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Lutter contre les fuites de méthane : la révolution satellite

Marielle Saunois
Marielle Saunois
enseignante-chercheuse à l'Université de Versailles Saint Quentin et membre du Laboratoire des Sciences du Climat et de l’Environnement
En bref
  • Certains pays du monde abritent des « super-émetteurs », c’est-à-dire des sites industriels rejetant d’importantes quantités de méthane.
  • Les données satellitaires permettent aujourd’hui de mesurer les fuites de méthane de manière indépendante, sans se baser sur les estimations des industriels.
  • En 2022, des scientifiques ont révélé d’importantes émissions de méthane grâce aux données de TROPOMI ; les 2/3 des événements sont liés à la production de pétrole et de gaz.
  • En 2018 une équipe a souligné que les émissions du secteur pétrolier et gazier aux États-Unis dépassaient de 60 % celles estimées par l’Agence de protection de l’environnement.
  • Cependant, l’efficacité des satellites peut être par exemple entravée par une résolution spatiale limitée ou des interférences atmosphériques.

Asie cen­trale, Moyen-Ori­ent, États-Unis : fin 2022, la presse révèle que ces régions abri­tent une cinquan­taine de sites indus­triels reje­tant d’importantes quan­tités de méthane – un gaz à effet de serre – dans l’atmosphère. Le grand pub­lic décou­vre alors les « super-émet­teurs » de méthane, des indus­triels des secteurs des éner­gies fos­siles, du traite­ment des déchets et de l’agriculture. Les émis­sions anthropiques de méthane sont prin­ci­pale­ment dues à l’élevage de rumi­nants, à la riz­icul­ture, à la décom­po­si­tion des déchets dans les décharges et à l’exploitation des éner­gies fos­siles. Les révéla­tions sont par­ti­c­ulière­ment frap­pantes pour l’industrie fos­sile : les super-émis­sions sont le résul­tat de fuites sur les instal­la­tions (puits ou pipelines) ou encore d’un tor­chage incom­plet – voire de l’absence de tor­chage – dans les instal­la­tions pétrolières, char­bon­nières ou gaz­ières, une pra­tique qui per­met pour­tant d’éviter le rejet du méthane dans l’atmosphère.

Cette décou­verte a été faite grâce aux don­nées de la mis­sion satel­lite EMIT de la NASA.  « Avant les don­nées satel­lite, nous nous doutions que des fuites impor­tantes de méthane avaient lieu, mais sans savoir où, quand et en quelle quan­tité, explique Marielle Saunois. Les satel­lites per­me­t­tent une mesure des fuites de méthane indépen­dante des esti­ma­tions des indus­triels. » Des mesures peu­vent en effet être effec­tuées à bord d’avions, de bal­lons-son­des ou encore de drones. « Ces mesures in-situ sont très locales et ponctuelles, com­mente Marielle Saunois. Or, il est impor­tant de pou­voir suiv­re l’évolution des con­cen­tra­tions de méthane, pour véri­fi­er si la fuite a été réparée par exem­ple. »

Source : IEA, Rap­port, Glob­al Methane Track­er 20241.

C’est au début des années 2000 que les pre­mières obser­va­tions par satel­lites de méthane sont réal­isées. À bord du satel­lite Envisat, l’instrument européen SCIAMACHY était un spec­tromètre dédié à la mesure de la chimie de l’atmosphère – un instru­ment d’observation qui déter­mine la com­po­si­tion chim­ique en décom­posant le spec­tre lumineux. En 2005, les pre­miers résul­tats issus de SCIAMACHY per­me­t­tent de car­ac­téris­er les sources naturelles et anthropiques de méthane2. À l’époque, l’instrument ne per­met pas d’identifier les super-émet­teurs en rai­son de sa faible réso­lu­tion spatiale.

Les généra­tions suiv­antes de satel­lites vont révo­lu­tion­ner les con­nais­sances à l’échelle plané­taire. La mis­sions japon­aise « GOSAT », européenne « IASI » mais surtout l’instrument européen « TROPOMI » embar­qué à bord du satel­lite européen Sen­tinel-5P depuis 2017, offrent des don­nées à des réso­lu­tions plus fines. Chaque jour, TROPOMI four­nit des mesures de la con­cen­tra­tion de méthane sur l’ensemble du globe à une réso­lu­tion de 5,5 x 7 km2. À cette avancée tech­nologique, s’ajoutent les développe­ments dans le traite­ment des don­nées, comme l’utilisation de réseaux neu­ronaux et de l’intelligence arti­fi­cielle3.

