Les réseaux de chaleur sont des infrastructures de chauffage collectif appartenant aux autorités publiques locales. Ils distribuent la chaleur à partir d’unités de production (chaudières centralisées, centrales géothermiques, « prosommateurs ») vers des bâtiments connectés (hôpitaux, logements sociaux, maisons individuelles) par l’intermédiaire d’un fluide – généralement de l’eau surchauffée. Par exemple, la composition de l’offre et les profils des consommateurs varient beaucoup d’un pays à l’autre, en fonction des ressources disponibles et de la densité énergétique de la région. Si le chauffage urbain est encore largement basé sur les combustibles fossiles dans l’UE, de plus en plus de sources de chaleur renouvelables et de déchets sont intégrés à l’offre, ce qui en fait un formidable levier pour la transition énergétique1.
#1 Le chauffage urbain public est confronté à des défis environnementaux et sociétaux
La mise en place d’un réseau de chaleur neutre en carbone nécessite un changement des moyens de production de chaleur, qui doivent passer de méthodes à forte intensité fossile à des méthodes décarbonées. Cependant, la décarbonisation peut emprunter de nombreuses voies. Il n’existe pas de solution claire et optimale quel que soit le contexte. Pour trouver la solution la plus respectueuse de l’environnement, il faut souvent utiliser les ressources locales, une variété de sources de chaleur et, coordonner de multiples acteurs locaux (dont la plupart ne sont pas des professionnels du marché du chauffage). La sécurisation des ressources locales (comme la chaleur résiduelle des industries locales ou les ressources en biomasse) est un défi qui doit être relevé pour engager des investissements à long terme. Plusieurs projets européens se sont attaqués à ce problème précis, en essayant de proposer des mécanismes et des clauses contractuelles pour sécuriser les ressources locales et libérer le potentiel d’investissement2. Certaines autorités publiques – par exemple à Dunkerque – jouent également un rôle dans la facilitation de ces partenariats, en fournissant des assurances aux industriels (débouché de production, etc.).
Une autre incertitude provient de la définition du chauffage urbain « durable ». Elle peut varier en fonction des décisions politiques. Certains pays, comme le Danemark, ont déjà abandonné les sources de chaleur à forte intensité de carbone au profit de chaudières à biomasse, grâce à des mesures d’incitation. Ces nouvelles infrastructures ont une durée de vie de plusieurs décennies, mais leur équilibre financier est menacé. La durabilité de la biomasse étant de plus en plus considérée comme problématique au niveau politique, les incitations et les subventions pourraient être réaffectées à d’autres technologies. De même, les résultats de la taxonomie européenne peuvent avoir un impact sur la capacité d’investissement dans certaines technologies.
Dans l’ensemble, le passage à un réseau de chaleur durable nécessite des investissements à long terme. Mais il y a un niveau élevé d’incertitude sur ce qui serait le meilleur investissement pour aujourd’hui et pour demain, ainsi qu’un manque de savoir-faire sur la sécurisation des ressources locales dans les projets à long terme. Ces investissements à long terme et la conception générale de l’infrastructure font des réseaux de chaleur un véritable monopole ; il y a rarement plusieurs opérateurs de chauffage urbain dans la même zone, ce qui signifie que contrairement à d’autres infrastructures énergétiques, vous ne pouvez pas changer votre abonnement d’un opérateur à l’autre. Cet effet de verrouillage peut être perçu comme une charge par le consommateur final, d’autant plus qu’il n’est généralement pas l’abonné. En France, les réseaux de chaleur raccordent des immeubles et non des logements individuels. L’interlocuteur principal de l’opérateur du réseau est donc le propriétaire du bâtiment, et non l’utilisateur final de la chaleur. Cela signifie que l’utilisateur final a très peu de pouvoir sur la fourniture de chaleur : l’utilisateur ne peut pas choisir l’opérateur (qui est désigné par l’autorité publique – comme la municipalité – sur la base d’un appel d’offres public), dans certains cas il ne peut pas choisir si l’immeuble est connecté ou non au réseau (en particulier pour les logements sociaux), et s’il n’y a pas de compteurs individuels, il n’a pas les moyens d’optimiser le niveau de chauffage de son logement, qui est principalement contrôlé au niveau de l’immeuble. Enfin, lorsque celui-ci paie le chauffage, l’utilisateur final reçoit souvent une facture du propriétaire de l’immeuble, qui comprend « chauffage et autres charges », ce qui rend difficile la compréhension de la tarification du chauffage et des moyens d’action dont il dispose pour réduire sa facture.
Ce problème est encore amplifié par le fait que de multiples acteurs sont impliqués dans les réseaux de chaleur, ce qui rend difficile le partage des responsabilités et crée une certaine opacité dans la communication. Par exemple, dans le cas d’un défaut de livraison de chaleur pour un appartement dans un logement social, le problème peut venir du système global de chauffage urbain. La responsabilité est donc partagée entre l’autorité publique et l’opérateur du réseau, selon le type de contrat régissant l’exploitation du réseau. Le problème peut également provenir de la maintenance du système de chauffage de l’immeuble. Dans ce cas, la responsabilité est partagée entre le propriétaire du bâtiment et l’entreprise chargée de la maintenance de ce réseau secondaire. Les problèmes d’acheminement de la chaleur peuvent également être dus à un manque d’isolation, ce qui relève de la responsabilité du propriétaire de l’immeuble. La communication entre tous ces acteurs n’est pas toujours optimale. Par exemple, le rapport 2021 du General Accounting Office souligne le manque de transparence sur la gouvernance du chauffage urbain – en particulier dans les cas de délégation de service public sous forme de concessions – ce qui conduit l’autorité publique propriétaire du réseau à avoir un contrôle limité sur son propre service public3.
