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Transition énergétique : il reste des pistes encore largement sous-exploitées

Comment libérer le potentiel des réseaux de chaleur

Johanna Ayrault, chercheuse postdoctorale à l'école MINES Paristech
Le 18 septembre 2024 |
7 min. de lecture
Johanna Ayrault
Johanna Ayrault
chercheuse postdoctorale à l'école MINES Paristech
En bref
  • Les réseaux de chaleur posent des problèmes sociétaux et environnementaux.
  • Le contexte incertain, la complexité et le manque de transparence des systèmes existants entravent le développement de réseaux de chaleur plus durables.
  • Il est nécessaire de rétablir la confiance entre les parties prenantes pour que la co-création puisse débloquer leur développement.
  • Les pratiques de co-création nécessiteront de nouvelles compétences, de la conception de la gouvernance à la sécurisation des ressources.

Les réseaux de chaleur sont des infra­struc­tures de chauffage col­lec­tif appar­tenant aux autorités publiques locales. Ils dis­tribuent la chaleur à par­tir d’u­nités de pro­duc­tion (chaudières cen­tral­isées, cen­trales géother­miques, « pro­som­ma­teurs ») vers des bâti­ments con­nec­tés (hôpi­taux, loge­ments soci­aux, maisons indi­vidu­elles) par l’in­ter­mé­di­aire d’un flu­ide – générale­ment de l’eau sur­chauf­fée. Par exem­ple, la com­po­si­tion de l’of­fre et les pro­fils des con­som­ma­teurs vari­ent beau­coup d’un pays à l’autre, en fonc­tion des ressources disponibles et de la den­sité énergé­tique de la région. Si le chauffage urbain est encore large­ment basé sur les com­bustibles fos­siles dans l’UE, de plus en plus de sources de chaleur renou­ve­lables et de déchets sont inté­grés à l’of­fre, ce qui en fait un for­mi­da­ble levi­er pour la tran­si­tion énergé­tique1.

#1 Le chauffage urbain public est confronté à des défis environnementaux et sociétaux

La mise en place d’un réseau de chaleur neu­tre en car­bone néces­site un change­ment des moyens de pro­duc­tion de chaleur, qui doivent pass­er de méth­odes à forte inten­sité fos­sile à des méth­odes décar­bonées. Cepen­dant, la décar­bon­i­sa­tion peut emprunter de nom­breuses voies. Il n’ex­iste pas de solu­tion claire et opti­male quel que soit le con­texte. Pour trou­ver la solu­tion la plus respectueuse de l’en­vi­ron­nement, il faut sou­vent utilis­er les ressources locales, une var­iété de sources de chaleur et, coor­don­ner de mul­ti­ples acteurs locaux (dont la plu­part ne sont pas des pro­fes­sion­nels du marché du chauffage). La sécuri­sa­tion des ressources locales (comme la chaleur résidu­elle des indus­tries locales ou les ressources en bio­masse) est un défi qui doit être relevé pour engager des investisse­ments à long terme. Plusieurs pro­jets européens se sont attaqués à ce prob­lème pré­cis, en essayant de pro­pos­er des mécan­ismes et des claus­es con­tractuelles pour sécuris­er les ressources locales et libér­er le poten­tiel d’in­vestisse­ment2. Cer­taines autorités publiques – par exem­ple à Dunkerque – jouent égale­ment un rôle dans la facil­i­ta­tion de ces parte­nar­i­ats, en four­nissant des assur­ances aux indus­triels (débouché de pro­duc­tion, etc.).

Une autre incer­ti­tude provient de la déf­i­ni­tion du chauffage urbain « durable ». Elle peut vari­er en fonc­tion des déci­sions poli­tiques. Cer­tains pays, comme le Dane­mark, ont déjà aban­don­né les sources de chaleur à forte inten­sité de car­bone au prof­it de chaudières à bio­masse, grâce à des mesures d’incitation. Ces nou­velles infra­struc­tures ont une durée de vie de plusieurs décen­nies, mais leur équili­bre financier est men­acé. La dura­bil­ité de la bio­masse étant de plus en plus con­sid­érée comme prob­lé­ma­tique au niveau poli­tique, les inci­ta­tions et les sub­ven­tions pour­raient être réaf­fec­tées à d’autres tech­nolo­gies. De même, les résul­tats de la tax­onomie européenne peu­vent avoir un impact sur la capac­ité d’in­vestisse­ment dans cer­taines technologies. 