Des satellites révèlent des émissions massives de méthane, qui surpasse les estimations industrielles

En 2022 dans la revue Sci­ence, une équipe inter­na­tionale révèle d’abondantes émis­sions de méthane grâce aux don­nées de TROPOMI4. Plus de 1 800 anom­alies asso­ciées à des sites super-émet­teurs (reje­tant plus de 25 tonnes de méthane par heure) sont détec­tées sur la péri­ode 2019–2020 sur la planète. Les deux tiers des évène­ments sont liés à la pro­duc­tion de pét­role et gaz, et ont lieu majori­taire­ment en Russie, au Turk­ménistan, aux États-Unis, au Moyen-Ori­ent et en Algérie. 

Autre révéla­tion des images par satel­lites : les don­nées offi­cielles sous-esti­ment large­ment les rejets de méthane. En 2018, à par­tir de mesures au sol, une équipe soulig­nait déjà que son esti­ma­tion des émis­sions du secteur du pét­role et gaz aux États-Unis dépas­sait de 60 % celle de l’inventaire de l’Agence de pro­tec­tion de l’environnement5. En 2023, une autre équipe (Shen et al., 2023, sur la fig­ure ci-dessous) quan­ti­fie grâce aux don­nées des satel­lites les émis­sions nationales de méthane issues de l’exploitation des hydro­car­bu­res6. Résul­tat : les émis­sions totales sont 30 % plus impor­tantes que celles offi­cielle­ment rap­portées par les États dans le cadre de la Con­ven­tion-cadre des Nations unies pour le change­ment cli­ma­tique, prin­ci­pale­ment à cause de la sous-déc­la­ra­tion des qua­tre pays les plus émet­teurs (États-Unis, Russie, Venezuela et Turk­ménistan). Les rejets de méthane s’élèvent à 62 mil­lions de tonnes par an pour le secteur du pét­role et du gaz, et à 32 mil­lions de tonnes par an pour le secteur char­bon. Pour le cli­mat, cela représente l’équivalent de 20 ans d’émissions de CO2 issues de la com­bus­tion du gaz naturel, d’après les auteurs.

D’autres esti­ma­tions ont été réal­isées par dif­férentes insti­tu­tions : le con­sor­tium sci­en­tifique Glob­al Methane Bud­get et l’Agence inter­na­tionale de l’énergie (AIE). Toutes sont supérieures aux don­nées trans­mis­es par les États, et sont très large­ment supérieures à celles fournies par les indus­triels eux-mêmes. « Le méthane est le deux­ième plus impor­tant gaz à effet de serre émis par les activ­ités humaines : il est cru­cial de bien con­naître ses émis­sions pour pou­voir les réduire dans le but d’atténuer le change­ment cli­ma­tique », pointe Marielle Saunois. En octo­bre 2024, les con­cen­tra­tions moyennes de méthane dans l’atmosphère atteignent 1 943 par­ties par mil­lion, soit 2,6 fois plus qu’avant l’ère indus­trielle7. Les émis­sions anthropiques (liées aux activ­ités humaines) représen­tent env­i­ron les deux tiers des rejets de méthane, les sources naturelles étant majori­taire­ment les zones humides et les eaux douces con­ti­nen­tales8. Alors que l’AIE estime que la réduc­tion des émis­sions des indus­tries fos­siles est « l’une des options les plus prag­ma­tiques et économiques pour réduire les émis­sions de gaz à effet de serre », les satel­lites sont de pré­cieux alliés pour iden­ti­fi­er les leviers les plus efficaces.

Source : IEA, Rap­port, Glob­al Methane Track­er 20249.

Une multiplication des missions satellitaires dédiées à la surveillance du méthane à l’horizon ?

« Depuis quelques années, le nom­bre de mis­sions de satel­lites dédiées au méthane fleu­rit, à la fois pour des ques­tions sci­en­tifiques mais aus­si pour élargir l’offre de ser­vice aux indus­triels », analyse Marielle Saunois. De nom­breuses entre­pris­es privées lan­cent leurs pro­pres satel­lites pour accom­pa­g­n­er les indus­triels dans le repérage des fuites de méthane sur leurs sites. Les seuils de détec­tion des panach­es de méthane – c’est-à-dire la plus petite con­cen­tra­tion à par­tir de laque­lle le satel­lite peut les détecter – sont de plus en plus abais­sés : cela pour­rait ain­si servir les indus­triels des déchets, dont les émis­sions sont moins intens­es. Autre ini­tia­tive : à la COP27, un sys­tème d’alerte inter­na­tion­al, bap­tisé MARS, a été lancé par le Pro­gramme des Nations Unies pour l’Environnement. En com­pi­lant l’ensemble des don­nées satel­lites publiques, il détecte les fuites majeures et alerte les pays et l’industriel con­cernés. Durant les 9 pre­miers mois de sa mise en ser­vice, le sys­tème a détec­té 500 évènements.

