Espèces invasives : solutions pour un fardeau économique
A ce jour, il y a 544 espèces exotiques recensées comme envahissantes en France. Parmi elles, le frelon asiatique décime les abeilles domestiques, le moustique tigre propage la dengue et le chikungunya, la jussie entraîne la disparition des plantes aquatiques qui lui sont voisines… Ce phénomène est appelé ‘invasion biologique’ et ces espèces ont certaines caractéristiques en commun. Tout d’abord, elles ont été déplacées par l’homme, malgré elles, souvent en passagers imprévus des transports de biens et personnes. Une fois introduites, elles ont survécu dans leur nouvel environnement, se sont répandues et ont eu des impacts divers, tels que l’élimination des espèces locales, la propagation de maladies, l’altération des écosystèmes ou encore le ravage des cultures.
Les espèces exotiques envahissantes sont non seulement une menace pour la biodiversité, mais aussi un fardeau économique important pour les sociétés humaines. Nous l’avons démontré récemment en synthétisant tous les coûts économiques mondiaux existants dus aux invasions depuis 1970, dont le cumul total s’élève à 1288 milliards de dollars1. Il ne s’agit ici que d’une infime part des coûts réels, car c’est uniquement ce qui a été évalué et publié. La majorité des coûts n’ont pas été évalués. Ce chiffre n’a cessé de croître, triplant tous les dix ans jusqu’à aboutir à un montant estimé à 163 milliards de dollars pour l’année 2017 seulement. Une nouvelle étude qui vient d’être publiée sur la France spécifiquement démontre que les invasions ont coûté entre 1,1 et 10,2 milliards d’euros entre 1993 et 20182.
Ces coûts sont associés à de nombreux secteurs socio-économiques (agriculture, santé, tourisme, immobilier…), et affectent donc une variété d’acteurs privés et publics. Le fardeau des invasions biologiques apparaît donc systémique et requiert une politique forte et concertée plutôt que des efforts ponctuels. Nous présentons ci-après trois axes de lutte contre ce fardeau.
1. La recherche concertée comme premier rempart
Les coûts économiques engendrés par les espèces invasives se divisent en coûts de dégâts (perte de rendement agricole, de revenus touristiques etc.) et coûts de gestion (contrôle ou éradication des populations envahissantes etc.). Toutes les études démontrent que l’investissement dans les mesures préventives représente la stratégie la plus rentable et efficace contre les invasions biologiques. Par exemple, la détection précoce et l’éradication rapide des nouvelles invasions est beaucoup moins coûteuse et a un bien meilleur taux de réussite que l’action tardive, qui se résume souvent à du contrôle pour limiter les dégâts.
Il est donc indispensable de renforcer les programmes de détection précoce et de suivi des espèces exotiques, pour enclencher une réponse efficiente dès les premiers signaux d’impacts négatifs. La variété de ces impacts couplée à la complexité de mise en œuvre des recommandations de recherche nécessite des approches interdisciplinaires et intersectorielles – encore trop rares – impliquant des écologues, économistes, analystes, sociologues et porteurs d’enjeux (ex. gestionnaires de la biodiversité). ‘
2. La prévention à l’échelle individuelle par l’éducation
Afin d’accroître la prise de conscience du grand public et des acteurs privés et publics sur les invasions biologiques, il est crucial de sensibiliser les acteurs publics et privés, responsables de la translocation d’organismes vivants à l’échelle internationale/régionale, telles que les activités liées au commerce ou à l’élevage, et/ou victimes de leurs effets comme les agriculteurs). Il est aussi fondamental de sensibiliser le grand public via les divers canaux médiatiques et pédagogiques (par exemple dans les programmes scolaires). Responsabiliser les consommateurs par l’information sur l’origine et les risques des organismes qu’ils achètent, par exemple dans le commerce ornemental [c’est-à-dire le commerce d’animaux ou de plantes exotiques], serait un excellent moyen de réduire les risques d’introduction incontrôlée dans la nature.
