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Insomnie : quand notre cerveau nous refuse le repos

Pierre-Alexis Geoffroy
Pierre-Alexis Geoffroy
professeur de médecine à l'Université Paris-Cité
En bref
  • Selon les études, le trouble de l’insomnie chronique concernerait entre 15 % et 20 % de la population française.
  • Les facteurs qui expliquent le trouble de l’insomnie chronique sont à la fois prédisposants, précipitants et pérennisants.
  • Des facteurs précipitants peuvent, par exemple, provoquer une hypervigilance du cerveau, l’empêchant ainsi d’activer le noyau ventrolatéral préoptique, censé inhiber notre état d’éveil.
  • Selon le DSM-5, est considéré comme insomniaque tout patient rencontrant ces difficultés au moins trois nuits par semaine, et ce pendant au moins trois mois.
  • Pour sortir de ce cercle vicieux, des traitements existent, et la thérapie comportementale et cognitive de l’insomnie (TCCI) est privilégiée.

Il peut suf­fire d’un ren­dez-vous impor­tant tôt le matin, pour ren­con­tr­er des dif­fi­cultés à s’endormir. Est-ce par peur de ne pas se réveiller à temps ? Cela provoque des rumi­na­tions, une activ­ité cérébrale et une hyper­vig­i­lance bien sou­vent incom­pat­i­bles avec l’endormissement. Cet exem­ple, qui est sûre­ment com­mun à beau­coup, résume bien ce qui peut provo­quer une insom­nie, et pourquoi, par­fois, notre cerveau nous refuse le repos.

Si cette sit­u­a­tion peut vous paraître famil­ière, elle ne reflète que la facette occa­sion­nelle du trou­ble. L’insomnie chronique, elle, relève de mécan­ismes plus pro­fonds et com­plex­es, qui peu­vent instau­r­er ce trou­ble dans la durée. Un prob­lème qui, d’ailleurs, relève bien plus de l’hyper éveil que du som­meil. Selon les études, le trou­ble de l’insomnie chronique con­cern­erait entre 15 à 20 %1 de la pop­u­la­tion française. Cette mal­adie, qui touche plus les femmes (20 %) que les hommes (10 %), reste cepen­dant encore méconnue.

Pierre-Alex­is Geof­froy, pro­fesseur à l’Université Paris-Cité et respon­s­able du Cen­tre ChronoS (Psy­chi­a­trie, Chrono­bi­olo­gie et Som­meil) du GHU Paris psy­chi­a­trie & neu­ro­sciences, tente de l’expliquer avec le mod­èle des fac­teurs des 3 P (prédis­posant, pré­cip­i­tant, péren­nisant2) : « Nous savons qu’il existe une vul­néra­bil­ité géné­tique. L’héritabilité, donc la part de la mal­adie liée aux gènes, est tout de même déter­mi­nante à hau­teur de 40 %, ce qui est équiv­a­lent au dia­bète de type 2. Sur ce ter­rain à risque [N.D.L.R. : cor­re­spon­dant au fac­teur prédis­posant], il peut y avoir des pré­cip­i­ta­tions, liées à un trau­ma, une infec­tion, une dépres­sion ou à d’autres formes de stress, autant physiques que psy­chiques. Ensuite, la mal­adie a des chances de s’installer, avec des fac­teurs péren­nisants, comme une anx­iété, des émo­tions et com­porte­ments dys­fonc­tion­nels liés au som­meil. »

Nous sommes donc face à une mal­adie atyp­ique. D’abord, elle n’est pas qu’un symp­tôme d’autres mal­adies, mais bien une mal­adie à part entière, sou­vent avec des comor­bid­ités. Ensuite, elle joue sur plusieurs fac­teurs, aus­si bien biologiques que psy­chiques, s’autoalimentant. Une sorte de cer­cle vicieux qui, si nous sommes plongés dedans, ne peut que s’empirer. 

Les circuits s’enrayent

Pour com­pren­dre com­ment l’on devient insom­ni­aque, il est intéres­sant de plonger dans les mécan­ismes cérébraux à l’origine de ce trou­ble de l’hyper éveil. À vrai dire, pour notre cerveau, dormir sig­ni­fie presque étein­dre l’interrupteur. Ce mécan­isme est d’ailleurs représen­té à l’aide d’un sys­tème dit de « flip-flop3 », comme une bas­cule, des groupes de neu­rones inter­agis­sent entre eux pour soit s’activer, soit s’inhiber. D’un côté de la bas­cule, nous pou­vons dire que nous sommes en mode éveil, de l’autre en mode sommeil. 

