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L’eau au cœur des enjeux géopolitiques mondiaux

L’eau, une source de tension grandissante

Hervé Douville, chercheur au Centre National de Recherches Météorologiques (CNRM) et Bertrand Decharme, directeur de recherche CNRS au Centre National de Recherches Météorologiques (CNRM)
Le 24 janvier 2024 |
6 min. de lecture
Hervé Douville
Hervé Douville
chercheur au Centre National de Recherches Météorologiques (CNRM)
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Bertrand Decharme
directeur de recherche CNRS au Centre National de Recherches Météorologiques (CNRM)
En bref
  • Les ressources d’eau douce sont inégalement distribuées sur la surface du globe.
  • Cette indisponibilité a un lourd impact sur la population mondiale, puisqu’au moins un mois par an, 4 milliards de personnes vivent des graves pénuries.
  • Le GIEC affirme que le changement climatique renforce les contrastes saisonniers, tels que la sévérité des sécheresses et des évènements humides.
  • Ces pénuries sont dues à une diminution des précipitations et à une augmentation de l’évaporation.
  • D’ici 2050 les activités humaines (urbanisation, déforestation, pollution…) pourraient devenir la cause dominante des futures pénuries d’eau mondiales
  • La communauté scientifique ne peut pas prévoir précisément l’avenir des ressources en eau, car la sécurité future dépendra aussi de l’évolution des facteurs socio-économiques et de la gouvernance.

835 000 km3 d’eau douce sont disponibles pour l’humanité sur la planète. Majori­taire­ment stock­ée dans les aquifères souter­rains (630 000 km3), l’eau douce est une ressource en grande par­tie renou­ve­lable qui suf­fit aux besoins des humains et des écosys­tèmes… en théorie1. Le prob­lème ? La ressource en eau est répar­tie de manière iné­gale, en ter­mes de dis­tri­b­u­tion spa­tiale et/ou tem­porelle. 4 mil­liards de per­son­nes vivent au moins un mois par an dans des con­di­tions de grave pénurie d’eau, car la demande dépasse la disponibilité.

Diminution de la disponibilité de l’eau

Toute l’année, 500 mil­lions de per­son­nes subis­sent cette sit­u­a­tion. Et la sit­u­a­tion s’aggrave, comme en témoigne Bertrand Decharme : « Les régions les plus arides – le bassin méditer­ranéen, l’est des États-Unis, le sud de l’Afrique, le sud-est asi­a­tique, l’Inde – piochent con­sid­érable­ment dans la ressource en eau, qui dimin­ue au fil du temps. » À l’échelle glob­ale, la disponi­bil­ité de l’eau sur les con­ti­nents dimin­ue : le bilan des arrivées (pré­cip­i­ta­tions) et des départs (évapo­tran­spi­ra­tions) s’élève à env­i­ron ‑1 mm par an entre 2001 et 20202, traduisant un déficit.

Or, cette moyenne masque de fortes dis­par­ités. En par­ti­c­uli­er, le sig­nal est large­ment dom­iné par l’hémisphère sud (-3,5 mm/an). De plus, alors qu’elles parais­sent faibles, ces vari­a­tions des moyennes annuelles peu­vent mas­quer un accroisse­ment des con­trastes saison­niers3. On observe, par exem­ple, une aug­men­ta­tion de la fréquence et de la sévérité des sécher­ess­es au cours des dernières décen­nies dans la Méditer­ranée, l’ouest de l’Amérique du Nord et le sud-ouest de l’Australie d’après le Groupe inter­na­tion­al d’experts sur le cli­mat (GIEC)4. En cause : le change­ment cli­ma­tique. « Les con­séquences du change­ment cli­ma­tique sur les écosys­tèmes ter­restres et les sociétés humaines se man­i­fes­tent prin­ci­pale­ment à tra­vers les mod­i­fi­ca­tions du cycle de l’eau », écrit le GIEC dans son dernier rapport.

Source5.