Source : IEA, Rap­port, Glob­al Methane Track­er 202410.

Les satel­lites sont-ils donc le graal pour tra­quer nos émis­sions de méthane ? Dans un édi­to­r­i­al pub­lié dans Nature11, l’astrophysicienne Lor­na Fin­man dénonce un emballe­ment exagéré : « Leur effi­cac­ité est sou­vent entravée par une réso­lu­tion spa­tiale lim­itée, des inter­férences atmo­sphériques et le défi d’identifier pré­cisé­ment les sources d’émission spé­ci­fiques. » La sci­en­tifique appelle au développe­ment d’observations ter­restres et aéri­ennes pour amélior­er la pré­ci­sion de la sur­veil­lance du méthane. Marielle Saunois répond : « Il est bien sûr néces­saire d’accélérer nos efforts pour amélior­er nos esti­ma­tions des émis­sions de méthane secteur par secteur. Les don­nées satel­lites ne per­me­t­tent pas de tout détecter : il existe un délai de revis­ite, les mesures sont obstruées par les nuages, les rejets en mer sont plus dif­fi­ciles à détecter et les mesures satel­lites font face à cer­tains biais. Mais les fuites de méthane de l’industrie fos­sile ou des méga-décharges pour­raient être facile­ment évitées – con­traire­ment à celles de l’agriculture. Il est cru­cial d’inciter les indus­triels à amélior­er leurs infra­struc­tures, et les satel­lites aident à iden­ti­fi­er les sites respon­s­ables de ces gross­es fuites et à les suiv­re. »

Anaïs Marechal
1https://​www​.iea​.org/​r​e​p​o​r​t​s​/​g​l​o​b​a​l​-​m​e​t​h​a​n​e​-​t​r​a​c​k​e​r​-​2​0​2​4​/​k​e​y​-​f​i​n​dings
2https://​www​.sci​ence​.org/​d​o​i​/​1​0​.​1​1​2​6​/​s​c​i​e​n​c​e​.​1​1​06644
3https://​www​.iea​.org/​r​e​p​o​r​t​s​/​g​l​o​b​a​l​-​m​e​t​h​a​n​e​-​t​r​a​c​k​e​r​-​2​0​2​4​/​p​r​o​g​r​e​s​s​-​o​n​-​d​a​t​a​-​a​n​d​-​l​i​n​g​e​r​i​n​g​-​u​n​c​e​r​t​a​i​nties
4https://​www​.sci​ence​.org/​d​o​i​/​1​0​.​1​1​2​6​/​s​c​i​e​n​c​e​.​a​b​j4351
5https://​www​.sci​ence​.org/​d​o​i​/​1​0​.​1​1​2​6​/​s​c​i​e​n​c​e​.​a​a​r7204
6https://www.nature.com/articles/s41467-023–40671‑6
7Lan, X., K.W. Thon­ing, and E.J. Dlu­go­kencky: Trends in glob­al­ly-aver­aged CH4, N2O, and SF6 deter­mined from NOAA Glob­al Mon­i­tor­ing Lab­o­ra­to­ry mea­sure­ments. Ver­sion 2025-02, https://​doi​.org/​1​0​.​1​5​1​3​8​/​P​8​X​G​-AA10
8https://iopscience.iop.org/article/10.1088/1748–9326/ad6463
9https://​www​.iea​.org/​r​e​p​o​r​t​s​/​g​l​o​b​a​l​-​m​e​t​h​a​n​e​-​t​r​a​c​k​e​r​-​2​0​2​4​/​p​r​o​g​r​e​s​s​-​o​n​-​d​a​t​a​-​a​n​d​-​l​i​n​g​e​r​i​n​g​-​u​n​c​e​r​t​a​i​nties
10https://​www​.iea​.org/​r​e​p​o​r​t​s​/​g​l​o​b​a​l​-​m​e​t​h​a​n​e​-​t​r​a​c​k​e​r​-​2​0​2​4​/​p​r​o​g​r​e​s​s​-​o​n​-​d​a​t​a​-​a​n​d​-​l​i​n​g​e​r​i​n​g​-​u​n​c​e​r​t​a​i​nties
11https://www.nature.com/articles/d41586-024–03987‑x.epdf?no_publisher_access=1&r3_referer=nature

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