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Les grands fonds marins refont surface

Comment les scientifiques se penchent sur les fonds marins ?

Laurent Mortier, professeur à l'ENSTA (IP Paris)
Le 10 décembre 2024 |
6 min. de lecture
Laurent Mortier
Laurent Mortier
professeur à l'ENSTA (IP Paris)
En bref
  • Dans un contexte de crise du climat et de la biodiversité, l’observation des océans est aujourd'hui d'une importance capitale.
  • Les systèmes autonomes ont révolutionné l’observation du milieu marin par leur faible coût et l’utilisation de capteurs scientifiques miniaturisés jusqu'à des profondeurs de bientôt 6 000 mètres.
  • Des projets de recherche développent de systèmes autonomes performants (GROOM II) ou cherchent à intégrer des données marines à des modèles de prévision climatique (AMRIT).
  • Un jumeau numérique de la Terre peut être rendu possible grâce à des initiatives, en cartographiant les courants océaniques à haute résolution depuis l’espace.
  • Le projet de la Commission européenne, « Ocean Observation – Sharing Responsibility », s’il est adopté, pourrait obliger les États membres de l'UE à réaliser une observation opérationnelle de l’Océan et notamment de sa capacité d’absorption du carbone.

L’In­sti­tut Poly­tech­nique de Paris (IP Paris) est en train de créer un nou­veau Cen­tre Inter­dis­ci­plinaire pour l’étude des Mers et Océans, le CIMO. Ce pro­jet est le résul­tat de la fusion très prochaine de l’EN­S­TA Bre­tagne et de l’EN­S­TA Paris qui offre à l’IP Paris un cam­pus océanique à Brest et un poten­tiel impor­tant pour l’enseignement et la recherche marine et mar­itime. L’ob­ser­va­tion des océans est l’un des axes du CIMO. Dans le con­texte des crises cli­ma­tique et de bio­di­ver­sité, des objec­tifs du développe­ment durable, l’observation de l’Océan est aujour­d’hui d’une impor­tance cap­i­tale. Les Nations Unies ont juste­ment mis en place la « Décen­nie pour les sci­ences océaniques au ser­vice du développe­ment durable » (2021–2030) que l’UNESCO ani­me. Et les Nations Unies organ­isent la 3ème con­férence sur l’Océan, l’UNOC, qui aura lieu à Nice l’an­née prochaine. En tant qu’ingénieurs, les sci­en­tifiques de l’IP Paris peu­vent apporter un regard neuf sur la recherche de l’en­vi­ron­nement marin et des activ­ités mar­itimes et le CIMO va en être le creuset.

Les tech­niques d’ob­ser­va­tion des océans ont pro­gressé à pas de géant au cours des dernières décen­nies. Si depuis longtemps les obser­va­tions sont réal­isées à par­tir de navires de recherche, com­mer­ci­aux ou même de plai­sance et de course, ce sont les obser­va­tions par satel­lite qui, dans les années 1970, ont révo­lu­tion­né de nom­breux aspects de l’ob­ser­va­tion des ter­res et des océans. Aujour­d’hui, à l’ère de la robo­t­ique, les obser­va­tions de sur­face par les satel­lites peu­vent aller de façon totale­ment autonome de la sur­face au planch­er sous-marin. Les sys­tèmes autonomes, et en par­ti­c­uli­er les pla­neurs (ou glid­ers en anglais), ont révo­lu­tion­né l’ob­ser­va­tion du milieu marin. Ils sont peu coû­teux et peu­vent trans­porter des cap­teurs sci­en­tifiques minia­tur­isés jusqu’à des pro­fondeurs de bien­tôt 6 000 mètres. Et ils sus­ci­tent des inno­va­tions dans de nom­breux domaines.

Pour tir­er le meilleur par­ti de ces petits robots qui sont déployés en grand nom­bre –  4 000 pro­fileurs « Argo » aujourd’hui (les plus sim­ples de ces robots) – des infra­struc­tures spé­cial­isées sont nécessaires.

