L’agriculture trouvera-t-elle son salut dans les mathématiques ?
- En matière agricole de sérieux problèmes sont devant nous: la sécurité alimentaire, l’agroécologie, la décarbonation, la restauration des sols.
- Nitrates et mécanisation ont permis une augmentation spectaculaire de la productivité agricole mais consomment des hydrocarbures.
- Maintenir une forte productivité tout en verdissant l’agriculture est possible en raisonnant à l’échelle du système alimentaire, et en améliorant la coordination entre producteurs, consommateurs, distributeurs, et investisseurs financiers.
- L'enjeu est donc de mieux modéliser : plus de données, mieux partagées, et mieux exploitées, avec des modèles plus complexes, intégrant agronomie, climat et marchés.
- La mathématisation de l’agriculture sera possible à travers une plateformisation de l’alimentation européenne, permettant le partage des données entre tous les acteurs.
Cet article fait partie du quatrième numéro de notre magazine Le 3,14, dédié à
l’agriculture. Découvrez-le ici.
Pour penser l’agriculture de demain, vous insistez sur la nécessité de raisonner à l’échelle du système alimentaire. N’est-ce pas oublier le cœur de ce système, la production ?
C’est pour mieux y revenir, et pour ouvrir des espaces de réflexion. Le système alimentaire est au confluent de différents contextes : la distribution, la consommation, et la production. Cette dernière était jadis une fonction directe de trois facteurs : le sol, les animaux, les humains. L’ensemble a été rendu plus productif grâce à la mécanisation et aux nitrates, c’est-à-dire aux hydrocarbures. Nous mangeons du pétrole ! Peut-on maintenir cette productivité sans pétrole ? C’est toute la question aujourd’hui, et elle est très difficile à traiter si l’on s’en tient à la seule production.
Si l’on raisonne à l’intérieur de l’exploitation, une réponse possible passe par la low tech, c’est-à-dire le retour aux pratiques qui existait avant la mécanisation. Mais la question de la productivité revient vite, et avec elle celle des coûts.
Une autre réponse consiste inversement à augmenter l’intensité technologique. Mais cela pose encore de nombreux problèmes : il n’est pas facile d’extraire de la betterave avec un robot. Et l’énergie reste au centre du jeu, même si on peut imaginer un déport vers l’électricité.
En revanche, si on élargit la réflexion, en passant de la ferme aux différents contextes dans lesquelles elle s’inscrit, et notamment au système alimentaire, d’autres possibilités apparaissent. On peut optimiser l’organisation, faire en sorte que l’agriculture s’intègre mieux au sein des chaînes alimentaires et des chaînes de financement. Il y a ici beaucoup de potentiel, car nous parlons d’un monde mal organisé, fragmenté et peu modélisé, où nombre de décisions sont prises d’une manière peu coopérative.
Comment améliorer la coopération : plus d’État, plus de marché ?
Pour optimiser l’organisation, des politiques publiques sont nécessaires. La question de la sécurité alimentaire est depuis plusieurs décennies un problème invisible dans l’espace public, mais ce n’est pas parce que le problème a été résolu qu’il ne se reposera pas. Les questions de souveraineté alimentaire se reposeront vite, car le changement climatique va mettre les systèmes de production à rude épreuve.
Pour autant, il ne s’agit certainement pas de tout centraliser, à la façon du Gosplan dont on connaît les résultats désastreux en matière agricole. L’enjeu est bien plutôt de parvenir à une meilleure coordination entre des acteurs dont les intérêts aujourd’hui ne sont pas alignés.
L’un des horizons est donc, d’ici trente ans, une plateforme pour l’alimentation européenne, avec un partage d’un certain nombre de données entre tous les acteurs. La plateforme livrera les grands distributeurs et permettra aussi aux financiers de réaliser des analyses de risques. La plateformisation permet la mathématisation de l’agriculture. Elle est la clé d’une meilleure organisation. L’enjeu est de rendre les différentes chaînes (production, distribution, financement) plus collaboratives et de disposer de nouveaux outils d’aide à la décision. Pour cela, il importe de modéliser ces chaînes de bout en bout, de l’exploitation agricole jusqu’à la distribution et aux fonds d’investissement, et d’outiller les processus de prise de décision à toutes les mailles géographiques. Il faut mettre les maths au service de l’agriculture.
Est-ce un retour à l’esprit des coopératives agricoles qui ont marqué la modernisation de l’agriculture européenne après 1945 ?
Oui, au sens où le modèle coopératif en Europe a pallié la trop faible taille des exploitations en permettant, par exemple, de mutualiser les équipements : modernisation et coopération sont allées de pair et on a alors franchi un palier. Ces coopératives, dont certaines sont devenues très puissantes, étaient organisées comme des centrales d’achat et de vente, avec quelques conseils.
