Accueil / Chroniques / L’écologie est-elle rentrée dans le quotidien des Français ?
Human’s mind destroys the world. Generated AI.
π Planète π Société

L’écologie est-elle rentrée dans le quotidien des Français ?

Ivaylo Petev
Ivaylo Petev
chargé de recherche CNRS au Centre de recherche en économie et statistique (CREST) et enseignant à l'ENSAE (IP Paris)
En bref
  • Un ouvrage sur la conscience environnementale des Français souligne que la sensibilité écologique a augmenté, mais les comportements concrets et les infrastructures restent largement inchangés.
  • Deux attitudes principales se dessinent : l’inquiétude pour l’environnement et la méfiance vis-à-vis du progrès technique et de l’activité humaine.
  • Quatre typologies ont été établies en fonction des modes de vie : le consumérisme assumé, l’éco-consumérisme, l’éco-cosmopolitisme et la frugalité sans intention.
  • L’impact environnemental des Français est très inégal, il varie selon les revenus, les lieux et types d’habitation, l’âge et la structure des ménages.
  • Ce sont l’État et les industries qui ont le plus grand rôle à jouer pour faire baisser l’empreinte carbone du pays et atteindre les objectifs fixés par les accords de Paris.

Dans l’ouvrage La Con­ver­sion écologique des Français. Con­tra­dic­tions et cli­vages, Ivay­lo Petev, Philippe Coulan­geon, Yoan Demoli et Maël Gins­burg­er analy­sent le rap­port des Français au dérè­gle­ment cli­ma­tique, leur con­science des enjeux écologiques et leurs pra­tiques quo­ti­di­ennes. Le but étant de com­pren­dre si les Français sont prêts à agir et les actions mis­es en place pour pro­téger l’environnement.

Le livre se base sur des données recueillies en 2017, quel était le point de départ de cette enquête ?

Une part crois­sante de nos modes de vie a un impact sur l’environnement. Il y a dix ans, les débats avaient un cadrage très indi­vid­u­al­isant, met­tant en avant les petits gestes du quo­ti­di­en. Cette vision est, selon nous, cri­ti­quable. Ce n’est pas qu’une ques­tion de moti­va­tion et d’opinion, il s’agit aus­si d’être capa­ble de le faire, selon son lieu de vie, ses moyens économiques, etc. Il y avait une aug­men­ta­tion de la sen­si­bil­ité des gens, mais peu d’enquêtes inter­ro­geaient à la fois sur les atti­tudes, les opin­ions et sur les pra­tiques. Il était dif­fi­cile de reli­er les deux, de com­pren­dre les impasses.

Les don­nées ont été recueil­lies en 2017, ce qui peut paraître un peu loin­tain, mais en réal­ité, il y a une iner­tie très impor­tante des pra­tiques et des habi­tudes des indi­vidus. Il y a, bien sûr, eu des change­ments avec l’évolution des prix des tech­nolo­gies, la mon­tée des deman­des et de la pro­duc­tion des véhicules élec­triques, ou le débat sur l’avion. Cepen­dant, nous ne pen­sons pas voir beau­coup de grandes dif­férences, cinq ans plus tard.

Quand a commencé la prise de conscience de l’impact de l’activité humaine sur l’environnement et y a‑t-il des contrastes dans la population française ?

La con­science des dan­gers du réchauf­fe­ment cli­ma­tique est en nette aug­men­ta­tion partout dans le monde. Les pre­miers signes ont été vus dans les années 1980 aux États-Unis et en Europe, avec une mon­tée de la prise de con­science en France à par­tir des années 1990.

Une grande majorité des Français adhère à l’opinion qu’il faut chang­er nos modes de vie. Plus de 90 % se dis­ent inqui­ets des prob­lèmes liés au réchauf­fe­ment cli­ma­tique. Les dif­férences que l’on retrou­ve ne sont pas énormes, mais il y a quelques nuances. Nous avons noté deux dimen­sions. La pre­mière est l’inquiétude pour l’environnement, une préoc­cu­pa­tion con­sen­suelle qui est moins forte chez les per­son­nes à faibles ressources économiques et cul­turelles. La deux­ième dimen­sion est la défi­ance vis-à-vis du pro­grès tech­nique, de l’idée que les tech­nolo­gies peu­vent être la solu­tion au dérè­gle­ment cli­ma­tique. La croy­ance dans le pro­grès tech­nique est un peu plus forte chez les ménages les plus pau­vres et les plus âgés. Les plus jeunes et les plus diplômés sont plus méfiants.

Quels comportements écologiques sont les plus communs chez les Français ?

Cer­tains domaines sont très con­sci­en­tisés comme étant ceux où il faut agir. Le tri est devenu le geste emblé­ma­tique des pra­tiques écologiques. C’est ce qui vient en pre­mier dans les gestes que les Français affir­ment avoir adop­tés. Vien­nent ensuite l’économie de l’eau et l’achat d’un véhicule moins pol­lu­ant. Par con­tre, d’autres domaines restent impen­sés, comme celui des équipements domes­tiques, qui est un peu l’angle mort des préoc­cu­pa­tions écologiques. Pour­tant, le réfrigéra­teur, par exem­ple, compte pour 15 % du bilan car­bone. Et la liste des appareils élec­triques s’allonge avec les objets tech­nologiques (ordi­na­teurs, tablettes, con­soles, etc.). Un autre domaine iden­ti­fié est l’alimentation, mais on se rend compte que les habi­tudes sont ancrées dans nos modes de vie, notre social­i­sa­tion et qu’il est dif­fi­cile d’agir. Con­som­mer moins de viande rouge n’était pas vu comme impor­tant en 2017, lors de notre enquête. Il manque égale­ment les grands change­ments d’infrastructure, comme les travaux de réno­va­tion et d’isolation de son domicile.

