Afforestation : « les bénéfices sont surestimés »
Début 2019, un article scientifique intitulé « The global tree restoration potential » a été publié par Bastin et al.1 dans la prestigieuse revue Science, faisant immédiatement des vagues dans le monde entier. Les auteurs y expliquent que la plantation massive d’arbres à travers le monde pourrait permettre d’atténuer le changement climatique dans des proportions bien plus importantes que ce que l’on imaginait jusqu’alors. Ils concluent que la plantation de 0,9 milliard d’hectares d’arbres supplémentaires permettrait de stocker 205 milliards de tonnes de carbone, affirmant ainsi que la restauration et la plantation de forêts à l’échelle mondiale est « la solution la plus efficace à ce jour pour lutter contre le changement climatique ».
L’étude offrait donc une piste concrète et fiable pour réduire le CO2 atmosphérique, et cela lui a permis de devenir dès la fin de l’année le deuxième article sur le changement climatique le plus cité dans la presse, avec près de 600 articles. Néanmoins, cette affirmation frappante a depuis provoqué une réaction virulente de la part des scientifiques, notamment cinq commentaires techniques2 indiquant que l’étude surestimait considérablement le potentiel écologique de la plantation massive d’arbres. Nous nous sommes entretenus avec deux experts représentant les perspectives des sciences naturelles et sociales pour comprendre les problèmes posés par cette voie en termes écologiques, politiques et scientifiques.
Il y a beaucoup à dire sur la controverse scientifique que l’article de 2019 a suscitée. Pourquoi ce sujet est-il toujours d’actualité, deux ans après ?
Julia Pongratz. Les chercheurs de l’étude ont utilisé une grande quantité de mesures de photo-interprétation et les ont combinées avec des informations sur le climat et les sols pour calculer le potentiel mondial de couverture des arbres. Ces estimations de haute résolution de la couverture arborée potentielle sont indispensables dans des domaines tels que la recherche sur le climat pour évaluer la quantité de végétation qui existe en l’absence d’intervention humaine. À cet égard, l’étude est une réussite louable. Sur la base de cette nouvelle estimation, les auteurs ont ensuite tiré des conclusions concernant la quantité de carbone qui pourrait être absorbée si la couverture arborée était restaurée partout [en dehors des terres cultivées actuelles]. Par rapport aux estimations précédentes, l’étude se situait dans la fourchette haute en termes de potentiel de réduction du CO2. La plupart des commentaires techniques suivants ont critiqué ce point, affirmant que Bastin et ses coauteurs ont fortement surestimé les avantages environnementaux de la plantation d’arbres.
Stephen Woroniecki. La crainte des scientifiques est que nous surestimions considérablement la quantité de carbone pouvant être absorbée par les écosystèmes terrestres. Dans une telle situation, l’économie mondiale pourrait continuer à produire des gaz à effet de serre, et se rendre compte trop tard que le puits de carbone créé par les arbres est moins efficace que présumé – ou qu’il est lui-même vulnérable au changement climatique. Mais malgré les avertissements, la plantation d’arbres constitue un élément central de nombreuses propositions politiques. Ainsi, et même si de nombreux scientifiques ont rejeté l’article original, leurs conclusions ont eu un impact sur le débat public. Planter des arbres ou les laisser repousser naturellement est un volet important de la lutte contre le changement climatique, mais ce n’est pas une solution miracle, et cela ne peut pas compenser les émissions produites par les autres secteurs de l’économie.
Il semble également y avoir une certaine confusion quant à la terminologie à employer, notamment entre le « reboisement » et le « boisement ». Pouvez-vous nous expliquer ?
SW. Le boisement consiste à planter des arbres là où ils n’ont jamais poussé auparavant – ou du moins à une époque récente, significative pour nous. Il s’agit notamment de planter des arbres dans des prairies ou d’autres types d’écosystèmes qui, historiquement, ont compté peu d’arbres. La reforestation consiste, au contraire, à replanter des arbres là où ils avaient déjà poussé. C’est le cas, par exemple, dans certaines parties du bassin amazonien, où la reforestation vise à rétablir des forêts préexistantes.
JP. Les scientifiques craignent que le boisement n’endommage des écosystèmes essentiels à la biodiversité et au piégeage du carbone. Planter des arbres sur des prairies ou drainer des tourbières pour y installer des massifs forestiers pourrait avoir des conséquences négatives sur le climat, mais aussi sur la faune et la flore locales. Les estimations de Bastin et ses collègues incluent l’aménagement de tous les pâturages, les prairies et les zones arbustives, ce qui nécessiterait des changements massifs dans notre gestion agricole et/ou nos régimes alimentaires actuels.
Il y a eu cinq commentaires techniques au total. Pouvez-vous nous parler du contrecoup scientifique ?