Avant de les détailler, soulignons un point : les retombées directes (hors change­ment cli­ma­tique) des activ­ités humaines ne sont absol­u­ment pas à reléguer au sec­ond plan. Dès la sec­onde moitié du 20ème siè­cle, les fleuves ali­men­tant la mer d’Aral sont détournés pour l’irrigation : cela a entraîné sa dis­pari­tion presque totale. Il est claire­ment établi que les prélève­ments d’eau souter­raine pour l’irrigation entraî­nent aujourd’hui une diminu­tion impor­tante de la ressource. Cette diminu­tion se ressent dans les zones agri­coles les plus pro­duc­tives du monde, comme la Cal­i­fornie, les grandes plaines cen­trales des États-Unis, les plaines du nord de la Chine et le bassin du Gange en Inde6. Les prélève­ments d’eau souter­raine garan­tis­sent la sécu­rité ali­men­taire et san­i­taire dans ces régions. Toute­fois, ils peu­vent aus­si relever d’une agri­cul­ture d’exportation non durable. La sur­ex­ploita­tion des aquifères vul­néra­bilise ces modes de pro­duc­tion et atténue forte­ment les béné­fices socié­taux escomptés.

À l’échelle du globe, seul l’équivalent de 6 % de la recharge annuelle des eaux souter­raines est puisé chaque année. Mais là encore, les dis­par­ités régionales sont impor­tantes. « Dans quelques bassins aquifères en zone aride ou dans le sud-est asi­a­tique, les prélève­ments pour l’irrigation sont supérieurs à la recharge, et les hau­teurs des nappes d’eau souter­raines dimin­u­ent, atteste Bertrand Decharme. Même si ces bassins sont peu nom­breux, l’effet est telle­ment fort qu’on l’observe même si on regarde la ressource mon­di­ale en eau ! » Hervé Dou­ville ajoute : « Avec le change­ment cli­ma­tique, les saisons sèch­es sont de plus en plus sèch­es et l’irrigation aug­mente. À défaut d’une adap­ta­tion de nos sys­tèmes de pro­duc­tion agri­cole, les retombées de l’irrigation sur le cycle de l’eau devraient s’amplifier à l’avenir. »

Les change­ments d’usage des sols affectent aus­si la ressource en eau. La déforesta­tion à grande échelle dimin­ue l’évapotranspiration (l’évaporation de l’eau depuis les sols) et générale­ment les pré­cip­i­ta­tions. À l’inverse, l’urbanisation favorise les pré­cip­i­ta­tions locales et réduit la recharge des nappes souter­raines en rai­son des sols imper­méa­bil­isés. Ces effets sont du même ordre de grandeur que les retombées de l’irrigation. Or d’ici 2050, la con­som­ma­tion d’eau pour­rait aug­menter de 20 à 30 %. Résul­tat : les activ­ités humaines pour­raient devenir la cause dom­i­nante des futures pénuries d’eau mon­di­ales – d’autant plus si des efforts d’atténuation sont mis en œuvre pour lim­iter le réchauf­fe­ment global.

Des précipitations plus extrêmes

Revenons au change­ment cli­ma­tique : il exac­erbe les retombées de l’irrigation en mod­i­fi­ant pro­fondé­ment le cycle de l’eau. Les pre­miers effets majeurs sont les pré­cip­i­ta­tions. Comme l’atmosphère est plus chaude, sa teneur max­i­male en eau aug­mente en moyenne de 7 % pour chaque degré de réchauf­fe­ment. Cela favorise l’augmentation des pré­cip­i­ta­tions moyennes, de 1 à 3 % pour chaque degré sup­plé­men­taire. Surtout, les pré­cip­i­ta­tions extrêmes seront plus intens­es, de l’ordre de +7 %. Le GIEC pré­cise que la sévérité des évène­ments extrêmes humides et secs aug­mente avec le réchauf­fe­ment cli­ma­tique. « Pour sim­pli­fi­er, la ressource en eau devrait aug­menter là où l’eau est déjà présente en abon­dance, et dimin­uer là où on en a besoin, sauf quelques excep­tions », com­mente Bertrand Decharme. L’aridification con­cerne par­ti­c­ulière­ment la Méditer­ranée, le sud-ouest aus­tralien, le sud-ouest de l’Amérique du Sud, l’Afrique du Sud et l’ouest de l’Amérique du Nord.

