Dynamiques biologiques et sociales : les cercles vicieux de l’obésité
- D'un point de vue biologique, il existe des facteurs génétiques de l'obésité, notamment des formes polygéniques impliquant plusieurs gènes à la fois, appelées « obésité commune », qui peuvent influencer la susceptibilité des individus à prendre du poids.
- La sociologie prend en compte les différentes dynamiques et trajectoires sociales associées à l'obésité - la prévalence de l'obésité chez les personnes en situation de précarité est de 8%, alors qu'elle est de 14% chez les personnes dont la vie se détériore.
- Du biologique au sociologique, l'obésité devient une situation pathologique médicale et sociale qui s'auto-perpétue.
- D'une part, la génétique, les processus de rétroaction et l'environnement obésogène rendent la personne obèse, et d'autre part, les trajectoires de développement, la double chaîne causale de la précarité/stigmatisation et la pression des systèmes de valeurs poussant à adopter des solutions qui aggravent le problème, rendant la personne obèse prisonnière de sa situation.
- La lutte contre l'obésité se fait donc sur deux fronts : biologique et sociologique.
L’excès pondéral – surpoids, obésité globale, obésité abdominale – concerne près de la moitié de la population française tandis qu’au niveau mondial, les chiffres de l’obésité ont triplé au cours des dernières quarante années1. En France, la lutte contre l’obésité a été amorcée il y a plus de deux décennies, avec le premier Plan national nutrition santé (PNNS), dont le quatrième volet a vu le jour en 2019. Cette lutte au niveau national se justifie : l’obésité n’a rien d’une maladie ordinaire. On pourrait croire que cette augmentation de l’obésité soit uniquement le résultat des régimes alimentaires modernes et une vie sédentaire. Mais dans les faits, la science nous montre aujourd’hui qu’elle implique davantage de facteurs biologiques et sociologiques que ce que l’on pensait auparavant.
Facteurs génétiques et sociaux
De la biologie à la sociologie, les chercheurs travaillant sur la question sont assez unanimes : il n’y a pas une, mais des obésités. Côté biologie, le chemin a été long avant de pouvoir l’attester, « initialement, les modèles d’épidémiologies génétiques, c’est-à-dire sans criblage du génome, nous suggéraient que 40 à 70 % de la variation de la corpulence à l’échelle d’une population pouvait être attribuable à des facteurs génétiques », rappelle Karine Clément, professeur et praticienne hospitalière à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière et directrice du laboratoire Inserm NutriOmique. « Avec la découverte des obésités monogéniques [à base d’un seul gène, NDLR], la recherche a mis en évidence que certaines formes d’obésité sont causées par des mutations génétiques qui altèrent certains mécanismes physiologiques. »
Cependant, ces formes monogéniques sont rares. Elles ne représentent qu’un faible nombre de cas en comparaison avec l’augmentation croissante de l’obésité. Au contraire, les formes polygéniques mettent en évidence l’extraordinaire complexité de l’obésité avec des variants génétiques associés présents dans la totalité du corps humain2. Appelée la « common obesity », cette dernière serait plutôt due à des degrés de susceptibilité qui s’expriment à travers des centaines de variants de gènes et une composante environnementale très importante.
Les formes monogéniques sont rares : elles ne représentent qu’un faible nombre de cas en comparaison avec l’augmentation croissante de l’obésité.
« Ces formes polygéniques ne sont pas uniquement le fait de l’obésité », détaille la spécialiste. Ce sont des formes dans lesquelles l’environnement joue un rôle prépondérant. » Autrement dit, il y a bien des personnes dans la population qui sont plus susceptibles que d’autres – génétiquement – d’être en surpoids face aux mêmes comportements et régimes alimentaires3. À cela s’ajoutent aussi des facteurs cognitifs, comme la restriction cognitive [l’attitude des sujets qui limitent délibérément leur consommation alimentaire dans le but de perdre du poids ou pour éviter d’en prendre, NDLR] ou la capacité d’évaluer, en fonction de ses besoins, les portions alimentaires.
De son côté, la sociologie considère le même axiome que les sciences naturelles, à savoir que l’obésité résulte, en finalité, d’apports énergétiques supérieurs aux dépenses. Mais elle distingue aussi différents types d’obésité selon les facteurs sociaux qui sont associés à son développement. Jean-Pierre Poulain, professeur de sociologie à l’Université de Toulouse, spécialiste des questions relatives aux dimensions sociales et culturelles de l’alimentation humaine et auteur de l’ouvrage Sociologie de l’obésité, distingue trois grands types d’obésité, « la précarisation, la migration et la surpression des idéaux esthétiques. »
Ces distinctions permettent de comprendre les dynamiques et les trajectoires sociales différentes associées à l’obésité. « On entend souvent dire que l’obésité est surreprésentée chez les classes sociales populaires », affirme Jean-Pierre Poulain. « Faire ce travail de distinction est essentiel si l’on veut espérer des modèles de prévention efficaces. » Pour illustrer ce point, on peut rappeler l’enquête Nutrialis qui met en évidence ces différences qualitatives de précarité avec des données quantitatives. La prévalence de l’obésité chez les personnes en situation de précarité est de 8 % tandis qu’elle est de 14 % chez les personnes dont la vie est en train de se dégrader.
