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Group of refugees standing in a barren landscape, wearing backpacks. Harsh lighting casts long shadows, symbolizing displacement and crisis. A diverse and resilient community, united in their journey
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Migration : les effets du dérèglement climatique

Katrin Millock
Katrin Millock
directrice de recherche CNRS à Paris School of Economics et professeure chargée de cours à l’École polytechnique (IP Paris)
En bref
  • À l’été 2024, l’Indonésie déménage sa capitale de Jakarta à Nusantara pour des raisons climatiques : elle s’enfonce en raison de l’urbanisation et du pompage des eaux souterraines.
  • Le changement climatique a des effets directs et indirects sur la migration : destruction des biens, diminution de la productivité agricole, plus grande circulation des maladies…
  • Les flux migratoires sont aujourd’hui surtout constitués d’hommes en âge de travailler mais les évènements climatiques extrêmes entraîneront la migration de familles entières.
  • Il est difficile d’isoler l’impact du changement climatique des autres facteurs de migration car le changement climatique interagit avec les facteurs sociaux.
  • Certaines régions sont vulnérables : les petites îles du Pacifique sont les plus touchées par la hausse du niveau marin et L’Asie du Sud-Est est menacée par les inondations.

À l’été 2024, le prési­dent indonésien inau­gu­rait Nusan­tara, la nou­velle cap­i­tale du pays. L’État devient ain­si le pre­mier à démé­nag­er sa cap­i­tale pour, entre autres, des raisons cli­ma­tiques : l’ancienne cap­i­tale, Jakar­ta, s’enfonce1 en rai­son de l’urbanisation et du pom­page des eaux souter­raines, et les impacts – notam­ment les inon­da­tions – s’aggravent avec la mon­tée du niveau des mers. En France, l’expropriation puis la destruc­tion en 2023 du Sig­nal, une rési­dence à Soulac-sur-Mer men­acée par le recul du trait de côte, mar­que les esprits. Le cli­mat – et son évo­lu­tion – pousse les femmes et les hommes à se déplac­er sur la planète. En 2023, plus de 26 mil­lions de déplace­ments ont été recen­sés à l’intérieur des fron­tières en rai­son des cat­a­stro­phes naturelles, et notam­ment des inon­da­tions et des tem­pêtes, d’après le rap­port mon­di­al sur le déplace­ment interne de 2024.

Quels sont les facteurs de migration ? Le climat figure-t-il dans cette liste ?

Katrin Mil­lock. Les fac­teurs déter­mi­nant les migra­tions sont mul­ti­ples : économiques, soci­aux, poli­tiques, démo­graphiques, cul­turels. Les con­di­tions météorologiques peu­vent affecter cha­cun de ces fac­teurs. Par exem­ple, un oura­gan peut créer un choc pour les indi­vidus, et entraîn­er une baisse de revenus à l’origine d’une migration.

Pouvez-vous nous détailler comment le changement climatique modifie les phénomènes migratoires ?

Le change­ment cli­ma­tique a des effets directs et indi­rects sur la migra­tion. L’effet direct le plus évi­dent est la destruc­tion de biens lors de phénomènes météorologiques extrêmes, ce qui entraîne sou­vent des déplace­ments tem­po­raires. La diminu­tion de la pro­duc­tiv­ité agri­cole à la suite de sécher­esse con­stitue un autre effet direct : dans les pays où une grande par­tie de la pop­u­la­tion vit de l’agriculture, cela entraîne une diminu­tion des revenus et donc des migra­tions. Les effets directs du change­ment cli­ma­tique – comme une plus grande cir­cu­la­tion des mal­adies vec­to­rielles – peu­vent enfin ren­dre cer­taines régions inhabitables.

L’un des effets indi­rects doc­u­men­tés con­cerne l’impact sur l’économie. Il a été observé que ceux qui migrent ne sont pas tou­jours les per­son­nes directe­ment impactées. Par exem­ple, les prix d’une cul­ture affec­tée par la sécher­esse peu­vent aug­menter : cette hausse des prix peut pouss­er les con­som­ma­teurs à migrer.

Le changement climatique affecte-t-il uniquement le nombre de personnes déplacées, ou a‑t-il d’autres impacts sur les phénomènes migratoires ?

