Les coraux de la mer Rouge qui résistent au changement climatique
Romain Savary, biologiste spécialiste des symbioses au sein de l’École polytechnique fédérale de Lausanne, signe dans la prestigieuse revue de l’Académie des sciences américaine une étude sur les coraux de la mer Rouge1. Il explore ainsi les mécanismes génétiques qui leur confèrent une aptitude exceptionnelle : la résistance au changement climatique, alors que de nombreux récifs sont menacés à travers le monde.
Pourquoi vous êtes-vous intéressé aux coraux de la mer Rouge ?
Depuis 2014, la communauté scientifique a découvert que les coraux du Nord de la mer Rouge résistaient au changement climatique, et en particulier à la hausse de la température de l’eau. On a donc qualifié la baie d’Aqaba, près d’Eilat en Israël, de « refuge thermique ».
Il faut savoir qu’en général, les coraux ne supportent pas les changements de température. C’est ce qu’a montré l’Institut océanique américain : au-delà d’une certaine variation de température, ils blanchissent, c’est-à-dire que la symbiose entre le corail et l’algue se brise, et que cette dernière est expulsée. Sans son algue, le corail est incapable d’accéder à certains nutriments essentiels, et il meurt. Mais les coraux de la baie d’Aqaba peuvent survivre dans une eau beaucoup plus chaude que ce que prédit la science.
Tous les coraux disposent d’une marge de manœuvre, d’un écart acceptable entre leur température de vie et celle au-delà de laquelle ils blanchissent. On estime cette tolérance à 1°C. Pour les coraux du Nord de la mer Rouge que nous avons étudiés, qui appartiennent aux Stylophora pistillata – c’est-à-dire une espèce à branches pourtant considérée comme particulièrement vulnérable au changement climatique –, cet écart est nettement plus important. Ils supportent 5°C de hausse de la température de l’eau. Alors que leur température moyenne se situe à 27°C, ces coraux survivent jusqu’à 32°C. C’est inédit.
La mer Rouge est une expérience à ciel ouvert pour les coraux. Plus on va dans le sud, plus la température de l’eau est chaude. C’est comme si le sud de la mer permettait de montrer à l’avance ce qui va se dérouler au Nord.
On pense que les coraux d’Eilat ont hérité de cette résistance au cours d’une période d’assèchement passée. Les coraux du Nord ont dû mourir, et lorsque les coraux du sud ont progressivement colonisé la région, à la faveur de la montée des eaux, ils ont dû diffuser leur capacité de résistance thermique, selon le principe du goulot d’étranglement.
C’est comme si le sud de la mer permettait de montrer à l’avance ce qui va se dérouler au Nord.
En étudiant leur génétique, qu’avez-vous découvert ?
Nous n’avons pas fait qu’étudier leur génétique, nous avons aussi analysé celle de leurs algues symbiotiques et des bactéries associées, c’est-à-dire de leur microbiome. Avec ces trois éléments, c’est l’entièreté de l’holobionte [concept des sciences de l’environnement qui décrit l’ensemble formé par un hôte et toutes les espèces vivant dans sa niche écologique] que nous avons pris en compte.
Lorsque que nous élevons la température de l’eau dans laquelle baignent ces coraux et leur holobionte, nous observons un rapide changement d’expression des gènes. Ce n’est pas la séquence des gènes qui s’adapte au changement de température mais leur profil d’expression, c’est-à-dire le type et la quantité de protéines produites, qui transforme la machinerie biologique.
Nous avons testé deux situations. Dans la première, le stress thermique est rapide, l’élévation de température dure trois heures et l’holobionte retrouve un niveau d’expression normal très rapidement si on ne dépasse les 32°C.
Dans la deuxième configuration, nous avons imposé un stress thermique long, de 12 jours. Là aussi, deux jours après le retour à la température de 27°C, l’expression des gènes retrouve son niveau normal. Donc, peu importe la durée du stress, la limite de température suffit à prédire la survie de ces coraux.
Et ces changements concernent à la fois les génomes des coraux et de leurs algues, mais aussi ceux des bactéries qui leur sont associées. Au-delà de 32°C, la composition de ces bactéries (qui sont d’environ 8 000 types) change. Mais l’on ignore encore quels mécanismes organisent ces changements.
Si on regarde plus en détail les changements d’expression des gènes, notre étude montre aussi que tous les gènes perturbés par le stress thermique reviennent à la normale après un temps de récupération. La résilience de l’expression génique des coraux est rapide. Il est possible que les mécanismes de résistance varient entre le stress long et le stress rapide, mais le résultat est le même.
Peut-on alors espérer que ce récif soit sauf ?
Il est vrai qu’aucun scénario de changement climatique ne prévoit que la température du Nord de la mer Rouge ne dépasse les 32°C. Mais il faut avoir conscience aussi que d’autres facteurs influencent la résistance des coraux, comme la pollution. On pense que la symbiose avec l’algue est affectée par un déséquilibre des nutriments dans le milieu. Ainsi la pollution peut entraîner l’éjection de l’algue symbiotique et le blanchissement. Les fortes concentrations en nitrate dans l’eau, liées à l’agriculture intensive, ou la prolifération d’algues sur les côtes, affectent aussi la santé des coraux.
Si on veut conserver ce récif comme stock de coraux afin d’aider à recoloniser des récifs ayant souffert du changement climatique, nous devons préserver cette zone. C’est d’ailleurs l’objet du Centre de recherche transnational pour la mer Rouge qu’a créé Anders Meibom, le directeur de mon laboratoire de l’École polytechnique fédérale de Lausanne. Il vise à faciliter l’engagement diplomatique nécessaire à ces recherches autour de la mer Rouge.
Ces coraux pourraient-ils être utilisés pour repeupler les récifs morts ?
Ces coraux du Nord de la mer Rouge, dans le golfe d’Aqaba, constituent en effet un très grand espoir pour le futur des récifs coralliens, car ils risquent d’être les derniers survivants de cet écosystème si le réchauffement climatique n’est pas contrôlé à court terme. Il faut donc protéger les récifs de cette région contre d’autres menaces plus locales, comme la pollution ou les destructions mécaniques dues au tourisme.
Une fois protégés, ils constitueront un stock important pour un repeuplement naturel des zones où les récifs auront disparu. Mais cela sera possible seulement dans le cas où les conditions environnementales s’amélioreraient. Un repeuplement manuel par l’homme de récifs lointains avec ces coraux risque d’être une entreprise de titan et une perte de temps. Car les coraux, bien que très résistants aux hausses de température, sont aussi adaptés à d’autres variables de leurs environnements : la mer Rouge a d’autres caractéristiques qui font que ces coraux survivent très bien dans ses eaux.
Il serait donc faux de penser que nous pourrions repeupler la Grande Barrière de corail avec des coraux de la mer Rouge, car ils risqueraient de ne pas être adaptés pour d’autres raisons. De plus, le nombre de coraux qu’il faudrait replanter dans le monde correspondrait à plusieurs milliards d’individus – une entreprise irréaliste, qu’il faut laisser à la nature. Seul un repeuplement plus local au niveau de la mer Rouge semble viable.
En conclusion, ces coraux représentent un espoir pour le futur : au moins un récif corallien survivra d’ici à la fin du siècle, et constituera un stock naturel pour le repeuplement.