La biodiversité débute sa 6ème extinction de masse, la première entièrement causée par une seule espèce : l’Homme. Une extinction de masse est définie comme la perte de plus des trois quarts des espèces dans un court laps de temps géologique. Les taux d’extinction actuels sont les plus rapides jamais observés1. Et il est désormais clair que cette extinction concerne une grande partie du vivant : oiseaux, mammifères mais aussi les invertébrés, qui disparaissent à des taux encore plus rapides2.
Si protéger la biodiversité est nécessaire, cela n’a pas suffi et restaurer les écosystèmes dégradés est désormais inévitable3. Ce constat n’est pas nouveau : les Nations Unies ont adopté une résolution déclarant la décennie 2021–2030 comme celle de la restauration des écosystèmes4. Après quelques années de débat scientifique, le concept de « réensauvagement » devient un nouvel outil phare de protection de la nature.
« Le réensauvagement devient à la mode à la fin des années 1990, et explose depuis les années 2010 face à une époque où la protection de la biodiversité devient de plus en plus technocratique », expose Simon Chollet. En 1998, deux écologues américains publient un premier article5 mentionnant la notion de réensauvagement. Le concept repose sur 3 approches clés : de larges réserves strictement protégées, connectées et dans lesquelles des espèces clés de voûte sont réintroduites. « À cette époque, on comprend que de nombreux écosystèmes sont contrôlés par quelques espèces dites clés de voûte », témoigne Simon Chollet. L’exemple phare est la réintroduction du loup dans le parc national du Yellowstone (États-Unis) en 1995, 70 ans après sa disparition. L’interaction de ce prédateur avec certaines proies a déclenché des réactions en cascade6, affectant tout l’écosystème jusqu’à transformer les paysages.
Un concept centré sur la biodiversité
Depuis, la définition du réensauvagement a évolué jusqu’à aboutir à un consensus en 20217. « Le réensauvagement remet la notion d’autonomie des processus naturels au centre, à l’inverse des effets actuels des activités humaines qui annihilent l’autonomie de la nature », résume Simon Chollet. Offrir à la nature la possibilité de se restaurer elle-même est une véritable innovation dans le domaine de la protection de la biodiversité8. Clémentine Mutillod complète : « L’objectif du réensauvagement est de retrouver les fonctions initiales d’un écosystème dégradé. À l’inverse d’autres approches de protection comme la restauration écologique, le réensauvagement ne se focalise pas sur les espèces, notamment rares et protégées : la composition spécifique de l’écosystème peut changer du moment que ses fonctions sont retrouvées. Cela permet de tenir compte de la dynamique du vivant. »
Face aux retombées des activités humaines – dont le changement climatique, le concept séduit. « L’idée initiale n’était pas liée au changement climatique, souligne Clémentine Mutillod. Mais aujourd’hui, bon nombre de scientifiques font l’hypothèse que le réensauvagement pourrait permettre d’aider la biodiversité à amortir les effets du changement climatique. » Autre atout : redonner une place de choix à la biodiversité, la plaçant sur un pied d’égalité avec les humains. « Historiquement, ce concept a séduit les acteurs de la protection de la biodiversité qui en avaient assez de la notion de “service” », pointe Simon Chollet. Les services écosystémiques – les services rendus par les écosystèmes à l’humanité, garantissant son bien-être et son développement – ont servi ces dernières années à justifier l’importance de la protection de la nature.
Pourtant aujourd’hui, nombre d’arguments évoqués par les scientifiques s’extraient de cette vision anthropocentrique, dans laquelle la nature est là uniquement pour nous servir. Simon Chollet ne tarit pas d’arguments : « Pour la première fois depuis 4 milliards d’années, un membre unique de la biodiversité (les humains) conduit au déclin du vivant. Enrayer ce phénomène relève d’une responsabilité morale et éthique, c’est la raison principale pour laquelle nous devons protéger la nature. » Le scientifique poursuit : « Bien sûr, la nature nous est utile : sans elle, nous ne pouvons pas vivre car elle nous fournit beaucoup et notamment notre alimentation via les pollinisateurs. Mais son utilité ne justifie pas de la résumer à un service, la nature ne doit pas être simplement considérée comme une pourvoyeuse pour nos activités. »
La solution écologique, ou pas ?
Mais alors comment restaurer la nature grâce au réensauvagement ? La réponse est loin d’être unique, de nombreuses approches existent. Elles sont regroupées en deux grandes catégories : les approches passives consistent à retirer un maximum de pression humaine. Elles sont développées notamment par les gestionnaires de forêts grâce aux réserves biologiques intégrales depuis les années 60 – avant même que le concept de réensauvagement soit défini ! Pour les approches actives, l’Homme intervient toujours, par exemple en réintroduisant certaines espèces prédatrices. Certains poussent même le concept à l’extrême : comme le réensauvagement vise à restaurer les fonctions initiales d’un écosystème dégradé, des scientifiques (notamment américains et russes) imaginent restaurer des écosystèmes fonctionnels du Pléistocène, l’ère géologique précédant la nôtre ( ‑2,58 millions d’années à ‑11 700 ans). Ces écosystèmes ont en effet été complètement bouleversés par la disparition de certains méga-herbivores (les mammouths par exemple), chassés par les Hommes.
« Le réensauvagement n’est que peu mis en application pour le moment, mais c’est l’une des approches de conservation qui fait le plus réfléchir les scientifiques et les gestionnaires », témoigne Simon Chollet. Difficile parfois de concilier les conséquences du réensauvagement avec les populations locales. L’approche nécessite souvent de grandes zones exemptes de toute activité humaine, ce qui peut déclencher des confits relatifs au foncier. Et la réintroduction de grands prédateurs dans les approches actives peut conduire à des collisions avec les voitures ou des dégâts dans les élevages alentours. « À ce jour, l’efficacité du réensauvagement n’a été que peu évaluée contrairement à d’autres approches comme la restauration écologique, explique Clémentine Mutillod. Les résultats dépendent beaucoup du contexte, mais dans l’ensemble les expériences sont assez positives pour rétablir l’écosystème dégradé. » Simon Chollet complète : « Ce n’est pas une solution miracle, mais certains résultats sont bien connus, comme le rôle bénéfique des prédateurs ou des grands herbivores sur la biodiversité. » Si le réensauvagement ne constitue pas la nouvelle norme de protection de la biodiversité, il devient une approche complémentaire aux méthodes historiques des gestionnaires.