« Notre cerveau a un sys­tème d’éveil, appelé le sys­tème rétic­ulé acti­va­teur ascen­dant (SRAA), explique le pro­fesseur. Cela com­prend toutes les struc­tures monoamin­ergiques, à savoir les neu­ro­trans­met­teurs comme l’histamine, la séro­to­nine, la dopamine, la noradré­naline, etc. Ensuite, vient le noy­au ven­tro­latéral préop­tique (VLPO), présent pour inhiber ces struc­tures d’éveil, ce sont des activ­ités gabaergiques [N.D.L.R. : les neu­rones libèrent de l’acide gam­ma-aminobu­tyrique (GABA), prin­ci­pal inhib­i­teur du cerveau]. » En résumé : éveil­lé, le SRAA est act­if et endor­mi, le VLPO vient inhiber cette activ­ité. La bas­cule se fait pro­gres­sive­ment et, syn­chro­nisée avec nos rythmes cir­ca­di­ens, c’est l’orexine qui sta­bilise le tout. « Un déficit de cette molécule (l’orexine) induit une mal­adie appelée la nar­colep­sie, provo­quant une hyper­som­nie cen­trale avec des excès de som­meil non voulus, ajoute-t-il. Un des nou­veaux traite­ments de l’insomnie se veut juste­ment cibler l’orexine pour dimin­uer cet état de vig­i­lance. »

Dia­pos­i­tive util­isée dans pour les cours de Pierre-Alex­is Geof­froy, adap­tée d’une pub­li­ca­tion de Saper et al. dans Nature4.

Main­tenant, avec l’insomnie, com­ment ce sys­tème devient-il défail­lant ? Cela suit la logique, men­tion­née plus haut, des 3P : « La vul­néra­bil­ité, aus­si appelée la prédis­po­si­tion, est certes géné­tique, mais elle est aus­si en inter­ac­tion con­stante avec l’environnement, pré­cise Pierre-Alex­is Geof­froy. Le lit, la cham­bre, le bruit, que des fac­teurs qui peu­vent com­pli­quer, ou sim­ple­ment nuire à la qual­ité du som­meil. Ensuite, arrivent des fac­teurs pré­cip­i­tants pous­sant à une hyper­vig­i­lance du cerveau, l’empêchant ain­si d’enclencher le VLPO, cen­sé inhiber notre état d’éveil. » Le stress, par exem­ple, par l’intermédiaire du cor­ti­sol, sa prin­ci­pale hor­mone, retarde l’endormissement. Par­al­lèle­ment, cer­tains cir­cuits émo­tion­nels, comme ceux de l’amygdale ou du cor­tex préfrontal, vont main­tenir un état de vig­i­lance accrue. « Des com­porte­ments dys­fonc­tion­nels, dus à la gêne que représente l’insomnie, appa­rais­sent ensuite, observe-t-il. Le patient se met à compter ses heures de som­meil, ou bien l’incapacité à s’endormir engen­dre d’autant plus de stress. De là, la mal­adie se péren­nise, elle s’installe et devient chronique. »

Sortir du cercle vicieux

Bien sûr, l’insomnie chronique garde un diag­nos­tic strict. Selon le DSM‑5, est insom­ni­aque tout patient ren­con­trant ces dif­fi­cultés au moins 3 nuits par semaine, et ce sur au moins 3 mois. Il faut aus­si que cela impacte, de manière hand­i­ca­pante, l’activité jour­nal­ière du patient. Ce qui explique que même si 50 % des Français se plaig­nent de trou­ble insom­ni­aque, seuls 15 % rem­plis­sent les critères d’un trou­ble ou d’une mal­adie. Selon Pierre-Alex­is Geof­froy, cette dif­férence de pré­va­lence peut aus­si venir d’un sous-diag­nos­tic : « Nous avons pub­lié un arti­cle5 intéres­sant met­tant en per­spec­tive les dif­férences cul­turelles sur les représen­ta­tions que l’on se fait du som­meil. En Alle­magne par exem­ple, les patients auront ten­dance à aller voir très rapi­de­ment un spé­cial­iste — 20 % iront voir un spé­cial­iste du som­meil et 17 % un psy­chi­a­tre. En France, c’est tout l’inverse et les chiffres sont alar­mants, car la qua­si-total­ité des per­son­nes iden­ti­fi­ant un poten­tiel prob­lème d’endormissement n’ira pas se ren­seign­er auprès de spé­cial­istes. »