GROOM II et AMRIT, des projets clés pour soutenir la recherche océanique

En Europe, il existe de nom­breuses grandes Infra­struc­tures de Recherche (IRs) con­sacrées aux dif­férentes sci­ences ou grands sujets socié­taux et organ­isées et large­ment financées à l’échelle de l’Union européenne. L’une d’en­tre elles, dont tout le monde a enten­du par­ler, est le CERN [N.D.L.R. : L’Organisation européenne pour la recherche nucléaire]. Un autre est l’Ob­ser­va­toire européen aus­tral (ESO) situé au Chili, un ensem­ble de très grands téle­scopes. Dans le con­texte de l’ob­ser­va­tion des océans, le pro­jet Hori­zon 2020 GROOM II (Glid­ers for Research, Ocean Obser­va­tion and Man­age­ment Infra­struc­ture and Inno­va­tion) développe une IR européenne dis­tribuée pour soutenir la recherche et les Sys­tèmes d’Observation de l’Océan (OOSs) avec les sys­tèmes autonomes capa­bles de rester de longs mois, voire des années, en autonomie dans l’Océan.

Lau­rent Morti­er, de l’EN­S­TA Paris, depuis 20 ans, con­sacre sa car­rière à met­tre en place de telles IRs et OOSs. Il est aujour­d’hui le coor­di­na­teur du pro­jet Hori­zon Europe Advanced Marine Research Infra­struc­ture Togeth­er (AMRIT) après avoir coor­don­né GROOM II qui vient de s’achever. L’Europe encour­age de plus en plus l’intégration des IRs et l’innovation, et à cet égard les sys­tèmes marins autonomes et les propo­si­tions de GROOM II joueront un rôle de pierre angu­laire pour le futur édi­fice des IRs marines. AMRIT va notam­ment dévelop­per les stan­dards, les bonnes pra­tiques et les out­ils pour garan­tir que des don­nées d’observation puis­sent être inté­grées de manière opti­male dans les mod­èles de prévi­sion cli­ma­tique exis­tants et futurs, et servir les besoins de la recherche et plus générale­ment de l’économie bleue et de la société.

« L’un des objec­tifs d’AM­RIT est en effet d’amélior­er la com­posante océanique du pro­gramme Coper­ni­cus [N.D.L.R. : un pro­gramme de l’UE qui col­lecte et restitue des don­nées sur l’état de la Terre en con­tinu] », explique-t-il. C’est en obser­vant l’Océan, moteur du cli­mat, que les mod­èles pour­ront mieux prévoir sa dynamique océanique, mais aus­si le temps météorologique et le cli­mat. « C’est évidem­ment essen­tiel pour com­pren­dre le change­ment cli­ma­tique mais surtout pour pro­pos­er des mesures de mit­i­ga­tion et d’adaptation », pré­cise Lau­rent Morti­er. Aujour­d’hui, la prévi­sion des océans et les ser­vices d’information sont prin­ci­pale­ment assurés par le Coper­ni­cus Marine Ser­vice, piloté par Mer­ca­tor Ocean Inter­na­tion­al à Toulouse. Cette entité a été créée dans une large mesure par des poly­tech­ni­ciens issus du Ser­vice Hydro­graphique et Océanographique de la Marine française.

L’importance d’un jumeau numérique de l’Océan

À ces fins, les chercheurs se sont déjà tournés vers les tech­niques de l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle (IA). Des­ti­na­tion Earth, un impor­tant pro­jet de la Com­mis­sion européenne et de l’A­gence spa­tiale européenne, développe un jumeau numérique de la Terre, avec son volet océanique EDITO. Ces jumeaux numériques s’appuient sur des mod­èles avancés du sys­tème Terre pour inté­gr­er ensuite des jumeaux numériques plus appli­cat­ifs. Mais ces mod­èles et jumeaux numériques ont besoin pour fonc­tion­ner d’un flux réguli­er d’observations et de don­nées, cou­vrant l’ensemble des com­par­ti­ments physiques et vivants, par exem­ple, dans les milieux extrêmes, à grandes pro­fondeurs ou sous la glace de l’Arc­tique. « C’est une tâche qua­si-impos­si­ble, à moins d’y aller avec des sys­tèmes autonomes sous-marins, explique Lau­rent Morti­er. La robo­t­ique est une solu­tion, mais il n’est pas facile d’en­voy­er des robots sous la glace et les instru­ments qu’ils trans­portent peu­vent se per­dre. Les jumeaux vont ain­si s’avér­er utiles pour con­cevoir les sys­tèmes d’observations du XXIème siè­cle. »

