« Il y a quelques années, nous nous sommes réunis en tant que chercheurs du Centre de recherche en gestion de l’École polytechnique (IP Paris) avec un groupe de polytechniciens travaillant dans le secteur de la santé, détaille Étienne Minvielle, directeur de recherche CNRS. L’un des objectifs était de réfléchir à une manière de faire dialoguer les innovations technologiques avec les besoins du système de soin. » Cette réunion a lancé une série de séminaires sur la prévention algorithmique. « Il y a deux ans, à titre personnel, je ne connaissais pas trop ce thème, admet-il. À vrai dire, je ne voyais pas trop ce qui pouvait en être dit. Alors que, après avoir animé ces séminaires, je me rends compte de l’importance de ce sujet pour améliorer la prévention. »
Car, si ce thème restait au début méconnu, même pour des professionnels du milieu, ces réflexions ont mis en avant que la prévention algorithmique touche presque tous les domaines de la médecine (oncologie, gériatrie, psychiatrie, neurologie, etc.).
De la théorie à la pratique, l’algorithme prévient la maladie
Des jumeaux numériques à la prévention des épidémies, en passant par le bien vieillir et la psychiatrie augmentée, ces séminaires montrent que la prévention algorithmique ne se limite pas à un domaine spécifique. Elle ouvre la voie à une transformation systémique de la médecine, reliant les innovations technologiques aux enjeux sociétaux. La prévention en santé peut aujourd’hui prendre deux formes, une prévention classique, qui s’adresse à un large groupe de population, et une prévention dite algorithmique, elle, plus personnalisée. « La prévention algorithmique diffère de la classique par le fait qu’elle est personnalisée et accompagnée d’un suivi dynamique, rappelle Étienne Minvielle. Ce qui implique une collecte de données conséquente sur des facteurs génétiques, mais aussi socio-économiques et comportementaux. »
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Ces données récoltées, couplées à une connaissance plus approfondie du développement de la maladie, donnent une possibilité de mieux prédire. « Par exemple, le programme Interception de Gustave Roussy part du constat que 40 % des formes sévères de cancer auraient pu être identifiées en amont par ces procédés algorithmiques, développe-t-il. Des tests sont ainsi menés pour identifier des polymorphismes génétiques, c’est-à-dire des combinaisons de mutations génétiques, chez des personnes identifiées à risque. Couplés à une analyse des facteurs de risque environnementaux, ils permettent de prédire le risque de survenue du cancer et de l’ “intercepter” avant même qu’il puisse se développer, grâce à un suivi personnalisé. »

40 % des cancers seraient donc évitables, et Fabrice Barlesi, directeur général de Gustave Roussy, en est bien conscient : « Une fois que nous savons cela, nous pouvons constater l’importance de la prévention. Mais aussi, nous devons nous demander pourquoi, aujourd’hui, celle-ci ne fonctionne pas – l’exemple du tabagisme en témoigne. D’ailleurs, nos programmes de dépistage, c’est-à-dire de détection précoce de la maladie, ont également du mal. Pour y remédier, il faudra réussir à identifier les personnes aux risques les plus élevés dans l’optique d’intercepter cette maladie. »
Un schéma similaire se retrouve dans la prévention établie par le programme ICOPE dans sa quête du bien vieillir, dans la prévention du déclin cognitif (comme avec la maladie d’Alzheimer), et dans d’autres conditions (cardiologie, santé mentale, bien-être).
La science derrière l’algorithme
Cependant, les exemples d’application de ce type de prévention mettent en lumière sa dépendance à nos avancées aussi bien scientifiques que technologiques et organisationnelles. « Aujourd’hui, nous voyons bien que l’innovation est un levier majeur pour concourir à une politique de prévention efficace, conçoit Lise Alter, ex-directrice générale de l’Agence de l’innovation en santé. Et, entre le vieillissement de la population impliquant une augmentation de la prévalence des maladies chroniques, les enjeux climatiques aussi divers que variés, mais aussi ce facteur limitant que constituent les ressources humaines dans le domaine du soin, nous allons devoir faire face à des défis majeurs pour lesquels notre système de santé doit nécessairement se transformer. »
Et ce sont ces défis majeurs qui rendent les promesses d’une prévention algorithmique aussi attirante. « Qui dit “transformations”, poursuit-elle, dit “modifications” dans nos modèles à la fois de financement, qui sont surtout basés sur le curatif, et non le préventif. D’évaluation et aussi de démonstration de la valeur – demandant une application à une échelle populationnelle suffisante pour avoir une puissance de démonstration. » Surtout que la démonstration d’efficacité ne doit pas s’arrêter à l’aspect clinique, mais doit aussi porter sur l’impact d’un tel changement sur l’organisation des soins, ou sur la qualité de vie du personnel de soin. « Ce sont donc des considérations beaucoup plus larges que le simple impact clinique sur le patient, même si cela reste un point fondamental. »
De son côté, Nicolas Revel, directeur général de l’AP-HP, Assistance Publique – Hôpitaux de Paris, est clair : « Ma conviction est que nous allons devoir passer de ce qui est une belle idée, la prévention, à une réalité. Cela nécessitera de lever quelques blocages, tant économiques que financiers. Et, effectivement, à une époque où nous cherchons à réduire les dépenses, l’innovation sera clef pour convaincre les décideurs à investir et réussir son implantation. » Un des axes d’attaque pourrait aussi être la démonstration d’efficacité, autant pour la prévention primaire que secondaire et tertiaire. « Bien que la prévention primaire demande un investissement sur le long terme, elle crée des bénéfices qui se répercutent sur la prévention secondaire et tertiaire. Ainsi, nous serions capables d’amener un système de soin au plus proche du malade. »
Ce n’est donc pas une transformation qui pourra se faire du jour au lendemain, et, comme le rappelle justement Lise Alter : « Avant de pouvoir amorcer quelconques changements, il faut des preuves suffisantes pour apporter ces éléments d’objectivation. »