Vous avez identifié quatre typologies d’opinions et de pratiques des Français vis-à-vis de l’environnement. Quelles sont-elles ?

Nous avons établi qua­tre domaines : ali­men­ta­tion, équipement domes­tique, gestes d’économie et mobil­ité. Nous avons inter­rogé les sondés sur leurs opin­ions, leur envie de change­ment, la con­science de leurs pra­tiques et leurs pra­tiques con­crètes – donc ce que les gens pensent, ce qu’ils dis­ent être prêts à faire et ce qu’ils font en réal­ité. Nous avons ain­si dégagé qua­tre pro­fils types : le con­sumérisme assumé (28 % de l’échantillon), l’éco-consumériste (29 %), l’éco-cosmopolitisme (16 %) et la fru­gal­ité sans inten­tion (27 %). Le pre­mier cor­re­spond aux ménages aisés, avec enfants, avec un fort taux d’équipement renou­velé fréquem­ment, une forte con­som­ma­tion énergé­tique, une pro­duc­tion de déchets impor­tante et l’usage de modes de trans­port plus pol­lu­ants. Il y a une con­science des enjeux écologiques, mais les com­porte­ments ne changent pas vraiment.

L’éco-consumérisme se démar­que par une ten­dance à l’auto-consommation ali­men­taire, avec un jardin-potager, peu de déchets ménagers, peu d’achats infor­ma­tiques et des gestes d’économie d’énergie fréquents. Il s’agit surtout de retraités, de per­son­nes âgées, vivant en rural­ité, avec des revenus faibles ou moyens.

L’éco-cosmopolitisme cor­re­spond prin­ci­pale­ment aux jeunes, habi­tant en ville, dans des petits apparte­ments avec peu d’équipement élec­tromé­nag­er, peu de con­som­ma­tion énergé­tique. Il y a une forte mobil­ité de longue dis­tance, mais la voiture per­son­nelle est rare. Ce mode de vie est revendiqué comme écol­o­giste, mais est en fait très typ­ique de la péri­ode de tran­si­tion des jeunes céli­bataires dans la vingtaine.

Enfin, la fru­gal­ité sans inten­tion con­cerne essen­tielle­ment les ménages défa­vorisés avec une con­som­ma­tion sobre, sans reven­di­ca­tion de volon­té ou de capac­ité de change­ment de mode de vie. L’impact envi­ron­nemen­tal des Français est donc très iné­gal en fonc­tion des revenus, des types de loge­ments occupés (mai­son indi­vidu­elle, apparte­ment, locataire ou pro­prié­taire, etc.), du lieu d’habitation (cen­tre-ville, péri­ur­bain, rur­al), selon l’âge et la struc­ture des ménages (enfants, cou­ple, seul…).

Il y a donc des contradictions entre l’affirmation d’une conscience écologique et une pratique concrète de gestes écologiques ?

Quand on pose la ques­tion : « êtes-vous prêt à agir ? », 90 % des sondés répon­dent « oui ». Dans la pra­tique, les actions se lim­i­tent surtout à des ques­tions de prix, à des petits gestes forte­ment revendiqués, dont la con­tri­bu­tion reste assez mineure dans le bilan car­bone. Les opin­ions de con­science écologique sont aus­si des formes de statuts sym­bol­iques et moraux. Il y a de nom­breuses con­tra­dic­tions entre les opin­ions des Français et leurs com­porte­ments. Les jeunes, par exem­ple, se dis­ent très con­scients, ils tri­ent beau­coup, n’utilisent pas la voiture au quo­ti­di­en, mais pren­nent plus l’avion. Pour la mobil­ité de moins de 80 km, le bilan car­bone est faible pour les mét­ro­pol­i­tains. Au-delà de 80 km du domi­cile, en revanche, il explose pour les cadres supérieurs plus diplômés ou pour les jeunes, qui sont sobres dans leur mobil­ité quo­ti­di­enne, mais beau­coup moins en longue dis­tance et pour les loisirs.

Que doit être retenu de cette enquête dans l’élaboration des politiques environnementales, selon vous ?

Quand la focale est trop portée sur les indi­vidus, on oublie le fait que les capac­ités d’évolution des habi­tudes sont con­traintes et con­di­tion­nées par des change­ments au niveau social et économique. À l’affirmation : « il est dif­fi­cile pour moi de faire quelque chose pour l’environnement », 60 % des fru­gaux sans inten­tion dis­ent oui, et 46 % des con­suméristes assumés affir­ment qu’ils ne peu­vent pas faire plus. Pour­tant, 80 % des per­son­nes inter­rogées de ce groupe déclar­ent que les pou­voirs publics n’en font pas assez pour l’environnement. Quand on décom­pose, ce qu’on peut attribuer au change­ment indi­vidu­el est une petite part forte­ment con­di­tion­née par les ressources et les infra­struc­tures disponibles. Le cab­i­net de con­seil Car­bone 4 avait estimé que la part des gestes indi­vidu­els pour faire baiss­er l’empreinte car­bone du pays, pour arriv­er aux objec­tifs fixés par les accords de Paris, était de l’ordre de 20 %. La plus grande part appar­tient donc à l’État et à l’industrie pour engen­dr­er une trans­for­ma­tion fondamentale.

Sirine Azouaoui

Références :

« La Con­ver­sion écologique des français. Con­tra­dic­tions et cli­vages », ouvrage col­lec­tif de Philippe Coulan­geon, Yoan Demoli, Maël Gins­burg­er et Ivay­lo Petev, PUF, Paris, 2023, basé sur don­nées de l’enquête « Styles de vie et envi­ron­nement  » en 2017

Le monde expliqué par la science. Une fois par semaine, dans votre boîte mail.

Recevoir la newsletter