#2 La co-création peut contribuer à débloquer le développement du chauffage urbain durable
La co-création est un processus de collaboration entre les acteurs locaux pour trouver des solutions innovantes aux enjeux publics4. Elle permet d’intégrer dans la conception et l’exploitation du réseau une variété d’acteurs qui, autrement, seraient cantonnés dans des rôles prédéfinis et, ne participeraient pas à la gouvernance du réseau (clients, associations de citoyens, etc.).
En raison de son approche collaborative et ouverte, la co-création s’inscrit dans une dynamique globale de reprise en main par les municipalités et les autorités publiques de leurs services publics dont l’exploitation a longtemps été déléguée à des opérateurs privés. Les réseaux de chaleur font désormais partie de la planification stratégique des autorités publiques, qui ont de nouvelles exigences à l’égard de ces opérateurs – comme la neutralité carbone, la communication avec les citoyens, etc. – et souhaitent s’impliquer plus étroitement dans la gouvernance du réseau.
En étant intégrée à l’ensemble du cycle de vie de l’infrastructure – ou au moins à son contrat d’exploitation – la co-création peut favoriser son développement en répondant aux défis mentionnés ci-dessous (tableau 1).
#3 Plusieurs aspects doivent être pris en compte lors de la conception d’une approche de co-création
La co-création nécessite un effort soutenu pendant toute la durée de vie de l’infrastructure. Comme pour tout processus relationnel, les ressources doivent être engagées sur le long terme pour garantir le succès du processus. Voici quatre principes qui peuvent faciliter l’intégration de la co-création dans un projet de chauffage urbain.
S’engager avec les parties prenantes : Une condition préalable pour s’engager dans un processus de co-création est de prendre le temps de comprendre le territoire. La co-création émerge de besoins et d’enjeux communs. Par conséquent, il est nécessaire de bien comprendre les principaux enjeux locaux et la dynamique existante pour y répondre afin de mettre en place un processus de co-création pertinent. Cette première étape peut également être un moyen d’apprendre à connaître les acteurs locaux si vous n’êtes pas familier avec l’écosystème. Un aspect intéressant de cette première perception du territoire est l’examen des méthodes existantes utilisées, par exemple, pour la démocratie locale, la communication et la participation. Plus le processus de co-création s’appuie sur l’existant, plus il sera facile d’amener les gens à s’engager à aller un peu plus loin dans leur approche.
Soutenir la co-création par la gouvernance : Pour intégrer la co-création le mieux possible (et pas seulement en réaction à une crise), il est nécessaire de mettre en place une stratégie d’engagement à long terme. En général, les parties prenantes ne réalisent que la co-création peut être intéressante que lorsqu’elles sont confrontées à une crise. Or, la crise n’est pas le meilleur moment pour s’engager dans un processus de co-création, car les gens sont polarisés autour d’une question spécifique. Il est généralement plus facile d’intégrer la co-création dès la conception des projets, lorsque tout le monde s’engage à travailler ensemble à la résolution d’un problème commun. Toutefois, pour maintenir cette dynamique et la rendre efficace en cas de crise, ce processus de co-création pourrait être intégré dans des accords gouvernementaux. Ces accords définissent les rôles des parties prenantes, leur périmètre d’influence et le processus de prise de décision. Ils peuvent être incarnés par une variété de formats d’engagement, conçus pour différents moments du cycle de vie du projet, des enjeux et des parties prenantes correspondantes.
Garantir les ressources nécessaires tant en interne (pour les organisations participantes) qu’en externe, afin de susciter un certain engagement en faveur de ces ressources et d’un changement culturel. La co-création requiert des ressources et des compétences spécifiques, différentes des compétences techniques ou commerciales qui sont au cœur des équipes de projet sur le chauffage urbain. S’engager dans des processus de co-création à long terme signifie garantir des ressources internes à l’organisation participante – par exemple, les personnes participant au processus de co-création, mais aussi les équipes de soutien pour concrétiser les actions décidées – et externes en garantissant l’engagement des parties prenantes ciblées, qui peuvent être en dehors des parties prenantes habituelles du chauffage urbain. Par exemple, lors de la conception d’ateliers de co-création avec les citoyens pour concevoir la reconfiguration d’une rue où le chauffage urbain va s’étendre, il est important de comprendre comment inciter les citoyens à venir et à maintenir leur engagement sur le long terme. Enfin, la co-création implique un changement culturel majeur, en décentralisant la prise de décision et en rendant l’infrastructure publique plus démocratique. L’importance de ce changement culturel et la nécessité de l’accompagner ne doivent pas être minimisées si l’on veut concevoir un processus de co-création solide.
Contrôler l’impact : Un dernier principe en matière de co-création est de concevoir dès le départ un système de suivi du processus lui-même (Qui est intégré ? Quelles actions ont été entreprises ? etc.) et de l’écosystème (Le périmètre du processus de co-création doit-il varier ? Faut-il intégrer de nouvelles parties prenantes au processus de co-création ?). Les personnes qui s’engagent dans la co-création doivent être responsables de leurs actions et s’efforcer de toujours s’améliorer. La co-création n’est pas une fin en soi, mais un moyen de prendre des décisions. Ces décisions doivent déboucher sur des actions concrètes qui contribuent à résoudre des problèmes locaux réels. Par ailleurs, la co-création n’est jamais totalement achevée, mais toujours en cours de construction. Le processus doit toujours être réadapté, pour faire face aux nouveaux enjeux, aux nouvelles demandes, aux nouveaux groupes de parties prenantes, etc. Au fur et à mesure que la culture de collaboration se répand, de nouvelles formes de collaboration peuvent émerger et entraîner une refonte complète du processus de co-création.