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L’Anthropocène divise la communauté scientifique

Jan Piotrowski
Jan Piotrowski
professeur de géologie du Quaternaire à l'Université d'Aarhus et à l'Université Nicolaus Copernicus de Toruń
Michel Magny
Michel Magny
directeur de recherche émérite au CNRS au sein du laboratoire Chrono-environnement
Erle Ellis
Erle Ellis
professeur de géographie et de systèmes environnementaux à l'Université du Maryland
En bref
  • La notion d’Anthropocène désigne une nouvelle époque géologique, caractérisée par l’impact significatif et global de l’activité humaine sur la planète.
  • En 2023, un groupe de travail dédié à l’Anthropocène a fixé son « clou d’or » (le repère qui marque la limite entre deux périodes géologiques) en 1952, dans le sédiment du lac Crawford, au Canada, notamment du fait de marqueurs nucléaires.
  • Si ce terme est largement utilisé par la communauté scientifique, il fait cependant débat en géologie et a été rejeté par la Commission internationale de stratigraphie.
  • Parmi les raisons de ce rejet, figurent la difficulté de définir rigoureusement le début de l’Anthropocène et le fait que le clou d’or proposé ne remplit pas les standards de l’échelle des temps géologiques.
  • Le concept est cependant encore largement utilisé, notamment parce qu'il souligne l'urgence d’agir face au changement climatique et met en lumière une société où les transformations globales de la planète sont causées par les humains.

Le terme est partout : de l’École de l’Anthropocène à Lyon, à un atlas dédié de l’IGN1 et même jusqu’à deux revues sci­en­tifiques2 dédiées, tout le monde – sci­en­tifiques com­pris – utilise la notion d’Anthropocène. Cette nou­velle époque géologique est car­ac­térisée par une empreinte sig­ni­fica­tive et glob­ale de l’humanité sur la planète. Mais le terme n’est pas recon­nu offi­cielle­ment. En mars 2024, la Com­mis­sion inter­na­tionale de strati­gra­phie – organ­i­sa­tion en charge de définir l’échelle des temps géologiques – a rejeté l’ajout offi­ciel d’une nou­velle époque géologique3. Nous sommes donc tou­jours offi­cielle­ment dans l’époque Holocène, et ce depuis 11 700 ans. Cette déci­sion n’a pas clos le débat au sein de la com­mu­nauté scientifique.

#1 L’ANTHROPOCÈNE EXISTE.

Vrai : Une partie de la communauté scientifique reconnait son existence.

Erle Ellis. L’Anthropocène, tel que défi­ni dans les dic­tio­n­naires, existe et est large­ment util­isé dans les sci­ences pour définir un temps où les humains trans­for­ment la planète. Cepen­dant, il n’y a pas d’époque offi­cielle dans l’échelle des temps géologiques.

Michel Mag­ny. Une large part de la com­mu­nauté sci­en­tifique inter­na­tionale se recon­nait dans ce terme. Lorsqu’il a été pro­posé pour la pre­mière fois, au sein de notre équipe qui tra­vaille sur la recon­sti­tu­tion des envi­ron­nements passés en rela­tion avec les sociétés, nous avons eu l’impression que tous nos travaux inté­graient ce con­cept d’Anthropocène ! Nous con­sta­tons l’impact majeur de l’humanité sur les écosys­tèmes dès les pre­mières sociétés agri­coles. Beau­coup de géo­logues recon­nais­sent aus­si l’existence de l’Anthropocène.

Sans con­tester le fait que des change­ments cli­ma­tiques rapi­des et de forte ampli­tude aient pu sur­venir dans le passé, l’Anthropocène mar­que un brusque change­ment de régime cli­ma­tique. Alors que depuis un mil­lion d’années, les oscil­la­tions cli­ma­tiques étaient prin­ci­pale­ment ryth­mées par les fac­teurs orbitaux de la Terre, désor­mais c’est le rythme des émis­sions humaines de gaz à effet de serre qui provoque un réchauf­fe­ment du cli­mat d’une ampli­tude similaire.

Faux : Le Comité international de stratigraphie a rejeté l’adoption de l’Anthropocène en tant qu’époque géologique.