La France a sou­vent été pio­nnière, et l’IA a été très utile pour mieux con­cevoir la mis­sion satel­li­taire SWOT de car­togra­phie des courants océaniques depuis l’e­space à haute réso­lu­tion, ajoute-t-il. L’IP Paris pour­rait se posi­tion­ner dans ce domaine puisqu’elle dis­pose de nom­breux lab­o­ra­toires capa­bles de pren­dre en charge de tels travaux sur des prob­lèmes bien plus com­plex­es avec de très nom­breux paramètres.

GOOS et EOOS, des systèmes à financer et à soutenir

« Au-delà d’Argo, ce pro­gramme révo­lu­tion­naire d’observation lancé dans les années 1990, pili­er du Sys­tème mon­di­al d’ob­ser­va­tion des océans (GOOS), il nous faut main­tenant inté­gr­er tous les sys­tèmes d’observations pour que ces jumeaux numériques se révè­lent vrai­ment utiles, explique Lau­rent Morti­er. Et le GOOS n’existerait pas vrai­ment sans le finance­ment de la Nation­al Ocean­ic and Atmos­pher­ic Admin­is­tra­tion (NOAA) des États-Unis. L’Europe n’a pas l’équivalent de la NOAA pour l’Océan. Les agences comme Ifre­mer, les organ­ismes de recherch­es et les uni­ver­sités essaient bien de coor­don­ner la com­posante européenne du GOOS, l’European Ocean Observ­ing Sys­tem (EOOS), mais ni la Com­mis­sion ni les États mem­bres n’ont encore trou­ver la façon de la faire fonc­tion­ner et surtout de la financer.  La Com­mis­sion européenne m’a con­tac­té récem­ment parce qu’elle voit dans AMRIT un pro­jet qui pour­rait chang­er la donne. »

Il ajoute qu’un pro­jet de règle­ment de la Com­mis­sion inti­t­ulé « Ocean Obser­va­tion – Shar­ing Respon­si­bil­i­ty » pour­rait être un pas en avant déter­mi­nant. S’il est adop­té par la prochaine Com­mis­sion, il oblig­era les États mem­bres de l’U­nion européenne à observ­er les océans de manière opéra­tionnelle. « L’ob­ser­va­tion des océans com­prend de nom­breux élé­ments : la tem­péra­ture, la salin­ité, bien sûr le car­bone, mais aus­si les pois­sons et des paramètres plus en rap­port avec les activ­ités mar­itimes, comme le bruit – et bien sûr la pol­lu­tion. Le car­bone est le paramètre que nous voulons tous essay­er de mesur­er de façon beau­coup plus sys­té­ma­tique parce que l’Océan est une pompe à car­bone et que cette pompe s’af­faib­lit dan­gereuse­ment en rai­son du change­ment cli­ma­tique. Un meilleur suivi de la capac­ité de l’Océan à absorber le car­bone est aujour­d’hui indis­pens­able et c’est un enjeu mon­di­al. » Le Glob­al Green House Gas­es Watch (G3W), un pro­gramme en cours de l’Or­gan­i­sa­tion météorologique mon­di­ale (OMM) tra­vaille dans ce sens et la mesure des échanges de gaz car­bonique pour­rait devenir obligatoire.

« Ce sera l’ob­jet de mon tra­vail au cours des prochains mois. Avec mes col­lègues des IRs marines européennes, nous avons bien l’intention de peser dans le sens de l’EOOS et de pro­pos­er des solu­tions.  Et avec son poten­tiel excep­tion­nel de recherche, l’IP Paris doit par­ticiper à cet effort col­lec­tif », déclare Lau­rent Mortier.

Isabelle Dumé

Référence :

Ocean­Glid­ers: A Com­po­nent of the Inte­grat­ed GOOS DOI:10.3389/fmars.2019.00422

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