JP. L’une des principales critiques du manuscrit original était qu’il laissait penser que les écosystèmes existants étaient totalement décarbonés, ce qui est clairement une hypothèse erronée ; même si les prairies ont peu de biomasse, les stocks de carbone des sols sont importants. La section sur la méthodologie a ainsi été modifiée a posteriori afin de corriger les chiffres, qui sont très similaires aux originaux mais tiennent désormais compte du carbone présent dans les écosystèmes actuels. C’est une façon de faire insatisfaisante pour le processus de publication scientifique : un changement méthodologique aussi important aurait dû donner lieu à une nouvelle validation formelle par les pairs, ce qui ne s’est pas produit. Je pense que la confiance en la méthode scientifique a été mise à mal. En Allemagne, l’un des plus grands journaux a consacré une page entière à cette nouvelle panacée contre le changement climatique… avant de reconnaître, dès le lendemain, que ces affirmations étaient fortement critiquées par des chercheurs renommés. Cela a laissé le public croire qu’il y avait un différend dans la communauté scientifique, alors que ça n’est pas vraiment le cas. L’affirmation selon laquelle la reforestation/le boisement est « notresolution climatique la plus efficace à ce jour » a ensuite été retirée de l’article parce qu’elle n’est pas vraie ; de toute évidence, la principale solution est de réduire nos émissions anthropiques provenant des combustibles fossiles, des carbonates ainsi que de l’utilisation des terres. Mais le mal est fait, et la perception publique de ce champ de recherche a été altérée.
Y a‑t-il d’autres préoccupations importantes ?
SW. Oui, il y a deux autres questions à prendre en compte lorsque l’on plante des arbres pour régler le problème du carbone. L’une concerne la biodiversité : quels seront les effets de la plantation d’arbres à grande échelle sur la faune et la flore ? Et l’autre est d’ordre social : comment ces projets affecteront-ils les personnes qui vivent dans ces régions ? Le rapport spécial du GIEC sur le changement climatique et les terres émergées3 est une excellente ressource sur ces conséquences négatives. Son analyse de la reforestation montre également que les effets négatifs sur la sécurité alimentaire seront probablement moins prononcés pour la reforestation que pour le boisement. Tout dépend du type d’arbres plantés, de leur emplacement et de leur capacité à répondre aux besoins locaux. Il existe de terribles exemples de forêts primaires abattues dans le seul but de planter des arbres et d’en revendiquer les bénéfices pour le climat.
Je suis également préoccupé par le fait que les paysages puissent être considérés comme des espaces vides, attendant d’être remplis. Lorsque l’on cartographie le potentiel de restauration sans tenir compte des personnes qui y vivent, on court le risque d’empiéter sur les droits des peuples, en particulier dans les pays où la gouvernance est médiocre et où les droits de l’Homme sont systématiquement négligés. Les chances que la restauration ou le boisement contribuent à des résultats positifs en matière de développement dans ces endroits sont beaucoup plus faibles.
JP. N’oublions pas non plus que lorsque nous parlons de l’impact climatique de la culture des arbres, il n’y a pas que le CO2 qui entre en ligne de compte. Nous devons également nous soucier des effets biogéophysiques, comme les changements dans les flux d’énergie et d’eau. Planter une forêt peut facilement modifier les températures locales de plusieurs degrés, selon la région. Nous sommes encore en train de comprendre quelles forêts créent un effet de refroidissement, lesquelles peuvent entraîner un réchauffement, s’il est possible d’atténuer les extrêmes de chaleur ou les conditions de sécheresse. L’idéal serait de créer des situations « gagnant-gagnant » d’atténuation et d’adaptation au changement climatique lorsque la forêt plantée contrebalance localement l’effet du réchauffement planétaire.
Certains pensent que le problème réside en partie dans la tentative de gérer la plantation d’arbres à l’échelle mondiale. La gestion locale est-elle une meilleure solution ?
SW. Au sein de la communauté des chercheurs, il existe un débat entre les tenants d’une approche communautaire et ceux qui privilégient les projets à plus grande échelle, axés sur des objectifs globaux et dans lesquels la communauté peut être une dimension secondaire. Trouver un équilibre entre les deux est la raison pour laquelle certaines organisations – comme l’UICN et l’Initiative pour des solutions basées sur la nature de l’Université d’Oxford – ont établi des garde-fous dans leurs projets de plantation à grande échelle. Impliquer les populations locales dès le début, écouter leurs histoires et leurs priorités peut vous mener bien plus loin que de débarquer et de clôturer une nouvelle plantation.
JP. Toutes les méthodes terrestres d’élimination du dioxyde de carbone sont mises en œuvre localement. C’est une très bonne chose de créer une nouvelle couverture forestière absorbant le CO2, mais si elle est rasée cinq ans plus tard parce que les agriculteurs locaux n’ont pas d’autre choix que de s’installer sur ces terres, on n’a pas beaucoup avancé. Pour évaluer l’acceptabilité sociale de mesures telles que le boisement, il est important de faire intervenir directement les parties prenantes sur le terrain. Nous évoluons donc désormais vers une approche interdisciplinaire, dans laquelle les spécialistes des sciences naturelles et les économistes, qui se sont toujours intéressés aux interactions entre les forêts et le changement climatique, collaborent activement avec les sciences sociales et humaines.