Mais le côté vertueux de ce modèle a été grevé par deux phénomènes : le premier est qu’il n’appartient qu’aux agriculteurs. Le second est que l’agriculture européenne a été organisée en silos, et qu’elle a été organisée dans le cadre d’une politique de production agricole. Les politiques publiques ont ainsi créé une séparation nette entre production et alimentation, qui se lit encore aujourd’hui dans le Green Deal.
Il est temps de les réconcilier, et les modèles mathématiques en sont capables. La plateformisation et la modélisation offrent un moyen de gérer les décisions collectives et d’y introduire plus de rationalité.
Le secteur agroalimentaire de son côté optimise sa logistique, ses procédés industriels et prévoit ses ventes de produits alimentaires grâce à des modèles. Mais rien n’est coordonné.
Pourtant, on utilise aujourd’hui beaucoup de modèles dans les exploitations.
Oui, mais ils sont eux aussi marqués par une incroyable fragmentation. L’expertise agricole est stockée dans des milliers de petits outils, tableurs, mini-simulateurs, petits calculateurs, développés ad hoc par des agriculteurs, des instituts techniques, des associations, des industriels de l’agroalimentaire, des coopératives ou des laboratoires, sans aucune consolidation. Ces outils sont en général « hors système d’information », c’est-à-dire qu’ils ne sont alimentés par aucun flux de données récurrents. Ils sont aussi peu ergonomiques, faute d’investissement, et pour la plupart inutilisés. Enfin et surtout, ce qui leur manque est une approche systémique.
Côté technique, on modélise la génétique végétale et animale, ainsi que les prescriptions d’engrais et de produits phytosanitaires. Sur le plan financier et comptabilité agricole, on modélise les scores de risque, les indicateurs de performance et les business plans sur la base de modèles réglementaires. Mais l’agriculture ne dispose d’aucun modèle systémique à l’échelle de l’exploitation. Les outils d’aide à la décision ne modélisent en général qu’une seule et unique facette du vivant : la lutte contre telle ou telle maladie, la réalisation de telle ou telle pratique, bref, un tout petit bout du système global.
Le secteur agroalimentaire de son côté optimise sa logistique, ses procédés industriels et prévoit ses ventes de produits alimentaires grâce à des modèles. Mais rien n’est coordonné.
Quant aux modèles utilisés par les politiques publiques, ils sont obsolètes et servent, je caricature à peine, à distribuer des subventions. Ce sont des modèles de flux et d’équilibres économiques tournés vers le passé et qui ignorent la dimension agronomique. On est ainsi dépourvus d’outils pour piloter le Green Deal, ce qui explique que l’idéologie prenne le pas sur la réalité : le chiffre de 30% de pesticides en moins est ainsi un chiffre politique, qui n’est pas nourri par des données. En matière de données et de modélisation tout reste à faire.
La transition énergétique et environnementale offre-t-elle une opportunité pour passer à de nouveaux modèles ?
Elle ne nous laisse pas le choix. Les problèmes de mauvaise coordination, de fragmentation et de séparation entre production et alimentation expliquent en grande partie le malaise de l’agriculture européenne, un secteur mal financé par le secteur privé et soutenu par des fonds publics, qui s’interroge sur son avenir et a du mal à investir.
Pourtant, les vrais problèmes sont devant nous : la sécurité alimentaire, l’agroécologie, la décarbonation, la restauration des sols. Tout est à faire, dans un contexte marqué par le changement climatique, les tensions sur les matières premières et de probables turbulences sur les marchés mondiaux de produits agricoles et alimentaires.
L’agriculture qu’on avait simplifiée au prix du carbone et des subventions est soudain redevenue ce qu’elle était : une activité complexe, parce que le vivant est complexe. Et l’alimentation est un sujet très compliqué. Le secteur doit désormais faire face à des injonctions contradictoires qui le placent au seuil d’un bouleversement majeur.
De la nouvelle donne géopolitique à la hausse du prix de l’énergie et donc des intrants, tous les éléments sont réunis pour une crise, avec des effets domino. Même un élément mineur comme l’étiquetage environnemental contribue à déstabiliser le système.
Cette grande perturbation ouvre un champ pour la création de nouveaux modèles, et la technologie est là : sans attendre la plateformisation, nous sommes aujourd’hui capables de créer et faire tourner des modèles suffisamment sophistiqués et riches en données pour permettre une mathématisation de la production, mais aussi du comportement des consommateurs, et du financement – ce dernier enjeu étant capital pour accélérer la transformation.
S’il faut modéliser, c’est parce que nous sommes collectivement aveugles, et que nous regardons vers le passé alors que les défis sont devant. Les acteurs ont conscience de ce qui les attend. Il s’agit maintenant pour eux est désormais de s’organiser pour ne pas prendre la vague de plein fouet.