Le constat est sans appel : il faut réduire drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre. Avec les technologies actuelles, cela signifie abandonner les énergies fossiles pour espérer limiter l’ampleur du changement climatique. Cette transition énergétique, au profit de sources d’énergie décarbonées (éolien, photovoltaïque, hydraulique, nucléaire, géothermie, biogaz, etc.) ne sera pas aisée. Pour l’humanité, ce sera une première, comme l’a démontré l’historien Jean-Baptiste Fressoz1. Jusqu’à présent, plutôt que de substituer les uns aux autres, les systèmes énergétiques se sont additionnés.
Aujourd’hui encore, pour aller de leurs sites de production à leurs sites d’installation, les composants d’une centrale nucléaire ou des panneaux photovoltaïques sillonnent la planète sur des bateaux porte-conteneurs alimentés par des carburants fossiles. Les énergies renouvelables se développent en synergie avec les énergies fossiles. Prenons l’exemple du cuivre, élément crucial aux réseaux électriques et donc à la transition énergétique. Avec environ 5,5 millions de tonnes extraites chaque année, le Chili en est le principal producteur. Pour combler ainsi près de 25 % des besoins du marché mondial, les mines chiliennes utilisent des milliers de tonnes de pétrole raffiné, indispensable aux bulldozers, mais aussi de l’électricité, produite à 40 % à partir de charbon2. Celui-ci est importé par bateaux depuis la Colombie, l’Australie et les États-Unis, via une chaîne d’approvisionnement qui repose, elle aussi, sur du pétrole et du gaz.
La consommation globale d’énergie primaire, c’est-à-dire la somme des produits énergétiques non transformés, ne cesse de croître. Et la synergie va dans les deux sens : de plus en plus de sites d’extraction d’énergies fossiles fonctionnent avec des énergies renouvelables, comme l’illustre les éoliennes destinées à alimenter les mines de charbon de Mpumalanga en Afrique du Sud, ou les panneaux photovoltaïques déployés autour des puits de pétrole du Texas.
Un goulot d’étranglement
La transition que nous devons accomplir devra être absolue, et non relative comme celles du passé. Et, difficulté supplémentaire, pour compenser l’immense densité énergétique des fossiles, un grand nombre d’infrastructures basées sur les renouvelables devront être opérationnelles rapidement.
Concrètement, pour obtenir une économie mondiale neutre en carbone en 2050, c’est-à-dire réaliser une transition capable de maintenir la dérive climatique à 1,5 °C, l’Agence internationale de l’énergie (AIE)3 donne un rôle central à l’hydrogène. Les propriétés de ce vecteur énergétique le rendent particulièrement intéressant pour décarboner les processus industriels (production d’acier et d’engrais notamment) ou les transports aériens et maritimes. Aujourd’hui, on produit environ 115 millions de tonnes d’hydrogène par an dans le monde, majoritairement via des processus industriels qui reposent sur du gaz et du charbon. Ces techniques émettent donc des gaz à effet de serre. L’AIE estime qu’en 2050, il faudra 500 millions de tonnes d’hydrogène par an, d’origine décarbonée cette fois.
Comment réaliser ce saut quantitatif ? L’hydrogène blanc, d’origine naturelle et dont on vient de découvrir un important gisement en Lorraine, ne semble pas pouvoir être exploité à cette échelle dans les délais imposés par la transition. Bien que plus avancé sur le plan industriel, il en est de même pour l’hydrogène bleu, qui repose sur la combustion d’énergies fossiles cumulée à la capture et la séquestration du carbone. Il faudrait donc plutôt compter sur un hydrogène dit vert, produit par électrolyse de l’eau grâce à de l’électricité décarbonée. Mais les besoins en électricité seraient alors gigantesques. Produire 500 millions de tonnes d’hydrogène décarboné par an impliquerait de construire, dans le monde, quelque 4 000 nouveaux réacteurs nucléaires en plus des 437 actuels. Si les choix politiques amènent à préférer l’éolien, ce seront 6,2 millions d’éoliennes à installer d’ici 2050, alors que le parc mondial en compte actuellement quelque 500 000.
Aurons-nous les ressources industrielles et matérielles pour ces développements ? Des recherches récentes montrent que, dans un scénario de transition rapide, la construction du système énergétique bas-carbone risque de produire un goulot d’étranglement sur l’énergie disponible. Pendant quelques décennies, le système énergétique bas-carbone cannibaliserait une quantité si grande d’énergie qu’il contraindrait les autres systèmes productifs, laissant beaucoup moins d’énergie disponible pour le transport aérien, la production d’acier ou de ciment à d’autres fins4.
Vers une économie de guerre ?
Une transition énergétique rapide, compatible avec les engagements nationaux, risque donc d’imposer des contraintes extrêmement fortes sur nos sociétés, qu’il faut anticiper. Selon certains modèles, on doit s’attendre à une redirection massive de l’appareil productif, comparable à celle connue par les États-Unis lors de leur entrée dans la Seconde Guerre mondiale5. Les besoins en matière et en énergie pour la production d’éoliennes, de panneaux photovoltaïques et d’électrolyseurs seraient tels, qu’ils pourraient induire une pénurie de biens quotidiens. Cela pourrait même contraindre la consommation des ménages. Dans ce contexte, le chômage devrait baisser, car les besoins en main‑d’œuvre seraient importants. Mais la conjugaison de l’effort industriel, de la tension sur le marché du travail et, donc, d’une hausse des salaires, entraînerait une forte inflation, autour de 10 % par an, et ce pendant plusieurs décennies.
Tout n’est pas encore joué. Beaucoup de décisions politiques peuvent influencer ce scénario « d’économie de guerre ». D’ailleurs, à peine en vogue, ce terme est déjà remis en question. Notamment parce qu’historiquement une économie de guerre est temporaire ; c’est un effort demandé aux citoyens en vue d’un retour à la normale6. Or, si la bifurcation écologique est menée à bien, il est hors de question de revenir au monde d’avant, avec ses gaspillages et ses inégalités abyssales.
Dans ce nouveau monde, ni les progrès techniques indispensables à la soutenabilité de la transition, ni les différentes options politiques, ne permettront de s’affranchir des contraintes matérielles imposées par le monde physique. Sans les mirages créés par l’énergie facile des combustibles fossiles, notre relation à l’énergie redeviendra celle que l’humanité connaissait avant le XXe siècle. Est-ce catastrophique ? Non, il faut seulement accepter ce retour des contraintes pour s’y adapter le plus tôt possible. Le risque sinon, est de subir ce nouvel ordre énergétique.