​c​/​a​r​t​i​c​l​e​s​/​P​M​C​3​7​5​8191/
12https://​www​.ncbi​.nlm​.nih​.gov/​p​m​c​/​a​r​t​i​c​l​e​s​/​P​M​C​3​6​1​0889/
13https://​www​.ncbi​.nlm​.nih​.gov/​p​m​c​/​a​r​t​i​c​l​e​s​/​P​M​C​4​3​2​1253/
14https://​www​.ncbi​.nlm​.nih​.gov/​p​m​c​/​a​r​t​i​c​l​e​s​/​P​M​C​3​7​5​8191/
15https://​www​.ncbi​.nlm​.nih​.gov/​p​m​c​/​a​r​t​i​c​l​e​s​/​P​M​C​5​0​3​3709/
16https://​www​.ncbi​.nlm​.nih​.gov/​p​m​c​/​a​r​t​i​c​l​e​s​/​P​M​C​5​7​5​4801/
17https://​www​.ncbi​.nlm​.nih​.gov/​p​m​c​/​a​r​t​i​c​l​e​s​/​P​M​C​5​0​1​0199/
18https://​www​.ncbi​.nlm​.nih​.gov/​p​m​c​/​a​r​t​i​c​l​e​s​/​P​M​C​6​6​3​7224/
19https://​www​.nature​.com/​a​r​t​i​c​l​e​s​/​n​r​n​.​2​0​1​8​.​9​.epdf
20https://​lejour​nal​.cnrs​.fr/​n​o​s​-​b​l​o​g​s​/​a​u​x​-​f​r​o​n​t​i​e​r​e​s​-​d​u​-​c​e​r​v​e​a​u​/​q​u​a​n​d​-​l​e​s​-​n​e​u​r​o​n​e​s​-​s​i​n​s​p​i​r​e​n​t​-​d​e​s​-​v​i​r​u​s​-​p​o​u​r​-​c​o​m​m​u​n​iquer
21https://​pubmed​.ncbi​.nlm​.nih​.gov/​2​8​7​2​8099/
22https://​pubmed​.ncbi​.nlm​.nih​.gov/​2​2​9​0​1901/
23https://​www​.sci​encedi​rect​.com/​s​c​i​e​n​c​e​/​a​r​t​i​c​l​e​/​a​b​s​/​p​i​i​/​S​1​8​7​9​6​2​5​7​1​8​3​00634

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