Alors que pour sor­tir de ce cer­cle vicieux, des traite­ments exis­tent, et la thérapie com­porte­men­tale et cog­ni­tive de l’insomnie (TCCI) est priv­ilégiée. « Le som­meil est quelque chose de très com­porte­men­tal. Il y a des con­di­tion­nements, en plus des rythmes cir­ca­di­ens, qui poussent à l’endormissement. Le lit, par exem­ple, devient un véri­ta­ble champ de bataille dans l’insomnie, assure le pro­fesseur. Ensuite, il faut com­pren­dre l’origine du trou­ble. S’il est induit par une dépres­sion, il fau­dra d’abord traiter la dépres­sion. Seule­ment, s’il n’est pas con­sid­éré à part entière, plutôt que comme un sim­ple symp­tôme, le trou­ble peut s’instaurer même une fois la dépres­sion sur­passée. » Un exem­ple fort peut être celui de l’impact des nuits per­tur­bées dues aux sit­u­a­tions de post-grossesse. Mal­gré ne jamais avoir ressen­ti de dif­fi­culté à dormir, beau­coup de femmes témoignent, après leur grossesse, que les habi­tudes liées au som­meil finis­sent cham­boulées. Dans ces sit­u­a­tions, les par­ents sont tou­jours sur le qui-vive, ce qui implique claire­ment un état d’hypervigilance. Un cer­tain nom­bre de femmes gar­dent, à la suite de cette péri­ode, des trou­bles d’insomnie.

Une con­fu­sion forte se fait tou­jours dans les traite­ments de l’insomnie, réduisant la TCCI à la sim­ple hygiène du som­meil. « La TCCI est une thérapie mul­ti­com­posante, ajoute-t-il. L’hygiène du som­meil est quelque chose de fon­da­men­tal, mais il y a aus­si une restruc­tura­tion cog­ni­tive, pour retra­vailler sur les pen­sées dys­fonc­tion­nelles. Un tra­vail sur le com­porte­ment doit aus­si se faire, comme la restric­tion du temps passé au lit, ou le con­trôle du stim­u­lus. Ce traite­ment marche très bien, et per­me­t­tra d’inhiber les struc­tures d’éveil en cause dans l’insomnie.

Il est donc pos­si­ble de se sor­tir de ce trou­ble qui hand­i­cape grande­ment la vie quo­ti­di­enne du patient atteint. Pierre-Alex­is Geof­froy insiste : « C’est une mal­adie à part entière, et pas seule­ment une mal­adie de la nuit, mais bien des 24 h ! Nous avons ten­dance à sous-estimer l’importance du som­meil lorsque nous dor­mons bien. » Une étude récente6 mon­tre par ailleurs que les trou­bles du som­meil sont le prin­ci­pal fac­teur de risque des trou­bles psychiatriques.

Pablo Andres
1Chiffres de l’INSERM — https://​www​.inserm​.fr/​d​o​s​s​i​e​r​/​i​n​s​o​mnie/
2Micoulaud-Franchi JA, Coel­ho J, Boileau L, Quiles C, Geof­froy PA. Hypothès­es phys­iopathologiques et diag­nos­tic du trou­ble insom­nie [Patho­phys­i­o­log­i­cal hypoth­e­sis and diag­no­sis of insom­nia dis­or­der]. Rev Prat. 2024 Mar;74(3):275–280. French. PMID : 38 551 867.
3Saper, C., Scam­mell, T. & Lu, J. Hypo­thal­a­m­ic reg­u­la­tion of sleep and cir­ca­di­an rhythms. Nature 437, 1257–1263 (2005). https://​doi​.org/​1​0​.​1​0​3​8​/​n​a​t​u​r​e​04284
4Saper, C., Scam­mell, T. & Lu, J. Hypo­thal­a­m­ic reg­u­la­tion of sleep and cir­ca­di­an rhythms. Nature 437, 1257–1263 (2005). https://​doi​.org/​1​0​.​1​0​3​8​/​n​a​t​u​r​e​04284
5Roy­ant-Paro­la S, Poirot I, Geof­froy PA. Impact of insom­nia: Cul­tur­al and soci­etal aspects from a Euro­pean sur­vey. Encephale. 2025 Mar 15:S0013-7006(25)00037–5. doi: 10.1016/j.encep.2025.01.004. Epub ahead of print. PMID: 40090828.
6Hill, E.D., Kashyap, P., Raf­fanel­lo, E. et al. Pre­dic­tion of men­tal health risk in ado­les­cents. Nat Med (2025). https://doi.org/10.1038/s41591-025–03560‑7

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