L’Anthropocène divise la communauté scientifique
- La notion d’Anthropocène désigne une nouvelle époque géologique, caractérisée par l’impact significatif et global de l’activité humaine sur la planète.
- En 2023, un groupe de travail dédié à l’Anthropocène a fixé son « clou d’or » (le repère qui marque la limite entre deux périodes géologiques) en 1952, dans le sédiment du lac Crawford, au Canada, notamment du fait de marqueurs nucléaires.
- Si ce terme est largement utilisé par la communauté scientifique, il fait cependant débat en géologie et a été rejeté par la Commission internationale de stratigraphie.
- Parmi les raisons de ce rejet, figurent la difficulté de définir rigoureusement le début de l’Anthropocène et le fait que le clou d’or proposé ne remplit pas les standards de l’échelle des temps géologiques.
- Le concept est cependant encore largement utilisé, notamment parce qu'il souligne l'urgence d’agir face au changement climatique et met en lumière une société où les transformations globales de la planète sont causées par les humains.
Le terme est partout : de l’École de l’Anthropocène à Lyon, à un atlas dédié de l’IGN1 et même jusqu’à deux revues scientifiques2 dédiées, tout le monde – scientifiques compris – utilise la notion d’Anthropocène. Cette nouvelle époque géologique est caractérisée par une empreinte significative et globale de l’humanité sur la planète. Mais le terme n’est pas reconnu officiellement. En mars 2024, la Commission internationale de stratigraphie – organisation en charge de définir l’échelle des temps géologiques – a rejeté l’ajout officiel d’une nouvelle époque géologique3. Nous sommes donc toujours officiellement dans l’époque Holocène, et ce depuis 11 700 ans. Cette décision n’a pas clos le débat au sein de la communauté scientifique.
#1 L’ANTHROPOCÈNE EXISTE.
Vrai : Une partie de la communauté scientifique reconnait son existence.
Erle Ellis. L’Anthropocène, tel que défini dans les dictionnaires, existe et est largement utilisé dans les sciences pour définir un temps où les humains transforment la planète. Cependant, il n’y a pas d’époque officielle dans l’échelle des temps géologiques.
Michel Magny. Une large part de la communauté scientifique internationale se reconnait dans ce terme. Lorsqu’il a été proposé pour la première fois, au sein de notre équipe qui travaille sur la reconstitution des environnements passés en relation avec les sociétés, nous avons eu l’impression que tous nos travaux intégraient ce concept d’Anthropocène ! Nous constatons l’impact majeur de l’humanité sur les écosystèmes dès les premières sociétés agricoles. Beaucoup de géologues reconnaissent aussi l’existence de l’Anthropocène.
Sans contester le fait que des changements climatiques rapides et de forte amplitude aient pu survenir dans le passé, l’Anthropocène marque un brusque changement de régime climatique. Alors que depuis un million d’années, les oscillations climatiques étaient principalement rythmées par les facteurs orbitaux de la Terre, désormais c’est le rythme des émissions humaines de gaz à effet de serre qui provoque un réchauffement du climat d’une amplitude similaire.
Faux : Le Comité international de stratigraphie a rejeté l’adoption de l’Anthropocène en tant qu’époque géologique.
Jan Piotrowski. Il n’y a pas de justification à terminer l’Holocène [N.D.LR. : l’époque géologique actuelle officielle]. La fin du dernier âge glaciaire – coïncidant approximativement avec le début de l’Holocène – a été marquée par des changements environnementaux significativement plus importants que ceux qui auraient marqué le début de l’Anthropocène. Par exemple, la température a augmenté de 1 °C par décennie au Pays de Galles il y a 15 000 ans ; il y a 11 700 ans au Groenland, un réchauffement de 7 °C a eu lieu en seulement 50 ans ; et il y a 14 000 ans, la hausse du niveau marin documentée à la Barbade était de 40 mm/an. Les taux de ces changements sont plus importants que ceux que notre planète expérimente depuis 1950.
Incertain : D’autres alternatives permettent de caractériser l’empreinte de l’humanité sur la planète.
JP. La seule alternative valable à l’Anthropocène est de le qualifier non pas d’époque mais d’évènement. Les évènements sont des éléments bien établis dans la stratigraphie : on retrouve par exemple la Grande Oxydation il y a 2,4 milliards d’années, ou l’explosion biologique ordovicienne il y a 500 millions d’années. Un évènement peut tout à fait être diachronique, comme l’est l’Anthropocène. [N.D.L.R. : Le groupe de travail Anthropocène indique avoir considéré en détail cette possibilité, et conclut qu’elle est incompatible avec les données stratigraphiques4.]
#2 : IL EST POSSIBLE DE DÉFINIR PRÉCISÉMENT L’ANTHROPOCÈNE.
Vrai : Des scientifiques ont défini un marqueur du début de l’Anthropocène.
