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Dynamiques biologiques et sociales : les cercles vicieux de l’obésité

Karine Clément
Karine Clément
médecin, chercheuse et professeure de nutrition à Sorbonne Université
Jean pierre Poulain
Jean-Pierre Poulain
professeur de sociologie à l'Université de Toulouse Jean Jaurès
En bref
  • D'un point de vue biologique, il existe des facteurs génétiques de l'obésité, notamment des formes polygéniques impliquant plusieurs gènes à la fois, appelées « obésité commune », qui peuvent influencer la susceptibilité des individus à prendre du poids.
  • La sociologie prend en compte les différentes dynamiques et trajectoires sociales associées à l'obésité - la prévalence de l'obésité chez les personnes en situation de précarité est de 8%, alors qu'elle est de 14% chez les personnes dont la vie se détériore.
  • Du biologique au sociologique, l'obésité devient une situation pathologique médicale et sociale qui s'auto-perpétue.
  • D'une part, la génétique, les processus de rétroaction et l'environnement obésogène rendent la personne obèse, et d'autre part,  les trajectoires de développement, la double chaîne causale de la précarité/stigmatisation et la pression des systèmes de valeurs poussant à adopter des solutions qui aggravent le problème, rendant la personne obèse prisonnière de sa situation.
  • La lutte contre l'obésité se fait donc sur deux fronts : biologique et sociologique.

L’excès pondéral – sur­poids, obésité glob­ale, obésité abdom­i­nale – con­cerne près de la moitié de la pop­u­la­tion française tan­dis qu’au niveau mon­di­al, les chiffres de l’obésité ont triplé au cours des dernières quar­ante années1. En France, la lutte con­tre l’obésité a été amor­cée il y a plus de deux décen­nies, avec le pre­mier Plan nation­al nutri­tion san­té (PNNS), dont le qua­trième volet a vu le jour en 2019. Cette lutte au niveau nation­al se jus­ti­fie : l’obésité n’a rien d’une mal­adie ordi­naire. On pour­rait croire que cette aug­men­ta­tion de l’obésité soit unique­ment le résul­tat des régimes ali­men­taires mod­ernes et une vie séden­taire. Mais dans les faits, la sci­ence nous mon­tre aujourd’hui qu’elle implique davan­tage de fac­teurs biologiques et soci­ologiques que ce que l’on pen­sait auparavant. 

Facteurs génétiques et sociaux 

De la biolo­gie à la soci­olo­gie, les chercheurs tra­vail­lant sur la ques­tion sont assez unanimes : il n’y a pas une, mais des obésités. Côté biolo­gie, le chemin a été long avant de pou­voir l’attester, « ini­tiale­ment, les mod­èles d’épidémiologies géné­tiques, c’est-à-dire sans criblage du génome, nous sug­géraient que 40 à 70 % de la vari­a­tion de la cor­pu­lence à l’échelle d’une pop­u­la­tion pou­vait être attribuable à des fac­teurs géné­tiques », rap­pelle Karine Clé­ment, pro­fesseur et prati­ci­enne hos­pi­tal­ière à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière et direc­trice du lab­o­ra­toire Inserm Nutri­Omique. « Avec la décou­verte des obésités monogéniques [à base d’un seul gène, NDLR], la recherche a mis en évi­dence que cer­taines formes d’obésité sont causées par des muta­tions géné­tiques qui altèrent cer­tains mécan­ismes phys­i­ologiques. » 

Cepen­dant, ces formes monogéniques sont rares. Elles ne représen­tent qu’un faible nom­bre de cas en com­para­i­son avec l’augmentation crois­sante de l’obésité. Au con­traire, les formes polygéniques met­tent en évi­dence l’extraordinaire com­plex­ité de l’obésité avec des vari­ants géné­tiques asso­ciés présents dans la total­ité du corps humain2. Appelée la « com­mon obe­si­ty », cette dernière serait plutôt due à des degrés de sus­cep­ti­bil­ité qui s’ex­pri­ment à tra­vers des cen­taines de vari­ants de gènes et une com­posante envi­ron­nemen­tale très importante.

Les formes monogéniques sont rares : elles ne représen­tent qu’un faible nom­bre de cas en com­para­i­son avec l’augmentation crois­sante de l’obésité.

« Ces formes polygéniques ne sont pas unique­ment le fait de l’obésité », détaille la spé­cial­iste. Ce sont des formes dans lesquelles l’environnement joue un rôle prépondérant. » Autrement dit, il y a bien des per­son­nes dans la pop­u­la­tion qui sont plus sus­cep­ti­bles que d’autres – géné­tique­ment – d’être en sur­poids face aux mêmes com­porte­ments et régimes ali­men­taires3. À cela s’ajoutent aus­si des fac­teurs cog­ni­tifs, comme la restric­tion cog­ni­tive [l’attitude des sujets qui lim­i­tent délibéré­ment leur con­som­ma­tion ali­men­taire dans le but de per­dre du poids ou pour éviter d’en pren­dre, NDLR] ou la capac­ité d’évaluer, en fonc­tion de ses besoins, les por­tions alimentaires. 