Le change­ment cli­ma­tique a dif­férents impacts sur les phénomènes migra­toires. Il n’existe pas de réponse unique, cela dépend beau­coup du con­texte local. Nous savons par exem­ple qu’à l’avenir, la com­po­si­tion des flux migra­toires va être affec­tée. Si aujourd’hui, nous obser­vons plutôt des déplace­ments d’hommes en âge de tra­vailler, les évène­ments cli­ma­tiques extrêmes vont entraîn­er une migra­tion de détresse, c’est-à-dire au cours de laque­lle des familles entières se dépla­cent. Nous obser­vons égale­ment dans beau­coup d’études que les évène­ments extrêmes sont plutôt asso­ciés à des déplace­ments tem­po­raires sur de cour­tes dis­tances, sou­vent à l’intérieur même du pays. À l’inverse, les phénomènes lents, comme la déser­ti­fi­ca­tion, créent plutôt des flux migra­toires per­ma­nents. En Inde2 et en Afrique3, dif­férentes études ont mis en évi­dence une urban­i­sa­tion induite par la hausse des tem­péra­tures, mais unique­ment pour les villes dis­posant d’un réseau de trans­port et d’opportunités d’emploi dans d’autres secteurs que le secteur agricole.

Mais comme le souligne le Groupe inter­gou­verne­men­tal d’experts sur l’évolution du cli­mat (GIEC) dans son dernier rap­port4, il reste aujourd’hui de nom­breuses incer­ti­tudes sur les retombées du change­ment cli­ma­tique sur les flux migratoires.

Pourquoi ?

Il est dif­fi­cile d’isoler l’impact du change­ment cli­ma­tique des autres fac­teurs de migra­tion. Le change­ment cli­ma­tique inter­ag­it avec les fac­teurs soci­aux : par exem­ple, des études mon­trent que les insti­tu­tions poli­tiques sont dépen­dantes à long terme de notre envi­ron­nement et du change­ment cli­ma­tique. Cepen­dant, elles influ­en­cent elles-mêmes les proces­sus migratoires.

Le deux­ième obsta­cle est méthodologique. Pour pou­voir isol­er l’impact du change­ment cli­ma­tique, il faut s’assurer que les autres fac­teurs restent con­stants. Or, le change­ment cli­ma­tique est un proces­sus à long terme, au cours duquel les autres fac­teurs évolu­ent aus­si. Pour pal­li­er cette dif­fi­culté, la plu­part des études s’intéressent aux évène­ments météorologiques extrêmes, des proces­sus qua­si instan­ta­nés. Mais ces études ne per­me­t­tent donc pas d’é­val­uer com­plète­ment les effets du change­ment climatique.

À cela s’ajoutent des prob­lèmes de don­nées : en cli­ma­tolo­gie, on con­sid­ère que l’impact du change­ment cli­ma­tique est vis­i­ble sur une péri­ode d’au min­i­mum 30 ans, et sou­vent plus. Or, les don­nées socio-économiques cou­vrent sou­vent des péri­odes plus cour­tes. Nous ne dis­posons même pas de don­nées de référence antérieures au change­ment cli­ma­tique : les plus anci­ennes don­nées com­plètes sur la migra­tion inter­na­tionale remon­tent à 1960 !

A‑t-on une idée des retombées futures du changement climatique sur les flux migratoires ?

À ma con­nais­sance, seules deux études four­nissent des résul­tats robustes. Dans Sci­ence, deux auteurs s’appuient sur les deman­des d’asile en Union européenne pour éval­uer les retombées de la hausse des tem­péra­tures dans les pays du Sud5. Ils obser­vent qu’entre 2000 et 2014, les deman­des d’asile aug­mentent lorsque les tem­péra­tures s’éloignent d’un opti­mum d’environ 20 °C – la tem­péra­ture opti­male pour l’agriculture. Ils esti­ment ain­si que les deman­des pour­raient aug­menter de 28 % (soit env­i­ron 100 000 deman­des sup­plé­men­taires par an) d’ici 2100 pour un scé­nario d’émissions de gaz à effet de serre moyen (RCP 4.5). En 2022, dans le Jour­nal of the Euro­pean Eco­nom­ic Asso­ci­a­tion6, une autre équipe estime à 45, 62 ou 97 mil­lion (selon les scé­nar­ios futurs d’émissions de gaz à effet de serre) le nom­bre de migrants cli­ma­tiques sup­plé­men­taires (en âge de tra­vailler) d’ici la fin du siè­cle. Même si les pro­jec­tions sont chiffrées, il faut con­sid­ér­er ces résul­tats comme des ordres de grandeur au regard des incertitudes.