La sévérité des sécher­ess­es agri­coles peut aug­menter et les incendies de forêt peu­vent se multiplier.

L’effet com­biné des change­ments de pré­cip­i­ta­tions et de l’irrigation s’observe déjà aujourd’hui sur cer­taines nappes phréa­tiques. Entre 2001 et 2010, la diminu­tion dépasse 20 mm par an dans cer­tains aquifères (Cal­i­fornie, Moyen-Ori­ent, Sahara, Ganges, nord de la Chine). Elle est moins forte (moins de 10 mm par an) dans l’Amazone et le bassin du Mékong.

L’augmentation des tem­péra­tures glob­ales, provo­quée par les émis­sions de gaz à effet de serre (GES), engen­dre un autre phénomène : la hausse de l’évapotranspiration. Ce phénomène désigne l’eau qui s’évapore des sols et de la sur­face des riv­ières, lacs, océans ; et le trans­fert de l’eau des sols vers l’atmosphère par les plantes. Il est lim­ité par la ressource en eau disponible. « C’est un effet impor­tant pour com­pren­dre l’évo­lu­tion de la ressource en eau dans les sols et les réser­voirs super­fi­ciels, com­plète Hervé Dou­ville. Même si la vapeur d’eau aug­mente dans l’atmosphère, l’asséchement des sols provo­qué par le réchauf­fe­ment con­tre­bal­ance cet effet dans les bass­es couch­es de l’atmosphère au-dessus des sur­faces con­ti­nen­tales7. » En con­séquence, la sévérité des sécher­ess­es agri­coles peut aug­menter et les incendies de forêt peu­vent se multiplier.

À ce stade, il est dif­fi­cile pour la com­mu­nauté sci­en­tifique de prévoir pré­cisé­ment le futur des ressources en eau. Les dif­férents fac­teurs en jeu – pré­cip­i­ta­tion, évapo­tran­spi­ra­tion, irri­ga­tion – vari­ent d’une région à l’autre et en fonc­tion des choix socio-économiques inter­na­tionaux et régionaux. L’évapotranspiration devrait très prob­a­ble­ment aug­menter au niveau des con­ti­nents, et les pré­cip­i­ta­tions annuelles risquent de s’accroître de 2 à 8 % d’ici 2100 selon les scé­nar­ios d’émissions de GES. « Les mod­èles cli­ma­tiques prédis­ent de mieux en mieux les pré­cip­i­ta­tions, mais les fac­teurs anthropiques directs – comme les prélève­ments – ne sont pas tou­jours pris en compte ou sont mal anticipés », pré­cise Bertrand Decharme. Le chercheur et ses col­lègues ont inté­gré l’irrigation aux pro­jec­tions cli­ma­tiques clas­sique­ment util­isées par le GIEC. Ils étu­di­ent les 218 plus grands bassins aquifères du monde, au-dessus desquels devrait vivre 50 % de la pop­u­la­tion mon­di­ale en 2100. D’ici la fin du siè­cle, près de 18 % de cette pop­u­la­tion mon­di­ale devrait être directe­ment touchée par une baisse du niveau des aquifères (con­tre 9 % si on ne prend pas en compte l’irrigation8). Il est égale­ment prob­a­ble que la qual­ité de l’eau souter­raine soit dégradée par la pol­lu­tion crois­sante des sols, la hausse de l’intensité des pré­cip­i­ta­tions et les phénomènes extrêmes qui entraî­nent un lessi­vage des con­t­a­m­i­nants (pes­ti­cides, engrais, antibi­o­tiques) jusqu’aux aquifères.

Une chose est en revanche cer­taine d’après le dernier rap­port du GIEC : « La sécu­rité future de la ressource en eau dépen­dra aus­si de l’évolution des fac­teurs socio-économiques et de la gou­ver­nance. » En dimin­u­ant nos activ­ités respon­s­ables des émis­sions de gaz à effet de serre, et en lim­i­tant nos usages de l’eau, la pres­sion sur la ressource en eau peut rester contenue.