MM. Un groupe de travail dédié à l’Anthropocène a été mis en place en 2009 à la demande de l’Union internationale des sciences géologiques. En 2019, ce groupe a proposé de retenir le terme Anthropocène. En 2023, il a même défini un clou d’or [N.D.L.R : un repère qui permet de définir la limite entre deux étages géologiques] dans les sédiments du lac Crawford, au Canada. On y observe en effet – et à travers tout le globe – une hausse rapide des concentrations de deux isotopes du plutonium, qui correspondent aux premiers essais nucléaires terrestres. Le début de l’Anthropocène serait ainsi défini en 1952. En dehors du marqueur nucléaire, de nombreux autres indicateurs enregistrent un changement abrupt à cette époque : la teneur en gaz à effet de serre augmente, la biodiversité chute, la pollution s’accumule, des déchets fabriqués par l’humanité (comme le plastique) s’accumulent.
Certains ont pu critiquer le choix du lac Crawford pour définir le clou d’or marquant le début de l’Anthropocène, en raison notamment de son manque d’accessibilité. Mais que dire alors du site officiellement retenu pour le clou d’or du début de l’Holocène ? C’est un sondage dans la calotte glaciaire du Groenland, menacée à terme de disparition en raison du réchauffement climatique en cours…
Faux : Il n’est pas possible de définir rigoureusement le début de l’Anthropocène.
JP. Il existe des traces géologiques de la présence humaine, et ce bien avant le début proposé de l’Anthropocène (début de l’agriculture, peuplement des Amériques, révolution industrielle, etc.). Parmi les arguments contre la reconnaissance de l’Anthropocène en tant qu’époque géologique, plusieurs concernent le début de l’Anthropocène. Il ne peut pas être défini rigoureusement car il a commencé à différents moments et en différents endroits de la Terre. De plus, la date proposé (1952) ne fait aucun sens puisque l’impact de l’humanité sur la Terre est bien plus ancien. La Seconde Guerre mondiale serait ainsi pré-Anthropocène ?! Enfin, le clou d’or proposé – le lac Crawford – ne remplit pas les standards de l’échelle des temps géologiques : il est peu accessible et géologiquement instable.
EE. Il est potentiellement possible de définir précisément une date et un marqueur de l’Anthropocène, mais il n’y a pas d’utilité scientifique évidente à cela – surtout si elle est récente. Il existe de meilleures façons de comprendre l’Anthropocène en tant que processus et évènement en cours, plutôt qu’un changement global abrupt survenu en 1952.
Incertain : Des positions contradictoires subsistent, elles ne reposent pas toujours sur les preuves scientifiques.
MM. La décision de la Commission internationale de stratigraphie de refuser la reconnaissance de l’Anthropocène peut paraître surprenante : en effet en 2023, le groupe de travail dédié avait recommandé l’adoption de l’Anthropocène et proposé un clou d’or.
Mais je comprends les réticences des géologues. Il faut tout d’abord rappeler que l’époque Anthropocène a été proposée en 2000 par Paul Josef Crutzen. Ce chimiste qui travaille sur l’ozone stratosphérique est reconnu par la communauté scientifique internationale, il a reçu le prix Nobel de chimie. Mais il n’est pas géologue… Qu’un chimiste propose de revisiter l’échelle des temps géologiques peut être une source de difficulté. Enfin, les échelles de temps géologiques sont très longues, souvent de millions d’années. Le changement d’échelle est ici radical, avec un Anthropocène qui commencerait en 1952 c’est-à-dire il y a seulement 72 ans !
#3 : NOUS POUVONS TOUJOURS CONTINUER À PARLER D’ANTHROPOCÈNE.
Vrai : Le terme fédère de nombreux scientifiques.
MM. La communauté scientifique internationale s’est emparée de ce terme dès sa proposition. Il existe des revues dédiées, et les grandes revues scientifiques comme Nature et The Holocene ont consacré des numéros spéciaux à l’Anthropocène. Ce terme fédère les scientifiques des sciences naturelles et humaines, c’est une bannière porteuse auprès des instances qui nous gouvernent et nous continuerons à l’utiliser. Pour moi, le refus d’une reconnaissance officielle envoie un signal négatif aux scientifiques, mais surtout aux responsables politiques et économiques et à l’opinion publique. Je crains qu’elle ne serve d’alibi à l’inaction face au changement climatique. C’est une vraie source de confusion que l’on peut déplorer.
EE. Je pense que les scientifiques continueront à discuter de la signification de « l’ère humaine » en utilisant le terme Anthropocène, et probablement d’autres. Les sociétés humaines ne sont pas le premier ou le seul changement global de la planète causé par les organismes, mais c’est le plus récent et il est différent des précédents à bien des égards. Il n’est pas nécessaire de définir officiellement l’époque de l’Anthropocène pour que la discussion se poursuive.
Incertain : Le débat fait partie de la méthode scientifique, et cette décision n’est pas irrévocable.
MM. Malgré la décision de la Commission internationale de stratigraphie, le débat se poursuit. En tant que scientifiques, nous sommes habitués à voir évoluer les récits et les interprétations à mesure que les données progressent, et je pense qu’avec l’accentuation de la crise écologique, la rupture marquée par l’Anthropocène deviendra de plus en plus évidente.
JP. Il n’y a rien de faux à utiliser l’Anthropocène en tant que terme scientifique, mais il faudrait plutôt parler d’évènement que d’époque. Si l’Anthropocène a démarré il y a seulement 70 ans, alors son impact futur est basé sur des prédictions et non sur des données géologiques disponibles. Par conséquent, sa reconnaissance devrait être actée par les futures générations de géologues.