Jan Piotrows­ki. Il n’y a pas de jus­ti­fi­ca­tion à ter­min­er l’Holocène [N.D.LR. : l’époque géologique actuelle offi­cielle]. La fin du dernier âge glaciaire – coïn­ci­dant approx­i­ma­tive­ment avec le début de l’Holocène – a été mar­quée par des change­ments envi­ron­nemen­taux sig­ni­fica­tive­ment plus impor­tants que ceux qui auraient mar­qué le début de l’Anthropocène. Par exem­ple, la tem­péra­ture a aug­men­té de 1 °C par décen­nie au Pays de Galles il y a 15 000 ans ; il y a 11 700 ans au Groen­land, un réchauf­fe­ment de 7 °C a eu lieu en seule­ment 50 ans ; et il y a 14 000 ans, la hausse du niveau marin doc­u­men­tée à la Bar­bade était de 40 mm/an. Les taux de ces change­ments sont plus impor­tants que ceux que notre planète expéri­mente depuis 1950.

Incertain : D’autres alternatives permettent de caractériser l’empreinte de l’humanité sur la planète.

JP. La seule alter­na­tive val­able à l’Anthropocène est de le qual­i­fi­er non pas d’époque mais d’évènement. Les évène­ments sont des élé­ments bien étab­lis dans la strati­gra­phie : on retrou­ve par exem­ple la Grande Oxy­da­tion il y a 2,4 mil­liards d’années, ou l’explosion biologique ordovi­ci­enne il y a 500 mil­lions d’années. Un évène­ment peut tout à fait être diachronique, comme l’est l’Anthropocène. [N.D.L.R. : Le groupe de tra­vail Anthro­pocène indique avoir con­sid­éré en détail cette pos­si­bil­ité, et con­clut qu’elle est incom­pat­i­ble avec les don­nées strati­graphiques4.]

#2 : IL EST POSSIBLE DE DÉFINIR PRÉCISÉMENT L’ANTHROPOCÈNE.

Vrai : Des scientifiques ont défini un marqueur du début de l’Anthropocène.

MM. Un groupe de tra­vail dédié à l’Anthropocène a été mis en place en 2009 à la demande de l’Union inter­na­tionale des sci­ences géologiques. En 2019, ce groupe a pro­posé de retenir le terme Anthro­pocène. En 2023, il a même défi­ni un clou d’or [N.D.L.R : un repère qui per­met de définir la lim­ite entre deux étages géologiques] dans les sédi­ments du lac Craw­ford, au Cana­da. On y observe en effet – et à tra­vers tout le globe – une hausse rapi­de des con­cen­tra­tions de deux iso­topes du plu­to­ni­um, qui cor­re­spon­dent aux pre­miers essais nucléaires ter­restres. Le début de l’Anthropocène serait ain­si défi­ni en 1952. En dehors du mar­queur nucléaire, de nom­breux autres indi­ca­teurs enreg­istrent un change­ment abrupt à cette époque : la teneur en gaz à effet de serre aug­mente, la bio­di­ver­sité chute, la pol­lu­tion s’accumule, des déchets fab­riqués par l’humanité (comme le plas­tique) s’accumulent.

Cer­tains ont pu cri­ti­quer le choix du lac Craw­ford pour définir le clou d’or mar­quant le début de l’Anthropocène, en rai­son notam­ment de son manque d’accessibilité. Mais que dire alors du site offi­cielle­ment retenu pour le clou d’or du début de l’Holocène ? C’est un sondage dans la calotte glaciaire du Groen­land, men­acée à terme de dis­pari­tion en rai­son du réchauf­fe­ment cli­ma­tique en cours…

Faux : Il n’est pas possible de définir rigoureusement le début de l’Anthropocène.

JP. Il existe des traces géologiques de la présence humaine, et ce bien avant le début pro­posé de l’Anthropocène (début de l’agriculture, peu­ple­ment des Amériques, révo­lu­tion indus­trielle, etc.). Par­mi les argu­ments con­tre la recon­nais­sance de l’Anthropocène en tant qu’époque géologique, plusieurs con­cer­nent le début de l’Anthropocène. Il ne peut pas être défi­ni rigoureuse­ment car il a com­mencé à dif­férents moments et en dif­férents endroits de la Terre. De plus, la date pro­posé (1952) ne fait aucun sens puisque l’impact de l’humanité sur la Terre est bien plus ancien. La Sec­onde Guerre mon­di­ale serait ain­si pré-Anthro­pocène ?! Enfin, le clou d’or pro­posé – le lac Craw­ford – ne rem­plit pas les stan­dards de l’échelle des temps géologiques : il est peu acces­si­ble et géologique­ment instable.

EE. Il est poten­tielle­ment pos­si­ble de définir pré­cisé­ment une date et un mar­queur de l’Anthropocène, mais il n’y a pas d’utilité sci­en­tifique évi­dente à cela – surtout si elle est récente. Il existe de meilleures façons de com­pren­dre l’Anthropocène en tant que proces­sus et évène­ment en cours, plutôt qu’un change­ment glob­al abrupt sur­venu en 1952.

