Jumeaux numériques et prévention : une nouvelle ère pour la médecine
- Les jumeaux numériques se développent dans le secteur de la santé pour personnaliser et prédire les soins selon les données des patients.
- La France a longtemps négligé la prévention santé, favorisant un système de soin curatif qui « guérit » au lieu de « prévenir ».
- Il existe deux types de préventions : la prévention primaire (pour éviter d’attraper la maladie) et secondaire (qui stoppe ou ralentit son développement).
- Dassault Systèmes a lancé le projet MediTwin pour créer des jumeaux numériques en oncologie, neurologie et cardiologie, afin de guider les décisions médicales.
- Les jumeaux numériques peuvent révolutionner la prévention des maladies comme Alzheimer, en permettant un diagnostic précoce et en personnalisant les traitements basés sur les prédictions des modèles numériques.
Les jumeaux numériques prennent de plus en plus d’ampleur dans le monde industriel. Les portes qu’un tel outil ouvre lui permettent de s’étendre dans le domaine de la santé — avec notamment l’utilisation de poumons numériques pour une personnalisation des soins. Être capable de modéliser un organe, personnaliser ce modèle à l’aide des données d’un patient, pour en simuler son fonctionnement pourrait nous amener à prévoir, anticiper, prédire son développement et son vieillissement.
Après tout, et comme le rappelle à juste titre Claire Biot, vice-présidente de l’Industrie de la santé à Dassault Systèmes « aujourd’hui, en ayant le jumeau numérique d’un Rafale, mais aussi plein de données de vol – l’équivalent des biomarqueurs en aéronautique – nous pouvons faire de la maintenance prédictive en opération. Cela, en passant du jumeau numérique d’un concept, l’avion, au jumeau numérique personnalisé de chaque Rafale en opération. »
La question se justifie donc pleinement : quel rôle peut jouer le jumeau numérique dans la prévention en santé ?
Cette question a été au cœur des échanges du 5ème séminaire du groupe polytechnique santé, coordonné par le Centre de recherche en gestion de l’École polytechnique (IP Paris), et animé par Étienne Minvielle (Directeur de recherche CNRS)1.
Voir aujourd’hui la maladie de demain
La prévention en santé est souvent jugée comme un sujet qui a été délaissé jusqu’à un passé récent. Stanley Durrleman, directeur de recherche à l’Inria, ne manque pas de le rappeler. « Parler de prévention reste peu courant en France, car nous sommes d’abord dans un système de soin avant d’être dans un système de santé. » Selon lui, la devise de la recherche actuelle se rapprocherait plus de « mieux vaut guérir que prévenir ».
Du côté de Dassault Systèmes, les jumeaux numériques sont utilisés depuis un certain temps. « Notre ambition est d’aider les gens à vivre en meilleure santé à un coût soutenable pour les systèmes de soins et nous plaçons les jumeaux numériques au cœur de notre stratégie, explique Claire Biot, car ils permettent de représenter l’invisible et de faire collaborer plusieurs disciplines. » Un nouveau projet a ainsi vu le jour : « MediTwin2 est un projet de création de différents jumeaux numériques, lancé par Dassault Systèmes, dans trois aires thérapeutiques : oncologie, neurologie et cardiologie, développe-t-elle. Ces jumeaux numériques serviront avant tout à faire du traitement ou du diagnostic, en guidant la décision médicale. »
Il existe deux types de préventions : la prévention primaire (mise en place pour éviter d’attraper la maladie) et la prévention secondaire qui stoppe ou ralentit le développement de cette dernière. La prévention primaire concerne en particulier les maladies transmissibles, le préservatif ou le confinement en sont des exemples. Il est donc certain que, pour certaines maladies, une prévention primaire se complique. La seconde forme de prévention présente quelques contraintes, notamment la nécessité d’un diagnostic rapide et de la prise en charge du patient sur le long terme. « Comment pourrais-je suivre des patients durant des décennies pour voir si, in fine, ma mesure de prévention était efficace ? », se demande Stanley Durrleman. C’est donc ici qu’un système de modélisation numérique permettant une simulation fidèle du fonctionnement d’un système biologique personnalisé avec les données d’un patient prend toute son importance.
Le cas Alzheimer
Afin d’illustrer la complémentarité entre la prévention et les systèmes algorithmiques prédictifs que proposent les jumeaux numériques, Stanley Durrleman considère le cas de la maladie d’Alzheimer comme étant le parfait exemple. Cette maladie représente actuellement, non loin du cancer, l’un des plus grands engouements de la recherche scientifique en santé. « Malgré les investissements colossaux dans la recherche, cela faisait 20 ans que nous n’avions pas eu d’essai clinique positif pour cette maladie, précise le chercheur. Et encore aujourd’hui, les praticiens n’ont quasiment rien à prescrire à leur patient [NDLR : le médicament en question n’est disponible pour l’instant qu’aux États-Unis, la demande de commercialisation en Europe est toujours en cours d’instruction par les autorités.] »
Ce traitement soigne l’accumulation des plaques amyloïdes dans le cerveau du patient, qui se met en place 10 à 15 ans avant l’apparition des premiers symptômes liés à la maladie. « Cependant, les effets du traitement sur le déclin cognitif du patient restent assez faibles, admet-il. Le changement dans notre schéma thérapeutique, lui, est conséquent. Nous ne sommes plus tant à la recherche de médicaments pour guérir la maladie, mais plutôt dans une optique de la prévenir. »
Il est donc important de comprendre comment la maladie se développe, quels sont ses premiers signes, afin d’établir un diagnostic précoce. Pour cela, l’équipe de recherche de Stanley Durrleman a établi des modèles de prédictions – des jumeaux numériques – pouvant déterminer l’évolution de la maladie chez différentes personnes. Après la présentation de ce modèle, Claire Biot se demande : « La maladie d’Alzheimer est-elle prête pour un dépistage de masse ? » Ce à quoi Stanley Durrleman répond que des progrès sont encore à faire. « Pour une maladie non-transmissible, il est plus juste de parler de repérage, explique le chercheur. En général, pour cette maladie, il y a d’abord une plainte du patient, qui l’amène à consulter. »
Le repérage dépend ainsi d’une action volontaire de la personne, et il ne faut pas rater ce premier maillon. « Compte tenu des enjeux déjà évoqués, je pense qu’il reste tout de même pas mal de travail à faire pour intensifier le repérage des troubles cognitifs en population générale », conclut-il. Un des axes à développer serait l’identification de biomarqueurs spécifiques au développement de la maladie d’Alzheimer. Seulement, à l’image de cette accumulation de plaques amyloïdes dans le cerveau du patient qui n’est pas tout le temps synonyme de premiers signes de la maladie, la prévention dépendra toujours de nos capacités de prédictions.
Ces enseignements confirment que, même si des interrogations subsistent, le jumeau numérique est susceptible de jouer un rôle important ces prochaines années. Il pourrait affirmer une nouvelle forme de prévention en santé, plus algorithmique, plus personnalisée et offrant des capacités de repérage jusque-là inenvisageables.