Dans l’ensem­ble, le pas­sage à un réseau de chaleur durable néces­site des investisse­ments à long terme. Mais il y a un niveau élevé d’in­cer­ti­tude sur ce qui serait le meilleur investisse­ment pour aujour­d’hui et pour demain, ain­si qu’un manque de savoir-faire sur la sécuri­sa­tion des ressources locales dans les pro­jets à long terme. Ces investisse­ments à long terme et la con­cep­tion générale de l’in­fra­struc­ture font des réseaux de chaleur un véri­ta­ble mono­pole ; il y a rarement plusieurs opéra­teurs de chauffage urbain dans la même zone, ce qui sig­ni­fie que con­traire­ment à d’autres infra­struc­tures énergé­tiques, vous ne pou­vez pas chang­er votre abon­nement d’un opéra­teur à l’autre. Cet effet de ver­rouil­lage peut être perçu comme une charge par le con­som­ma­teur final, d’au­tant plus qu’il n’est générale­ment pas l’abon­né. En France, les réseaux de chaleur rac­cor­dent des immeubles et non des loge­ments indi­vidu­els. L’in­ter­locu­teur prin­ci­pal de l’opéra­teur du réseau est donc le pro­prié­taire du bâti­ment, et non l’u­til­isa­teur final de la chaleur. Cela sig­ni­fie que l’u­til­isa­teur final a très peu de pou­voir sur la four­ni­ture de chaleur : l’u­til­isa­teur ne peut pas choisir l’opéra­teur (qui est désigné par l’au­torité publique – comme la munic­i­pal­ité – sur la base d’un appel d’of­fres pub­lic), dans cer­tains cas il ne peut pas choisir si l’im­meu­ble est con­nec­té ou non au réseau (en par­ti­c­uli­er pour les loge­ments soci­aux), et s’il n’y a pas de comp­teurs indi­vidu­els, il n’a pas les moyens d’op­ti­miser le niveau de chauffage de son loge­ment, qui est prin­ci­pale­ment con­trôlé au niveau de l’im­meu­ble. Enfin, lorsque celui-ci paie le chauffage, l’u­til­isa­teur final reçoit sou­vent une fac­ture du pro­prié­taire de l’im­meu­ble, qui com­prend « chauffage et autres charges », ce qui rend dif­fi­cile la com­préhen­sion de la tar­i­fi­ca­tion du chauffage et des moyens d’ac­tion dont il dis­pose pour réduire sa facture. 

Ce prob­lème est encore ampli­fié par le fait que de mul­ti­ples acteurs sont impliqués dans les réseaux de chaleur, ce qui rend dif­fi­cile le partage des respon­s­abil­ités et crée une cer­taine opac­ité dans la com­mu­ni­ca­tion. Par exem­ple, dans le cas d’un défaut de livrai­son de chaleur pour un apparte­ment dans un loge­ment social, le prob­lème peut venir du sys­tème glob­al de chauffage urbain. La respon­s­abil­ité est donc partagée entre l’au­torité publique et l’opéra­teur du réseau, selon le type de con­trat régis­sant l’ex­ploita­tion du réseau. Le prob­lème peut égale­ment provenir de la main­te­nance du sys­tème de chauffage de l’im­meu­ble. Dans ce cas, la respon­s­abil­ité est partagée entre le pro­prié­taire du bâti­ment et l’en­tre­prise chargée de la main­te­nance de ce réseau sec­ondaire. Les prob­lèmes d’a­chem­ine­ment de la chaleur peu­vent égale­ment être dus à un manque d’iso­la­tion, ce qui relève de la respon­s­abil­ité du pro­prié­taire de l’im­meu­ble. La com­mu­ni­ca­tion entre tous ces acteurs n’est pas tou­jours opti­male. Par exem­ple, le rap­port 2021 du Gen­er­al Account­ing Office souligne le manque de trans­parence sur la gou­ver­nance du chauffage urbain – en par­ti­c­uli­er dans les cas de délé­ga­tion de ser­vice pub­lic sous forme de con­ces­sions – ce qui con­duit l’au­torité publique pro­prié­taire du réseau à avoir un con­trôle lim­ité sur son pro­pre ser­vice pub­lic3.

#2 La co-création peut contribuer à débloquer le développement du chauffage urbain durable

La co-créa­tion est un proces­sus de col­lab­o­ra­tion entre les acteurs locaux pour trou­ver des solu­tions inno­vantes aux enjeux publics4. Elle per­met d’in­té­gr­er dans la con­cep­tion et l’ex­ploita­tion du réseau une var­iété d’acteurs qui, autrement, seraient can­ton­nés dans des rôles prédéfi­nis et, ne par­ticiperaient pas à la gou­ver­nance du réseau (clients, asso­ci­a­tions de citoyens, etc.).