De son côté, la soci­olo­gie con­sid­ère le même axiome que les sci­ences naturelles, à savoir que l’obésité résulte, en final­ité, d’apports énergé­tiques supérieurs aux dépens­es. Mais elle dis­tingue aus­si dif­férents types d’obésité selon les fac­teurs soci­aux qui sont asso­ciés à son développe­ment. Jean-Pierre Poulain, pro­fesseur de soci­olo­gie à l’Université de Toulouse, spé­cial­iste des ques­tions rel­a­tives aux dimen­sions sociales et cul­turelles de l’alimentation humaine et auteur de l’ouvrage Soci­olo­gie de l’obésité, dis­tingue trois grands types d’obésité, « la pré­cari­sa­tion, la migra­tion et la sur­pres­sion des idéaux esthé­tiques. » 

Ces dis­tinc­tions per­me­t­tent de com­pren­dre les dynamiques et les tra­jec­toires sociales dif­férentes asso­ciées à l’obésité. « On entend sou­vent dire que l’obésité est sur­représen­tée chez les class­es sociales pop­u­laires », affirme Jean-Pierre Poulain. « Faire ce tra­vail de dis­tinc­tion est essen­tiel si l’on veut espér­er des mod­èles de préven­tion effi­caces. » Pour illus­tr­er ce point, on peut rap­pel­er l’enquête Nutri­alis qui met en évi­dence ces dif­férences qual­i­ta­tives de pré­car­ité avec des don­nées quan­ti­ta­tives. La pré­va­lence de l’obésité chez les per­son­nes en sit­u­a­tion de pré­car­ité est de 8 % tan­dis qu’elle est de 14 % chez les per­son­nes dont la vie est en train de se dégrader.

Le cercle vicieux 

Selon les deux dis­ci­plines, l’obésité est entretenue par des boucles rétroac­tives. En biolo­gie, c’est l’accumulation du tis­su adipeux qui va entretenir l’obésité. « Lorsque l’on atteint un cer­tain niveau d’obésité, la mobil­i­sa­tion des graiss­es devient dif­fi­cile. Dans une sit­u­a­tion où on doit nor­male­ment métabolis­er des lipi­des (avec, par exem­ple, l’activité physique), les sys­tèmes hor­monaux et les voies biologiques qui per­me­t­tent au proces­sus de se dérouler cor­recte­ment sont altérés. Dès lors, insiste Karine Clé­ment, si l’accumulation du tis­su adipeux entrave la perte de graisse, il est facile de com­pren­dre le cer­cle vicieux qui s’installe et qui fait de l’obésité une mal­adie sys­témique extrême­ment dif­fi­cile à soign­er. »

En soci­olo­gie, il faut plutôt regarder du côté de la dou­ble chaîne de causal­ité médiée par la stig­ma­ti­sa­tion et les représen­ta­tions que nous avons col­lec­tive­ment d’une per­son­ne obèse. Si la pré­cari­sa­tion est asso­ciée à l’obésité, la sit­u­a­tion d’obésité va égale­ment agir sur cette pré­cari­sa­tion en for­mant une dou­ble chaîne de causal­ité. « Une per­son­ne obèse accède moins facile­ment à l’université, a un par­cours sco­laire plus dif­fi­cile, des dif­fi­cultés à obtenir des entre­tiens d’embauche, est dis­crim­inée au tra­vail, etc. », illus­tre Jean-Pierre Poulain. Par­mi les per­son­nes peu ou pas diplômées, 14,3 % sont obès­es et 33,5 % en sur­poids, con­tre à peine 5 % d’obèses et 19 % en sur­poids chez les per­son­nes diplômées4.

Du biologique au soci­ologique, l’obésité devient alors une sit­u­a­tion pathologique médi­cale et sociale qui s’auto-entretient. Et si la recherche médi­cale peut espér­er apporter quelques solu­tions, il sem­blerait qu’un enjeu impor­tant soit la stig­ma­ti­sa­tion des per­son­nes obès­es. « Collez une éti­quette sur quelqu’un, elle va devenir le statut prin­ci­pal de la per­son­ne con­cernée et toutes ses autres car­ac­téris­tiques s’effacent », explique Jean-Pierre Poulain. « Cette étape mar­que le cli­vage entre cette per­son­ne et les gens jugés ‘nor­maux’. On est dans une phase de dis­crim­i­na­tion qui n’est pas encore la stig­ma­ti­sa­tion – mais ça vient. »

« Soutenue par les théories du choix rationnel, une per­son­ne obèse sera perçue comme quelqu’un qui ne sait pas se con­trôler vis-à-vis de la nour­ri­t­ure. Par­tant de là, on peut alors se deman­der si elle sait se con­trôler dans d’autres pans de sa vie et si elle est digne de con­fi­ance en général, du sim­ple fait de son apparence », affirme Jean-Pierre Poulain. Autrement dit, on con­sid­ère les obès­es comme entière­ment respon­s­ables de leur sit­u­a­tion, alors que leur part de respon­s­abil­ité est bien plus mince que cela. » 

