Qui sont les perdants du changement climatique en cours ?
Nous parlons plus précisément de vulnérabilité, c’est-à-dire du risque pour un système socio-spatial d’être affecté par les effets d’un aléa (inondation, sécheresse, cyclone, etc.)1. Les groupes de population les plus vulnérables sont ceux en situation précaire, présentant de faibles niveaux de revenus et/ou en situation d’isolement. Les inégalités préexistantes au changement climatique sont exacerbées par ce dernier : cela génère des effets en cascade. Moins de ressources, plus de pression sur les écosystèmes, plus d’instabilité sociale et politique… Les retombées du changement climatique dépendent bien sûr des aléas naturels mais aussi des conditions de développement des pays. Mais attention, j’insiste sur un point : le changement climatique touche toutes les strates de la société, plus ou moins directement.
Pourtant dans son dernier rapport2, le GIEC parle de « points chaud »’, où la vulnérabilité des populations est plus élevée. Ils se situent en Afrique de l’Est, centrale et de l’Ouest, en Asie du Sud et centrale, en Amérique du Sud, en Arctique et dans les petits états insulaires en développement.
Je suis de plus en plus réservé sur cette notion. Tout le monde est vulnérable, mais à des périodes et des degrés différents. Le changement climatique touche chaque territoire. Les « plus grands perdants » sont en première ligne, et le risque est exacerbé par leurs conditions de vulnérabilité. Mais en seconde ligne, les parties plus aisées des sociétés vont aussi souffrir des effets du changement climatique, car leur richesse repose sur toutes les autres strates de la société. Ils seront perdants, mais les « moins perdants » de tous, ou en tout cas moins rapidement ou directement.
De plus, si nous parlons de points chauds régionaux, il est très important de prendre en compte l’interconnexion des États. Les risques climatiques sont transmis à travers les frontières par le partage des ressources naturelles, des liens commerciaux, la finance et la mobilité humaine3. Par exemple, la baisse des rendements des cultures au Brésil va avoir des retombées sur l’élevage en France, et donc sur le prix pour les consommateurs. Autre exemple : le thon, dont la répartition géographique des stocks est modifiée par le changement climatique. Cela pourrait perturber les accords commerciaux, notamment pour l’Europe, mais aussi au niveau international !
Quels sont les facteurs qui aggravent les vulnérabilités ?
Les modalités de développement des dernières décennies ont créé les conditions de la vulnérabilité actuelle, par exemple au travers des inégalités. Dans un monde sans inégalités, les retombées du changement climatique seraient très différentes et réparties autrement au sein des groupes sociaux.
À cela s’ajoutent les effets du changement climatique. Aujourd’hui, le niveau de risque de certains territoires s’élève en raison de l’intensification des aléas naturels, comme les zones intertropicales et polaires, par exemple, où les dynamiques climatiques sont plus actives qu’ailleurs. Cela concerne par exemple les régions insulaires, particulièrement les atolls comme les Maldives, les Kiribati, Tuvalu et la Polynésie française. L’élévation du niveau de la mer menace l’habitabilité future de ces espaces.
Quels sont les risques auxquels font face les « perdants » du changement climatique ?
Pour le dernier rapport du GIEC, nous avons adressé une question nouvelle : parmi la multitude des impacts du changement climatique à attendre à l’échelle globale, quels sont les plus sévères pour l’humanité ? Chacun des auteurs du chapitre a répondu à cette question sur sa zone d’étude. Nous avons ainsi rassemblé les conditions favorables à 120 risques clés sévères pour la fin du siècle. Par exemple, il est clairement établi que même dans le cas d’un faible réchauffement, les risques seront sévères pour les espaces littoraux qui font déjà face à une vulnérabilité forte et une adaptation faible.
Aucun secteur d’activité n’est épargné et tous les pays sont concernés.
Ces risques clés sévères pour l’humanité sont regroupés dans huit catégories : les systèmes côtiers de basse altitude ; les écosystèmes terrestres et marins ; les infrastructures, réseaux et services ; le niveau de vie ; la santé humaine ; la sécurité alimentaire ; l’accès à l’eau et la paix et la mobilité humaine. Une chose m’a frappé lors de cet exercice : aucun secteur d’activité n’est épargné et tous les pays sont concernés.
N’existe-t-il pas des risques spécifiques à ces populations très vulnérables ?
Le risque clé « paix et mobilité humaine » est probablement assez spécifique aux pays déjà marqués par des instabilités socio-politiques. Il est peu probable que le changement climatique génère des conflits armés au cours des prochaines décennies dans les pays en paix. En revanche, dans des zones semi-arides en Afrique où des conflits existent déjà, une sécheresse intense peut accélérer la déstabilisation. C’est un effet qui a déjà été observé, et le même phénomène est suggéré pour les migrations (par exemple pour le cas de la Syrie en 2015).
À l’avenir, les vulnérabilités vont-elles évoluer ? Qui sont les futurs « grands perdants » du changement climatique ?
Cela dépend en partie du niveau de réchauffement que nous allons atteindre. Dès +1,5 °C (soit très bientôt), nous allons basculer d’une situation où le risque est détectable mais pas encore systématique, à un monde où les « points chauds » vont s’étendre géographiquement et socialement comme le craignent les scientifiques. À +2–3 °C, les risques vont être très étendus et partiellement irréversibles. À +3–4 °C, ils deviennent très étendus et irréversibles.
À mesure que le réchauffement augmente, les vulnérabilités sont exacerbées. Les « grands perdants » deviennent encore plus vulnérables. Et ce groupe va s’accroître : de nouvelles personnes vont basculer parmi les « grands perdants ».
Comment limiter les retombées du changement climatique, comment réduire les vulnérabilités ?
En un mot : l’adaptation. Les outils de l’adaptation sont désormais bien connus. La technologie, les moyens financiers globaux, la connaissance scientifique ne sont pas les premiers problèmes. Le frein aujourd’hui réside d’abord dans l’engagement. L’adaptation demande un courage politique, des changements institutionnels, des politiques publiques pertinentes à long terme, et des populations qui acceptent ces changements. Mais l’adaptation est d’abord une question de volonté collective, et ensuite une question technique : quelles options, où et quand ?
L’adaptation est d’abord une question de volonté collective, et ensuite une question technique.
En revanche, attendre va compliquer le problème. À mesure que le réchauffement va opérer, les évènements climatiques vont être plus intenses, plus fréquents, se succéder… Cela rend complexe la gestion des risques. Les systèmes d’alerte doivent être opérationnels face à ces aléas : cela repose sur des moyens financiers, humains et sur la culture du risque des populations. Or les communautés les plus vulnérables sont justement celles qui manquent de ces moyens… À nouveau, les « grands perdants » du changement climatique partent défavorisés.