En rai­son de son approche col­lab­o­ra­tive et ouverte, la co-créa­tion s’in­scrit dans une dynamique glob­ale de reprise en main par les munic­i­pal­ités et les autorités publiques de leurs ser­vices publics dont l’ex­ploita­tion a longtemps été déléguée à des opéra­teurs privés. Les réseaux de chaleur font désor­mais par­tie de la plan­i­fi­ca­tion stratégique des autorités publiques, qui ont de nou­velles exi­gences à l’é­gard de ces opéra­teurs – comme la neu­tral­ité car­bone, la com­mu­ni­ca­tion avec les citoyens, etc. – et souhait­ent s’im­pli­quer plus étroite­ment dans la gou­ver­nance du réseau. 

En étant inté­grée à l’ensem­ble du cycle de vie de l’in­fra­struc­ture – ou au moins à son con­trat d’ex­ploita­tion – la co-créa­tion peut favoris­er son développe­ment en répon­dant aux défis men­tion­nés ci-dessous (tableau 1).

#3 Plusieurs aspects doivent être pris en compte lors de la conception d’une approche de co-création

La co-créa­tion néces­site un effort soutenu pen­dant toute la durée de vie de l’in­fra­struc­ture. Comme pour tout proces­sus rela­tion­nel, les ressources doivent être engagées sur le long terme pour garan­tir le suc­cès du proces­sus. Voici qua­tre principes qui peu­vent faciliter l’in­té­gra­tion de la co-créa­tion dans un pro­jet de chauffage urbain.

S’en­gager avec les par­ties prenantes : Une con­di­tion préal­able pour s’en­gager dans un proces­sus de co-créa­tion est de pren­dre le temps de com­pren­dre le ter­ri­toire. La co-créa­tion émerge de besoins et d’en­jeux com­muns. Par con­séquent, il est néces­saire de bien com­pren­dre les prin­ci­paux enjeux locaux et la dynamique exis­tante pour y répon­dre afin de met­tre en place un proces­sus de co-créa­tion per­ti­nent. Cette pre­mière étape peut égale­ment être un moyen d’ap­pren­dre à con­naître les acteurs locaux si vous n’êtes pas fam­i­li­er avec l’é­cosys­tème. Un aspect intéres­sant de cette pre­mière per­cep­tion du ter­ri­toire est l’ex­a­m­en des méth­odes exis­tantes util­isées, par exem­ple, pour la démoc­ra­tie locale, la com­mu­ni­ca­tion et la par­tic­i­pa­tion. Plus le proces­sus de co-créa­tion s’ap­puie sur l’ex­is­tant, plus il sera facile d’amen­er les gens à s’en­gager à aller un peu plus loin dans leur approche. 

Soutenir la co-créa­tion par la gou­ver­nance : Pour inté­gr­er la co-créa­tion le mieux pos­si­ble (et pas seule­ment en réac­tion à une crise), il est néces­saire de met­tre en place une stratégie d’en­gage­ment à long terme. En général, les par­ties prenantes ne réalisent que la co-créa­tion peut être intéres­sante que lorsqu’elles sont con­fron­tées à une crise. Or, la crise n’est pas le meilleur moment pour s’en­gager dans un proces­sus de co-créa­tion, car les gens sont polar­isés autour d’une ques­tion spé­ci­fique. Il est générale­ment plus facile d’in­té­gr­er la co-créa­tion dès la con­cep­tion des pro­jets, lorsque tout le monde s’en­gage à tra­vailler ensem­ble à la réso­lu­tion d’un prob­lème com­mun. Toute­fois, pour main­tenir cette dynamique et la ren­dre effi­cace en cas de crise, ce proces­sus de co-créa­tion pour­rait être inté­gré dans des accords gou­verne­men­taux. Ces accords définis­sent les rôles des par­ties prenantes, leur périmètre d’in­flu­ence et le proces­sus de prise de déci­sion. Ils peu­vent être incar­nés par une var­iété de for­mats d’en­gage­ment, conçus pour dif­férents moments du cycle de vie du pro­jet, des enjeux et des par­ties prenantes correspondantes. 