Karine Clé­ment abonde en ce sens. « Soutenir que les per­son­nes obès­es sont respon­s­ables de leur sit­u­a­tion et que moins manger est une ques­tion de choix est une vision com­plète­ment anachronique en sci­ences naturelles », dit-elle. Elles ont une marge de manœu­vre extrême­ment lim­itée en regard de leurs fac­teurs géné­tiques, phys­i­ologiques et cog­ni­tifs ain­si que l’environnement dans lequel elles évolu­ent. » 

En con­séquence, la biolo­gie et la soci­olo­gie s’accordent sur le fait que les per­son­nes obès­es ne peu­vent être tenues pour seules respon­s­ables de leur sit­u­a­tion. D’un côté, la géné­tique, les proces­sus de rétroac­tion et l’environnement obé­sogène ren­dent la per­son­ne obèse et de l’autre, les tra­jec­toires développe­men­tales, la dou­ble chaîne de causal­ité précarisation/stigmatisation et la pres­sion des sys­tèmes de valeurs pous­sant à adopter des solu­tions qui aggravent le prob­lème ren­dent la per­son­ne obèse pris­on­nière de sa situation.

Vers un nouveau paradigme

Les luttes con­tre l’obésité se posi­tion­nent donc sur deux fronts. D’un côté, les sci­ences médi­cales et l’ère des médica­ments block­busters ont rêvé de la molécule qui ferait de l’obésité un mau­vais sou­venir. Karine Clé­ment et Jean-Pierre Poulain por­tent tous deux un regard cri­tique sur ce moment de l’histoire de la lutte con­tre l’obésité. La pro­fesseure d’université et prati­ci­enne hos­pi­tal­ière se rap­pelle d’un « coup dur pour le domaine » tan­dis que le pro­fesseur de soci­olo­gie pointe du doigt l’amplification du prob­lème par l’industrie phar­ma­ceu­tique qui pen­sait avoir la solu­tion par­faite. Les échecs cuisants de ces médica­ments ayant une vision réduc­trice de cette mal­adie ont mis en évi­dence la néces­sité d’une approche plus indi­vid­u­al­isée de l’obésité. C’est ce que la recherche pour­suit désormais. 

« Quoi qu’on fasse dans le domaine de la prise en charge de l’obésité, des règles hygiéno-diété­tiques en pas­sant par la phar­ma­colo­gie et en allant jusqu’à la chirurgie, il y a des vari­abil­ités con­sid­érables con­cer­nant la réponse à ces traite­ments et l’enjeu de la recherche est de décel­er ces vari­ables pour amélior­er la prise en charge de l’obésité », explique Karine Clément.

Enfin, les mes­sages de préven­tion et de san­té publique se sont con­cen­trés sur le com­porte­ment des indi­vidus, en les con­sid­érant sou­vent comme l’homo eco­nom­i­cus de la théorie des choix rationnels et ce dans la plu­part des pays du monde5. L’efficacité de ces méth­odes laisse claire­ment à désir­er et pointe la néces­sité pour la san­té publique de délaiss­er une pro­mo­tion dés­in­car­née de ce qu’il faudrait faire et de s’attaquer préféren­tielle­ment aux caus­es sociales des obésités, à savoir la pré­cari­sa­tion et les sys­tèmes de valeur asso­ciés à la minceur qui sont des déter­mi­nants majeurs de la façon dont nous bougeons et nous ali­men­tons. L’objectif est d’améliorer les con­di­tions matérielles des indi­vidus tout en décrédi­bil­isant le dis­cours faisant de la minceur un gage de san­té. Tout reste à faire. 

Julien Hernandez 
1https://​www​.who​.int/​n​e​w​s​-​r​o​o​m​/​f​a​c​t​-​s​h​e​e​t​s​/​d​e​t​a​i​l​/​o​b​e​s​i​t​y​-​a​n​d​-​o​v​e​r​w​eight
2Elks, C. E., Den Hoed, M., Zhao, J. H., Sharp, S. J., Ware­ham, N. J., Loos, R. J., & Ong, K. K. (2012). Vari­abil­i­ty in the her­i­tabil­i­ty of body mass index: a sys­tem­at­ic review and meta-regres­sion. Fron­tiers in endocrinol­o­gy3, 29.
3Loos, R. J., & Yeo, G. S. (2022). The genet­ics of obe­si­ty: from dis­cov­ery to biol­o­gy. Nature Reviews Genet­ics23(2), 120–133.
4Poulain, J. P. (2009). Soci­olo­gie de l’obésité. Lec­tures, Les livres. Chapitre 4
5https://​aca​d​e​m​ic​.oup​.com/​n​u​t​r​i​t​i​o​n​r​e​v​i​e​w​s​/​a​r​t​i​c​l​e​/​6​7​/​s​u​p​p​l​_​1​/​S​8​3​/​1​8​73829

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