Certaines régions ou populations sont-elles plus vulnérables ?

Cela dépend beau­coup des man­i­fes­ta­tions du change­ment cli­ma­tique. Les petites îles du Paci­fique sont, par exem­ple, les plus touchées par la hausse du niveau marin. L’Asie du Sud-Est est majori­taire­ment men­acée par les inon­da­tions, tan­dis que les flux des pop­u­la­tions du pour­tour méditer­ranéen, d’Afrique de l’Ouest et d’Asie seront affec­tés par la sécher­esse et les tem­péra­tures extrêmes. Les migra­tions liées à la baisse de pro­duc­tiv­ité agri­cole vont plutôt touch­er l’Amérique du Sud, Cen­trale et cer­taines par­ties de l’Afrique. Enfin, le fac­teur démo­graphique est un déter­mi­nant impor­tant des flux migra­toires et il va être prépondérant à l’avenir en Afrique.

Nous savons égale­ment que ce sont les ménages les plus aisés qui ont les ressources pour migr­er. Les ménages les plus pau­vres sont piégés sur place, et les études mon­trent que le change­ment cli­ma­tique va entraîn­er une hausse des iné­gal­ités, de la pau­vreté et de la mor­tal­ité pour ceux qui n’ont pas la pos­si­bil­ité de par­tir. Il est cru­cial que les organ­ismes inter­na­tionaux pren­nent en con­sid­éra­tion ces pop­u­la­tions immobiles.

Propos recueillis par Anaïs Marechal

Pour aller plus loin :

  • Benon­nier, T., K. Mil­lock and V. Taraz. « Long-term Migra­tion Trends and Ris­ing Tem­per­a­tures: The Role of Irri­ga­tion », Jour­nal of Envi­ron­men­tal Eco­nom­ics and Pol­i­cy 11(3), 307–330, 2022.
  • Becer­ra-Val­bue­na, L. and K. Mil­lock. « Gen­dered Migra­tion Respons­es to Drought in Malawi », Jour­nal of Demo­graph­ic Eco­nom­ics 87(3), 437–477, 2021.
  • Cat­ta­neo, C., M. Beine, C. Fröh­lich, D. Knive­ton, I. Mar­tinez-Zarzoso, M. Mas­tro­r­il­lo, K. Mil­lock, E. Piguet and B. Schraven. « Human Migra­tion in the Era of Cli­mate Change », Review of Envi­ron­men­tal Eco­nom­ics and Pol­i­cy 13(2), 189–206, 2019.

1https://​the​con​ver​sa​tion​.com/​n​u​s​a​n​t​a​r​a​-​l​a​-​n​o​u​v​e​l​l​e​-​c​a​p​i​t​a​l​e​-​i​n​d​o​n​e​s​i​e​n​n​e​-​e​n​-​q​u​e​s​t​i​o​n​s​-​2​34240
2Liu, M., Sham­dasani, Y., et Taraz, V. (2022). Cli­mate change and labor real­lo­ca­tion; Evi­dence from six decades of the Indi­an cen­sus. Amer­i­can Eco­nom­ic Jour­nal: Eco­nom­ic Pol­i­cy 15(2), 395–423.
3Hen­der­son, J. V., Storey­gard, A., et Deich­mann, U. (2017). Has cli­mate change dri­ven urban­iza­tion in Africa? Jour­nal of Devel­op­ment Economics,124(C): 60–82.
4https://www.ipcc.ch/report/ar6/wg2/chapter/chapter‑7/
5https://​www​.sci​ence​.org/​d​o​i​/​1​0​.​1​1​2​6​/​s​c​i​e​n​c​e​.​a​a​o0432
6https://​aca​d​e​m​ic​.oup​.com/​j​e​e​a​/​a​r​t​i​c​l​e​/​2​0​/​3​/​1​1​4​5​/​6​4​60489

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