Anaïs Marechal
1Dou­ville, H., K. Ragha­van, J. Ren­wick, R.P. Allan, P.A. Arias, M. Bar­low, R. Cere­zo-Mota, A. Cher­chi, T.Y. Gan, J. Ger­gis, D. Jiang, A. Khan, W. Pokam Mba, D. Rosen­feld, J. Tier­ney, and O. Zoli­na, 2021: Water Cycle Changes. In Cli­mate Change 2021: The Phys­i­cal Sci­ence Basis. Con­tri­bu­tion of Work­ing Group I to the Sixth Assess­ment Report of the Inter­gov­ern­men­tal Pan­el on Cli­mate Change [Mas­son-Del­motte, V., P. Zhai, A. Pirani, S.L. Con­nors, C. Péan, S. Berg­er, N. Caud, Y. Chen, L. Gold­farb, M.I. Gomis, M. Huang, K. Leitzell, E. Lon­noy, J.B.R. Matthews, T.K. May­cock, T. Water­field, O. Yelekçi, R. Yu, and B. Zhou (eds.)]. Cam­bridge Uni­ver­si­ty Press, Cam­bridge, Unit­ed King­dom and New York, NY, USA, pp. 1055–1210, doi: 10.1017/9781009157896.010.
2Yongqiang Zhang et al., South­ern Hemi­sphere dom­i­nates recent decline in glob­al water avail­abil­i­ty. Sci­ence, 382, 579–584(2023).DOI:10.1126/science.adh0716
3Kon­a­pala, G., Mishra, A.K., Wada, Y. et al. Cli­mate change will affect glob­al water avail­abil­i­ty through com­pound­ing changes in sea­son­al pre­cip­i­ta­tion and evap­o­ra­tion. Nat Com­mun 11, 3044 (2020). https://doi.org/10.1038/s41467-020–16757‑w
4Caret­ta, M.A., A. Mukher­ji, M. Arfanuz­za­man, R.A. Betts, A. Gelfan, Y. Hirabayashi, T.K. Liss­ner, J. Liu, E. Lopez Gunn, R. Mor­gan, S. Mwan­ga, and S. Supratid, 2022: Water. In: Cli­mate Change 2022: Impacts, Adap­ta­tion and Vul­ner­a­bil­i­ty. Con­tri­bu­tion of Work­ing Group II to the Sixth Assess­ment Report of the Inter­gov­ern­men­tal Pan­el on Cli­mate Change [H.-O. Pört­ner, D.C. Roberts, M. Tign­or, E.S. Poloczan­s­ka, K. Minten­beck, A. Ale­gría, M. Craig, S. Langs­dorf, S. Löschke, V. Möller, A. Okem, B. Rama (eds.)]. Cam­bridge Uni­ver­si­ty Press, Cam­bridge, UK and New York, NY, USA, pp. 551–712, doi:10.1017/9781009325844.006.
5https://​upgro​.files​.word​press​.com/​2​0​1​8​/​0​3​/​w​a​t​e​r​-​m​o​d​u​l​e​-​s​t​u​d​e​n​t​-​r​e​s​o​u​r​c​e​-​w​e​b.pdf
6de Graaf, I.E.M., Glee­son, T., (Rens) van Beek, L.P.H. et al. Envi­ron­men­tal flow lim­its to glob­al ground­wa­ter pump­ing. Nature 574, 90–94 (2019). https://doi.org/10.1038/s41586-019‑1594‑4
7Dou­ville H. and K. Wil­lett (2023) A dri­er than expect­ed future, sup­port­ed by near-sur­face rel­a­tive humid­i­ty obser­va­tions. Sc. Adv., 9, eade6253, https://​doi​.org/​1​0​.​1​1​2​6​/​s​c​i​a​d​v​.​a​d​e6253
8Costan­ti­ni, M. : Étude de l’évolution de la ressource mon­di­ale en eau dans un con­texte de change­ment cli­ma­tique – thèse soutenue le 18 décem­bre 2023 au Cen­tre Nation­al de Recherch­es Météorologiques (UMR 3589) à Toulouse – Uni­ver­sité Toulouse III – Paul Sabati­er.

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