Le cercle vicieux
Selon les deux disciplines, l’obésité est entretenue par des boucles rétroactives. En biologie, c’est l’accumulation du tissu adipeux qui va entretenir l’obésité. « Lorsque l’on atteint un certain niveau d’obésité, la mobilisation des graisses devient difficile. Dans une situation où on doit normalement métaboliser des lipides (avec, par exemple, l’activité physique), les systèmes hormonaux et les voies biologiques qui permettent au processus de se dérouler correctement sont altérés. Dès lors, insiste Karine Clément, si l’accumulation du tissu adipeux entrave la perte de graisse, il est facile de comprendre le cercle vicieux qui s’installe et qui fait de l’obésité une maladie systémique extrêmement difficile à soigner. »
En sociologie, il faut plutôt regarder du côté de la double chaîne de causalité médiée par la stigmatisation et les représentations que nous avons collectivement d’une personne obèse. Si la précarisation est associée à l’obésité, la situation d’obésité va également agir sur cette précarisation en formant une double chaîne de causalité. « Une personne obèse accède moins facilement à l’université, a un parcours scolaire plus difficile, des difficultés à obtenir des entretiens d’embauche, est discriminée au travail, etc. », illustre Jean-Pierre Poulain. Parmi les personnes peu ou pas diplômées, 14,3 % sont obèses et 33,5 % en surpoids, contre à peine 5 % d’obèses et 19 % en surpoids chez les personnes diplômées4.
Du biologique au sociologique, l’obésité devient alors une situation pathologique médicale et sociale qui s’auto-entretient. Et si la recherche médicale peut espérer apporter quelques solutions, il semblerait qu’un enjeu important soit la stigmatisation des personnes obèses. « Collez une étiquette sur quelqu’un, elle va devenir le statut principal de la personne concernée et toutes ses autres caractéristiques s’effacent », explique Jean-Pierre Poulain. « Cette étape marque le clivage entre cette personne et les gens jugés ‘normaux’. On est dans une phase de discrimination qui n’est pas encore la stigmatisation – mais ça vient. »
« Soutenue par les théories du choix rationnel, une personne obèse sera perçue comme quelqu’un qui ne sait pas se contrôler vis-à-vis de la nourriture. Partant de là, on peut alors se demander si elle sait se contrôler dans d’autres pans de sa vie et si elle est digne de confiance en général, du simple fait de son apparence », affirme Jean-Pierre Poulain. Autrement dit, on considère les obèses comme entièrement responsables de leur situation, alors que leur part de responsabilité est bien plus mince que cela. »
Karine Clément abonde en ce sens. « Soutenir que les personnes obèses sont responsables de leur situation et que moins manger est une question de choix est une vision complètement anachronique en sciences naturelles », dit-elle. Elles ont une marge de manœuvre extrêmement limitée en regard de leurs facteurs génétiques, physiologiques et cognitifs ainsi que l’environnement dans lequel elles évoluent. »
En conséquence, la biologie et la sociologie s’accordent sur le fait que les personnes obèses ne peuvent être tenues pour seules responsables de leur situation. D’un côté, la génétique, les processus de rétroaction et l’environnement obésogène rendent la personne obèse et de l’autre, les trajectoires développementales, la double chaîne de causalité précarisation/stigmatisation et la pression des systèmes de valeurs poussant à adopter des solutions qui aggravent le problème rendent la personne obèse prisonnière de sa situation.
Vers un nouveau paradigme
Les luttes contre l’obésité se positionnent donc sur deux fronts. D’un côté, les sciences médicales et l’ère des médicaments blockbusters ont rêvé de la molécule qui ferait de l’obésité un mauvais souvenir. Karine Clément et Jean-Pierre Poulain portent tous deux un regard critique sur ce moment de l’histoire de la lutte contre l’obésité. La professeure d’université et praticienne hospitalière se rappelle d’un « coup dur pour le domaine » tandis que le professeur de sociologie pointe du doigt l’amplification du problème par l’industrie pharmaceutique qui pensait avoir la solution parfaite. Les échecs cuisants de ces médicaments ayant une vision réductrice de cette maladie ont mis en évidence la nécessité d’une approche plus individualisée de l’obésité. C’est ce que la recherche poursuit désormais.
« Quoi qu’on fasse dans le domaine de la prise en charge de l’obésité, des règles hygiéno-diététiques en passant par la pharmacologie et en allant jusqu’à la chirurgie, il y a des variabilités considérables concernant la réponse à ces traitements et l’enjeu de la recherche est de déceler ces variables pour améliorer la prise en charge de l’obésité », explique Karine Clément.
Enfin, les messages de prévention et de santé publique se sont concentrés sur le comportement des individus, en les considérant souvent comme l’homo economicus de la théorie des choix rationnels et ce dans la plupart des pays du monde5. L’efficacité de ces méthodes laisse clairement à désirer et pointe la nécessité pour la santé publique de délaisser une promotion désincarnée de ce qu’il faudrait faire et de s’attaquer préférentiellement aux causes sociales des obésités, à savoir la précarisation et les systèmes de valeur associés à la minceur qui sont des déterminants majeurs de la façon dont nous bougeons et nous alimentons. L’objectif est d’améliorer les conditions matérielles des individus tout en décrédibilisant le discours faisant de la minceur un gage de santé. Tout reste à faire.