Incertain : Des positions contradictoires subsistent, elles ne reposent pas toujours sur les preuves scientifiques.

MM. La déci­sion de la Com­mis­sion inter­na­tionale de strati­gra­phie de refuser la recon­nais­sance de l’Anthropocène peut paraître sur­prenante : en effet en 2023, le groupe de tra­vail dédié avait recom­mandé l’adoption de l’Anthropocène et pro­posé un clou d’or.

Mais je com­prends les réti­cences des géo­logues. Il faut tout d’abord rap­pel­er que l’époque Anthro­pocène a été pro­posée en 2000 par Paul Josef Crutzen. Ce chimiste qui tra­vaille sur l’ozone stratosphérique est recon­nu par la com­mu­nauté sci­en­tifique inter­na­tionale, il a reçu le prix Nobel de chimie. Mais il n’est pas géo­logue… Qu’un chimiste pro­pose de revis­iter l’échelle des temps géologiques peut être une source de dif­fi­culté. Enfin, les échelles de temps géologiques sont très longues, sou­vent de mil­lions d’années. Le change­ment d’échelle est ici rad­i­cal, avec un Anthro­pocène qui com­mencerait en 1952 c’est-à-dire il y a seule­ment 72 ans !

#3 : NOUS POUVONS TOUJOURS CONTINUER À PARLER D’ANTHROPOCÈNE.

Vrai : Le terme fédère de nombreux scientifiques.

MM. La com­mu­nauté sci­en­tifique inter­na­tionale s’est emparée de ce terme dès sa propo­si­tion. Il existe des revues dédiées, et les grandes revues sci­en­tifiques comme Nature et The Holocene ont con­sacré des numéros spé­ci­aux à l’Anthropocène. Ce terme fédère les sci­en­tifiques des sci­ences naturelles et humaines, c’est une ban­nière por­teuse auprès des instances qui nous gou­ver­nent et nous con­tin­uerons à l’utiliser. Pour moi, le refus d’une recon­nais­sance offi­cielle envoie un sig­nal négatif aux sci­en­tifiques, mais surtout aux respon­s­ables poli­tiques et économiques et à l’opinion publique. Je crains qu’elle ne serve d’alibi à l’inaction face au change­ment cli­ma­tique. C’est une vraie source de con­fu­sion que l’on peut déplorer.

EE. Je pense que les sci­en­tifiques con­tin­ueront à dis­cuter de la sig­ni­fi­ca­tion de « l’ère humaine » en util­isant le terme Anthro­pocène, et prob­a­ble­ment d’autres. Les sociétés humaines ne sont pas le pre­mier ou le seul change­ment glob­al de la planète causé par les organ­ismes, mais c’est le plus récent et il est dif­férent des précé­dents à bien des égards. Il n’est pas néces­saire de définir offi­cielle­ment l’époque de l’An­thro­pocène pour que la dis­cus­sion se poursuive.

Incertain : Le débat fait partie de la méthode scientifique, et cette décision n’est pas irrévocable.

MM. Mal­gré la déci­sion de la Com­mis­sion inter­na­tionale de strati­gra­phie, le débat se pour­suit. En tant que sci­en­tifiques, nous sommes habitués à voir évoluer les réc­its et les inter­pré­ta­tions à mesure que les don­nées pro­gressent, et je pense qu’avec l’accentuation de la crise écologique, la rup­ture mar­quée par l’Anthropocène devien­dra de plus en plus évidente.

JP. Il n’y a rien de faux à utilis­er l’Anthropocène en tant que terme sci­en­tifique, mais il faudrait plutôt par­ler d’évènement que d’époque. Si l’Anthropocène a démar­ré il y a seule­ment 70 ans, alors son impact futur est basé sur des pré­dic­tions et non sur des don­nées géologiques disponibles. Par con­séquent, sa recon­nais­sance devrait être actée par les futures généra­tions de géologues.

Anaïs Marechal

1https://​www​.ign​.fr/​a​t​l​a​s​-​i​g​n​-​d​e​s​-​c​a​r​t​e​s​-​d​e​-​l​a​n​t​h​r​o​p​o​c​e​n​e​-​2​0​2​4​-​i​n​t​e​l​l​i​g​e​n​c​e​-​a​r​t​i​f​i​c​ielle
2https://​www​.sci​encedi​rect​.com/​j​o​u​r​n​a​l​/​a​n​t​h​r​o​p​ocene
3https://​stratig​ra​phy​.org/​n​e​w​s/152
4https://​earth​arx​iv​.org/​r​e​p​o​s​i​t​o​r​y​/​v​i​e​w​/​6954/

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