Insomnie : quand notre cerveau nous refuse le repos
- Selon les études, le trouble de l’insomnie chronique concernerait entre 15 % et 20 % de la population française.
- Les facteurs qui expliquent le trouble de l’insomnie chronique sont à la fois prédisposants, précipitants et pérennisants.
- Des facteurs précipitants peuvent, par exemple, provoquer une hypervigilance du cerveau, l’empêchant ainsi d’activer le noyau ventrolatéral préoptique, censé inhiber notre état d’éveil.
- Selon le DSM-5, est considéré comme insomniaque tout patient rencontrant ces difficultés au moins trois nuits par semaine, et ce pendant au moins trois mois.
- Pour sortir de ce cercle vicieux, des traitements existent, et la thérapie comportementale et cognitive de l’insomnie (TCCI) est privilégiée.
Il peut suffire d’un rendez-vous important tôt le matin, pour rencontrer des difficultés à s’endormir. Est-ce par peur de ne pas se réveiller à temps ? Cela provoque des ruminations, une activité cérébrale et une hypervigilance bien souvent incompatibles avec l’endormissement. Cet exemple, qui est sûrement commun à beaucoup, résume bien ce qui peut provoquer une insomnie, et pourquoi, parfois, notre cerveau nous refuse le repos.
Si cette situation peut vous paraître familière, elle ne reflète que la facette occasionnelle du trouble. L’insomnie chronique, elle, relève de mécanismes plus profonds et complexes, qui peuvent instaurer ce trouble dans la durée. Un problème qui, d’ailleurs, relève bien plus de l’hyper éveil que du sommeil. Selon les études, le trouble de l’insomnie chronique concernerait entre 15 à 20 %1 de la population française. Cette maladie, qui touche plus les femmes (20 %) que les hommes (10 %), reste cependant encore méconnue.
Pierre-Alexis Geoffroy, professeur à l’Université Paris-Cité et responsable du Centre ChronoS (Psychiatrie, Chronobiologie et Sommeil) du GHU Paris psychiatrie & neurosciences, tente de l’expliquer avec le modèle des facteurs des 3 P (prédisposant, précipitant, pérennisant2) : « Nous savons qu’il existe une vulnérabilité génétique. L’héritabilité, donc la part de la maladie liée aux gènes, est tout de même déterminante à hauteur de 40 %, ce qui est équivalent au diabète de type 2. Sur ce terrain à risque [N.D.L.R. : correspondant au facteur prédisposant], il peut y avoir des précipitations, liées à un trauma, une infection, une dépression ou à d’autres formes de stress, autant physiques que psychiques. Ensuite, la maladie a des chances de s’installer, avec des facteurs pérennisants, comme une anxiété, des émotions et comportements dysfonctionnels liés au sommeil. »
Nous sommes donc face à une maladie atypique. D’abord, elle n’est pas qu’un symptôme d’autres maladies, mais bien une maladie à part entière, souvent avec des comorbidités. Ensuite, elle joue sur plusieurs facteurs, aussi bien biologiques que psychiques, s’autoalimentant. Une sorte de cercle vicieux qui, si nous sommes plongés dedans, ne peut que s’empirer.
Les circuits s’enrayent
Pour comprendre comment l’on devient insomniaque, il est intéressant de plonger dans les mécanismes cérébraux à l’origine de ce trouble de l’hyper éveil. À vrai dire, pour notre cerveau, dormir signifie presque éteindre l’interrupteur. Ce mécanisme est d’ailleurs représenté à l’aide d’un système dit de « flip-flop3 », comme une bascule, des groupes de neurones interagissent entre eux pour soit s’activer, soit s’inhiber. D’un côté de la bascule, nous pouvons dire que nous sommes en mode éveil, de l’autre en mode sommeil.