Dans ce contexte, renforcer les ponts entre science et société est donc l’élément clé. Ces ponts passent entre autres par (i) la formalisation de réseaux intersectoriels dédiés à la recherche et la gestion des invasions biologiques, (ii) la réalisation d’ateliers de discussions et formations ponctuelles et continues ou encore (iii) le développement de programmes de sciences participatives qui représentent un atout majeur de par leur triple rôle pédagogique, scientifique et de gestion. Il existe ainsi aujourd’hui une application développée par l’Europe (Invasive Alien Species Europe3) qui permet à tout citoyen d’envoyer des photos de nouvelles espèces présumées dans l’optique de déployer des réponses rapides en termes de gestion. Malgré son intérêt, cette application reste trop peu médiatisée.
Un grand potentiel provient aussi des outils de science participative basés sur l’intelligence artificielle pour identifier les espèces, tels que l’application Pl@ntNet, qui constitue un formidable outil de détection précoce des invasions4, largement sous-exploité à l’heure actuelle. Nous soulignons donc ici l’impérativité de l’implication de nos décideurs pour arriver à une gestion concertée et efficiente de ces invasions biologiques.
3. Une réponse législative proportionnelle à la magnitude du fardeau économique
Malgré l’augmentation des lois nationales et internationales pour lutter contre les invasions biologiques, la magnitude de leurs dégâts ne cesse de s’accélérer, ce qui suggère que ces législations demeurent insuffisantes. Il faut d’une part renforcer les listes noires d’espèces en les mettant à jour rapidement une fois les impacts avérés, et d’autre part envisager de changer de paradigme légal vers des listes blanches, c’est-à-dire que l’introduction délibérée de nouvelles espèces exotiques doit être préalablement autorisée sur la base d’une évaluation des risques d’invasion. La responsabilité des auteurs des introductions volontaires doit être engagée pénalement à des fins de dissuasion.
La biosécurité, qui consiste en l’interception des espèces exotiques avant leur introduction, est l’outil le plus efficace et économique pour lutter contre les impacts des invasions biologiques. Par exemple, certains pays sévèrement touchés par celles-ci tels que la Nouvelle-Zélande ou l’Australie ont mis en place des protocoles de biosécurité très efficaces, aussi bien vis-à-vis du tourisme que du commerce international. Ces mesures nécessitent des personnels conséquents, notamment pour la mise en œuvre des protocoles de surveillance, quarantaine et désinfection ; mais ils présentent une assurance et un bénéfice net très important par rapport aux coûts de dégâts et gestion des invasions, excessivement plus élevés.
En France, ce cadre légal et ces mesures de biosécurité apparaissent encore déficients, comme le suggère l’historique récent des invasions en France telles que celles du frelon asiatique5, du moustique tigre6, de l’ambroisie à feuilles d’armoise7, des vers plats des jardins8, ou encore la bactérie Xylella fastidiosa9. Les systèmes insulaires étant encore plus fragiles face aux invasions que les systèmes continentaux, des mesures de biosécurité renforcées devraient être instaurées particulièrement dans les territoires d’Outre-Mer insulaires français, y compris pour les déplacements entre territoires ultra-marins.
Conclusion
Les invasions biologiques engendrent des pertes économiques énormes pour nos sociétés. Ce manque à gagner que nous avons estimé ne représente que la face cachée d’un iceberg dont le montant total est aujourd’hui inquantifiable tant la diversité et l’ampleur des impacts liés aux invasions sont importantes – et nous ne parlons ici que du coût monétaire, ignorant les irrémédiables coûts écologiques et sanitaires. Nos sociétés ont néanmoins les clés pour lutter contre ce fardeau : n’oublions pas que le problème n’incombe pas aux espèces déplacées, mais plutôt à nos activités qui causent ces déplacements, sur lesquelles nous avons de nombreux leviers d’action.