Garan­tir les ressources néces­saires tant en interne (pour les organ­i­sa­tions par­tic­i­pantes) qu’en externe, afin de sus­citer un cer­tain engage­ment en faveur de ces ressources et d’un change­ment cul­turel. La co-créa­tion requiert des ressources et des com­pé­tences spé­ci­fiques, dif­férentes des com­pé­tences tech­niques ou com­mer­ciales qui sont au cœur des équipes de pro­jet sur le chauffage urbain. S’en­gager dans des proces­sus de co-créa­tion à long terme sig­ni­fie garan­tir des ressources internes à l’or­gan­i­sa­tion par­tic­i­pante – par exem­ple, les per­son­nes par­tic­i­pant au proces­sus de co-créa­tion, mais aus­si les équipes de sou­tien pour con­cré­tis­er les actions décidées – et externes en garan­tis­sant l’en­gage­ment des par­ties prenantes ciblées, qui peu­vent être en dehors des par­ties prenantes habituelles du chauffage urbain. Par exem­ple, lors de la con­cep­tion d’ate­liers de co-créa­tion avec les citoyens pour con­cevoir la recon­fig­u­ra­tion d’une rue où le chauffage urbain va s’é­ten­dre, il est impor­tant de com­pren­dre com­ment inciter les citoyens à venir et à main­tenir leur engage­ment sur le long terme. Enfin, la co-créa­tion implique un change­ment cul­turel majeur, en décen­tral­isant la prise de déci­sion et en ren­dant l’in­fra­struc­ture publique plus démoc­ra­tique. L’im­por­tance de ce change­ment cul­turel et la néces­sité de l’ac­com­pa­g­n­er ne doivent pas être min­imisées si l’on veut con­cevoir un proces­sus de co-créa­tion solide.

Con­trôler l’im­pact : Un dernier principe en matière de co-créa­tion est de con­cevoir dès le départ un sys­tème de suivi du proces­sus lui-même (Qui est inté­gré ?  Quelles actions ont été entre­pris­es ? etc.) et de l’é­cosys­tème (Le périmètre du proces­sus de co-créa­tion doit-il vari­er ? Faut-il inté­gr­er de nou­velles par­ties prenantes au proces­sus de co-créa­tion ?). Les per­son­nes qui s’en­ga­gent dans la co-créa­tion doivent être respon­s­ables de leurs actions et s’ef­forcer de tou­jours s’amélior­er. La co-créa­tion n’est pas une fin en soi, mais un moyen de pren­dre des déci­sions. Ces déci­sions doivent débouch­er sur des actions con­crètes qui con­tribuent à résoudre des prob­lèmes locaux réels. Par ailleurs, la co-créa­tion n’est jamais totale­ment achevée, mais tou­jours en cours de con­struc­tion. Le proces­sus doit tou­jours être réadap­té, pour faire face aux nou­veaux enjeux, aux nou­velles deman­des, aux nou­veaux groupes de par­ties prenantes, etc. Au fur et à mesure que la cul­ture de col­lab­o­ra­tion se répand, de nou­velles formes de col­lab­o­ra­tion peu­vent émerg­er et entraîn­er une refonte com­plète du proces­sus de co-création.

1Euro­pean Com­mis­sion, Direc­torate-Gen­er­al for Ener­gy, Bac­quet, A., Galin­do Fer­nán­dez, M., Oger, A. et al., Dis­trict heat­ing and cool­ing in the Euro­pean Union – Overview of mar­kets and reg­u­la­to­ry frame­works under the revised Renew­able Ener­gy Direc­tive, Pub­li­ca­tions Office of the Euro­pean Union, 2022, https://​data​.europa​.eu/​d​o​i​/​1​0​.​2​8​3​3​/​9​62525
2Lygnerud, Kristi­na, Wheat­croft, Edward & Wynn, Hen­ry, 2019. Con­tracts, Busi­ness Mod­els and Bar­ri­ers to Invest­ing in Low Tem­per­a­ture Dis­trict Heat­ing Projects. Applied Sci­ences, 9(15).
3Cour des comptes (Gen­er­al Account­ing Office), 2021. Le chauffage urbain : une con­tri­bu­tion effi­cace à la tran­si­tion énergé­tique insuff­isam­ment exploitée.
4Torf­ing, Jacob, Sorensen, Eva & Roise­land, Asb­jorn, 2016. Trans­form­ing the Pub­lic Sec­tor into an Are­na for Co-cre­ation: Bar­ri­ers, Dri­vers, Ben­e­fits, and Ways For­ward. Admin­is­tra­tion & Soci­ety, 51(5).

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