« Notre cerveau a un système d’éveil, appelé le système réticulé activateur ascendant (SRAA), explique le professeur. Cela comprend toutes les structures monoaminergiques, à savoir les neurotransmetteurs comme l’histamine, la sérotonine, la dopamine, la noradrénaline, etc. Ensuite, vient le noyau ventrolatéral préoptique (VLPO), présent pour inhiber ces structures d’éveil, ce sont des activités gabaergiques [N.D.L.R. : les neurones libèrent de l’acide gamma-aminobutyrique (GABA), principal inhibiteur du cerveau]. » En résumé : éveillé, le SRAA est actif et endormi, le VLPO vient inhiber cette activité. La bascule se fait progressivement et, synchronisée avec nos rythmes circadiens, c’est l’orexine qui stabilise le tout. « Un déficit de cette molécule (l’orexine) induit une maladie appelée la narcolepsie, provoquant une hypersomnie centrale avec des excès de sommeil non voulus, ajoute-t-il. Un des nouveaux traitements de l’insomnie se veut justement cibler l’orexine pour diminuer cet état de vigilance. »

Maintenant, avec l’insomnie, comment ce système devient-il défaillant ? Cela suit la logique, mentionnée plus haut, des 3P : « La vulnérabilité, aussi appelée la prédisposition, est certes génétique, mais elle est aussi en interaction constante avec l’environnement, précise Pierre-Alexis Geoffroy. Le lit, la chambre, le bruit, que des facteurs qui peuvent compliquer, ou simplement nuire à la qualité du sommeil. Ensuite, arrivent des facteurs précipitants poussant à une hypervigilance du cerveau, l’empêchant ainsi d’enclencher le VLPO, censé inhiber notre état d’éveil. » Le stress, par exemple, par l’intermédiaire du cortisol, sa principale hormone, retarde l’endormissement. Parallèlement, certains circuits émotionnels, comme ceux de l’amygdale ou du cortex préfrontal, vont maintenir un état de vigilance accrue. « Des comportements dysfonctionnels, dus à la gêne que représente l’insomnie, apparaissent ensuite, observe-t-il. Le patient se met à compter ses heures de sommeil, ou bien l’incapacité à s’endormir engendre d’autant plus de stress. De là, la maladie se pérennise, elle s’installe et devient chronique. »
Sortir du cercle vicieux
Bien sûr, l’insomnie chronique garde un diagnostic strict. Selon le DSM‑5, est insomniaque tout patient rencontrant ces difficultés au moins 3 nuits par semaine, et ce sur au moins 3 mois. Il faut aussi que cela impacte, de manière handicapante, l’activité journalière du patient. Ce qui explique que même si 50 % des Français se plaignent de trouble insomniaque, seuls 15 % remplissent les critères d’un trouble ou d’une maladie. Selon Pierre-Alexis Geoffroy, cette différence de prévalence peut aussi venir d’un sous-diagnostic : « Nous avons publié un article5 intéressant mettant en perspective les différences culturelles sur les représentations que l’on se fait du sommeil. En Allemagne par exemple, les patients auront tendance à aller voir très rapidement un spécialiste — 20 % iront voir un spécialiste du sommeil et 17 % un psychiatre. En France, c’est tout l’inverse et les chiffres sont alarmants, car la quasi-totalité des personnes identifiant un potentiel problème d’endormissement n’ira pas se renseigner auprès de spécialistes. »
Alors que pour sortir de ce cercle vicieux, des traitements existent, et la thérapie comportementale et cognitive de l’insomnie (TCCI) est privilégiée. « Le sommeil est quelque chose de très comportemental. Il y a des conditionnements, en plus des rythmes circadiens, qui poussent à l’endormissement. Le lit, par exemple, devient un véritable champ de bataille dans l’insomnie, assure le professeur. Ensuite, il faut comprendre l’origine du trouble. S’il est induit par une dépression, il faudra d’abord traiter la dépression. Seulement, s’il n’est pas considéré à part entière, plutôt que comme un simple symptôme, le trouble peut s’instaurer même une fois la dépression surpassée. » Un exemple fort peut être celui de l’impact des nuits perturbées dues aux situations de post-grossesse. Malgré ne jamais avoir ressenti de difficulté à dormir, beaucoup de femmes témoignent, après leur grossesse, que les habitudes liées au sommeil finissent chamboulées. Dans ces situations, les parents sont toujours sur le qui-vive, ce qui implique clairement un état d’hypervigilance. Un certain nombre de femmes gardent, à la suite de cette période, des troubles d’insomnie.
Une confusion forte se fait toujours dans les traitements de l’insomnie, réduisant la TCCI à la simple hygiène du sommeil. « La TCCI est une thérapie multicomposante, ajoute-t-il. L’hygiène du sommeil est quelque chose de fondamental, mais il y a aussi une restructuration cognitive, pour retravailler sur les pensées dysfonctionnelles. Un travail sur le comportement doit aussi se faire, comme la restriction du temps passé au lit, ou le contrôle du stimulus. Ce traitement marche très bien, et permettra d’inhiber les structures d’éveil en cause dans l’insomnie.
Il est donc possible de se sortir de ce trouble qui handicape grandement la vie quotidienne du patient atteint. Pierre-Alexis Geoffroy insiste : « C’est une maladie à part entière, et pas seulement une maladie de la nuit, mais bien des 24 h ! Nous avons tendance à sous-estimer l’importance du sommeil lorsque nous dormons bien. » Une étude récente6 montre par ailleurs que les troubles du sommeil sont le principal facteur de risque des troubles psychiatriques.