835 000 km3 d’eau douce sont disponibles pour l’humanité sur la planète. Majoritairement stockée dans les aquifères souterrains (630 000 km3), l’eau douce est une ressource en grande partie renouvelable qui suffit aux besoins des humains et des écosystèmes… en théorie1. Le problème ? La ressource en eau est répartie de manière inégale, en termes de distribution spatiale et/ou temporelle. 4 milliards de personnes vivent au moins un mois par an dans des conditions de grave pénurie d’eau, car la demande dépasse la disponibilité.
Diminution de la disponibilité de l’eau
Toute l’année, 500 millions de personnes subissent cette situation. Et la situation s’aggrave, comme en témoigne Bertrand Decharme : « Les régions les plus arides – le bassin méditerranéen, l’est des États-Unis, le sud de l’Afrique, le sud-est asiatique, l’Inde – piochent considérablement dans la ressource en eau, qui diminue au fil du temps. » À l’échelle globale, la disponibilité de l’eau sur les continents diminue : le bilan des arrivées (précipitations) et des départs (évapotranspirations) s’élève à environ ‑1 mm par an entre 2001 et 20202, traduisant un déficit.
Or, cette moyenne masque de fortes disparités. En particulier, le signal est largement dominé par l’hémisphère sud (-3,5 mm/an). De plus, alors qu’elles paraissent faibles, ces variations des moyennes annuelles peuvent masquer un accroissement des contrastes saisonniers3. On observe, par exemple, une augmentation de la fréquence et de la sévérité des sécheresses au cours des dernières décennies dans la Méditerranée, l’ouest de l’Amérique du Nord et le sud-ouest de l’Australie d’après le Groupe international d’experts sur le climat (GIEC)4. En cause : le changement climatique. « Les conséquences du changement climatique sur les écosystèmes terrestres et les sociétés humaines se manifestent principalement à travers les modifications du cycle de l’eau », écrit le GIEC dans son dernier rapport.
Avant de les détailler, soulignons un point : les retombées directes (hors changement climatique) des activités humaines ne sont absolument pas à reléguer au second plan. Dès la seconde moitié du 20ème siècle, les fleuves alimentant la mer d’Aral sont détournés pour l’irrigation : cela a entraîné sa disparition presque totale. Il est clairement établi que les prélèvements d’eau souterraine pour l’irrigation entraînent aujourd’hui une diminution importante de la ressource. Cette diminution se ressent dans les zones agricoles les plus productives du monde, comme la Californie, les grandes plaines centrales des États-Unis, les plaines du nord de la Chine et le bassin du Gange en Inde6. Les prélèvements d’eau souterraine garantissent la sécurité alimentaire et sanitaire dans ces régions. Toutefois, ils peuvent aussi relever d’une agriculture d’exportation non durable. La surexploitation des aquifères vulnérabilise ces modes de production et atténue fortement les bénéfices sociétaux escomptés.
À l’échelle du globe, seul l’équivalent de 6 % de la recharge annuelle des eaux souterraines est puisé chaque année. Mais là encore, les disparités régionales sont importantes. « Dans quelques bassins aquifères en zone aride ou dans le sud-est asiatique, les prélèvements pour l’irrigation sont supérieurs à la recharge, et les hauteurs des nappes d’eau souterraines diminuent, atteste Bertrand Decharme. Même si ces bassins sont peu nombreux, l’effet est tellement fort qu’on l’observe même si on regarde la ressource mondiale en eau ! » Hervé Douville ajoute : « Avec le changement climatique, les saisons sèches sont de plus en plus sèches et l’irrigation augmente. À défaut d’une adaptation de nos systèmes de production agricole, les retombées de l’irrigation sur le cycle de l’eau devraient s’amplifier à l’avenir. »
Les changements d’usage des sols affectent aussi la ressource en eau. La déforestation à grande échelle diminue l’évapotranspiration (l’évaporation de l’eau depuis les sols) et généralement les précipitations. À l’inverse, l’urbanisation favorise les précipitations locales et réduit la recharge des nappes souterraines en raison des sols imperméabilisés. Ces effets sont du même ordre de grandeur que les retombées de l’irrigation. Or d’ici 2050, la consommation d’eau pourrait augmenter de 20 à 30 %. Résultat : les activités humaines pourraient devenir la cause dominante des futures pénuries d’eau mondiales – d’autant plus si des efforts d’atténuation sont mis en œuvre pour limiter le réchauffement global.
Des précipitations plus extrêmes
Revenons au changement climatique : il exacerbe les retombées de l’irrigation en modifiant profondément le cycle de l’eau. Les premiers effets majeurs sont les précipitations. Comme l’atmosphère est plus chaude, sa teneur maximale en eau augmente en moyenne de 7 % pour chaque degré de réchauffement. Cela favorise l’augmentation des précipitations moyennes, de 1 à 3 % pour chaque degré supplémentaire. Surtout, les précipitations extrêmes seront plus intenses, de l’ordre de +7 %. Le GIEC précise que la sévérité des évènements extrêmes humides et secs augmente avec le réchauffement climatique. « Pour simplifier, la ressource en eau devrait augmenter là où l’eau est déjà présente en abondance, et diminuer là où on en a besoin, sauf quelques exceptions », commente Bertrand Decharme. L’aridification concerne particulièrement la Méditerranée, le sud-ouest australien, le sud-ouest de l’Amérique du Sud, l’Afrique du Sud et l’ouest de l’Amérique du Nord.
La sévérité des sécheresses agricoles peut augmenter et les incendies de forêt peuvent se multiplier.
L’effet combiné des changements de précipitations et de l’irrigation s’observe déjà aujourd’hui sur certaines nappes phréatiques. Entre 2001 et 2010, la diminution dépasse 20 mm par an dans certains aquifères (Californie, Moyen-Orient, Sahara, Ganges, nord de la Chine). Elle est moins forte (moins de 10 mm par an) dans l’Amazone et le bassin du Mékong.
L’augmentation des températures globales, provoquée par les émissions de gaz à effet de serre (GES), engendre un autre phénomène : la hausse de l’évapotranspiration. Ce phénomène désigne l’eau qui s’évapore des sols et de la surface des rivières, lacs, océans ; et le transfert de l’eau des sols vers l’atmosphère par les plantes. Il est limité par la ressource en eau disponible. « C’est un effet important pour comprendre l’évolution de la ressource en eau dans les sols et les réservoirs superficiels, complète Hervé Douville. Même si la vapeur d’eau augmente dans l’atmosphère, l’asséchement des sols provoqué par le réchauffement contrebalance cet effet dans les basses couches de l’atmosphère au-dessus des surfaces continentales7. » En conséquence, la sévérité des sécheresses agricoles peut augmenter et les incendies de forêt peuvent se multiplier.
À ce stade, il est difficile pour la communauté scientifique de prévoir précisément le futur des ressources en eau. Les différents facteurs en jeu – précipitation, évapotranspiration, irrigation – varient d’une région à l’autre et en fonction des choix socio-économiques internationaux et régionaux. L’évapotranspiration devrait très probablement augmenter au niveau des continents, et les précipitations annuelles risquent de s’accroître de 2 à 8 % d’ici 2100 selon les scénarios d’émissions de GES. « Les modèles climatiques prédisent de mieux en mieux les précipitations, mais les facteurs anthropiques directs – comme les prélèvements – ne sont pas toujours pris en compte ou sont mal anticipés », précise Bertrand Decharme. Le chercheur et ses collègues ont intégré l’irrigation aux projections climatiques classiquement utilisées par le GIEC. Ils étudient les 218 plus grands bassins aquifères du monde, au-dessus desquels devrait vivre 50 % de la population mondiale en 2100. D’ici la fin du siècle, près de 18 % de cette population mondiale devrait être directement touchée par une baisse du niveau des aquifères (contre 9 % si on ne prend pas en compte l’irrigation8). Il est également probable que la qualité de l’eau souterraine soit dégradée par la pollution croissante des sols, la hausse de l’intensité des précipitations et les phénomènes extrêmes qui entraînent un lessivage des contaminants (pesticides, engrais, antibiotiques) jusqu’aux aquifères.
Une chose est en revanche certaine d’après le dernier rapport du GIEC : « La sécurité future de la ressource en eau dépendra aussi de l’évolution des facteurs socio-économiques et de la gouvernance. » En diminuant nos activités responsables des émissions de gaz à effet de serre, et en limitant nos usages de l’eau, la pression sur la ressource en eau peut rester contenue.