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Accord UE-Mercosur : démêler le vrai du faux

Charlotte Emlinger
Charlotte Emlinger
économiste au CEPII et docteure en sciences économiques à Montpellier SupAgro
Mathieu Parenti
Mathieu Parenti
professeur à la Paris School of Economics et chercheur à INRAE
En bref
  • L’accord de libre-échange UE-Mercosur alimente le débat public depuis plusieurs semaines et de nombreuses propositions, parfois inexactes, ont été émises.
  • Le Mercosur négocie une réduction des tarifs douaniers pour une quantité déterminée de produits, fixée par des quotas : assez faible pour la viande bovine, mais plus élevée pour la volaille.
  • L’accord avec le Mercosur ne prévoit pas une réduction des normes européennes ; le principal enjeu réside davantage dans l’efficacité des contrôles aux frontières.
  • En contrepartie des contingents de viande, l’exportation de produits européens tels que le vin, les spiritueux et le fromage vers les pays du Mercosur a été négociée.
  • La déforestation en Amérique latine, causée par l’exploitation des terres, l’élevage ou encore la production d’aliments, demeure un problème majeur lié à cet accord.

Si le traité com­mer­cial entre l’UE et le Mer­co­sur a été signé le 6 décem­bre 2024, il doit encore être rat­i­fié avant d’être appliqué. Ain­si, les dif­férents points de l’accord font encore débat et génèrent même des mobil­i­sa­tions, surtout de la part des agricul­teurs en France.

Promesse de prospérité pour l’Europe, épée de Damo­clès pour les agricul­teurs français, et dan­ger pour l’environnement : l’accord de libre-échange entre l’Union européenne (UE) et le Mer­co­sur sec­oue le débat pub­lic depuis plusieurs semaines. Avec un traite­ment médi­a­tique aus­si riche, de nom­breuses déc­la­ra­tions ont été faites à pro­pos de cet accord. Par­fois justes, d’autre fois moins, éclair­cir ce débat passe aus­si par la véri­fi­ca­tion de ces dernières.

Char­lotte Emlinger, écon­o­miste au Cen­tre d’études prospec­tives et d’informations inter­na­tionales (CEPII), a large­ment partagé son exper­tise sur l’accord Mer­co­sur dans les médias. À cette occa­sion, elle a sou­vent enten­du des affir­ma­tions qui, bien que répan­dues, ne sont pas tou­jours exactes. Avec l’aide de Math­ieu Par­en­ti, pro­fesseur à la Paris School of Eco­nom­ics (PSE) et chercheur à l’INRAE, nous en avons sélec­tion­né qua­tre qui sem­blent impor­tantes à exam­in­er de près.

L’agriculture française est menacée par les produits à bas coût du Mercosur : Faux

« J’entends sou­vent l’idée que le marché européen sera envahi de pro­duits du Mer­co­sur, alors que ce qui est négo­cié, ce sont des con­tin­gents tar­i­faires [N.D.L.R. : Réduc­tion des tar­ifs douaniers prévus pour une quan­tité déter­minée par quo­ta], assure l’économiste. La quan­tité de pro­duits qui pour­ront entr­er sur le marché européen avec des droits de douane réduits est donc lim­itée. » Ce con­tin­gent entraîn­era poten­tielle­ment, pour la viande bovine, une impor­ta­tion sup­plé­men­taire de 99 000 tonnes à l’année. « C’est un quo­ta assez faible qui, finale­ment, ne représente que 1,2 % de la con­som­ma­tion européenne », pré­cise-t-elle. Cet ajout, face aux 200 000 tonnes déjà importées aujourd’hui, ne ris­quera pas de boule­vers­er la fil­ière européenne.

Pour la volaille, en revanche, les chiffres sont plus élevés : le con­tin­gent aug­mentera de 180 000 tonnes – représen­tant 1,8 % de la con­som­ma­tion européenne annuelle –, alors que les impor­ta­tions actuelles s’élèvent déjà à env­i­ron 300 000 tonnes. Une autre dif­férence clef réside dans les tar­ifs douaniers : l’accord prévoit leur sup­pres­sion totale pour les quan­tités de volailles négo­ciées et une reval­ori­sa­tion à 5 % pour le con­tin­gent de la viande bovine — actuelle­ment à hau­teur de 20 à 35 %, dépen­dam­ment des pro­duits —, ce qui réduira logique­ment leurs prix sur le marché.

Cepen­dant, les con­tin­gents négo­ciés com­pren­nent tous types de morceaux. Il fau­dra ain­si s’attendre à ce que cer­tains morceaux, dont les pays du Mer­co­sur peu­vent être spé­cial­istes, pren­nent une plus grande part des impor­ta­tions. « À vrai dire, les morceaux que l’on retrou­vera d’autant plus sur le marché européen seront des morceaux de qual­ité, avec des pro­duits plus phares comme l’aloyau, assure Char­lotte Emlinger. Du moins, ce sera le cas pour la viande bovine. Pour la volaille, du fait de l’aspect très com­péti­tif déjà présent au sein des pays du Mer­co­sur, le con­stat risque d’être dif­férent.» Pour ce type de viande, l’impact sur le marché européen sera donc plus global.

De plus, selon Math­ieu Par­en­ti : « Il est impor­tant de pré­cis­er que les pre­miers con­cur­rents des agricul­teurs français sont les agricul­teurs européens. Mais si l’on met de côté la pro­duc­tion européenne pour se con­cen­tr­er unique­ment sur les impor­ta­tions, le Mer­co­sur exerce déjà une influ­ence sig­ni­fica­tive sur le marché. » Ce qui reste prob­lé­ma­tique, d’un point de vue de la con­cur­rence déloyale, se trou­ve plutôt dans les normes européennes, san­i­taires comme envi­ron­nemen­tales, ren­dant de fait la pro­duc­tion plus coû­teuse. Car, et comme le rap­pelle le pro­fesseur : « En règle générale, les normes que respectent les pays qui expor­tent vers l’UE sont celles qui con­cer­nent le pro­duit fini (tel qu’un résidu des pes­ti­cides max­i­mal autorisé), l’idée étant que ce sont celles que l’on pour­ra détecter en UE. Ce n’est pas en faisant des con­trôles sur le pro­duit fini que l’Europe aura la main sur les proces­sus de pro­duc­tion. C’est pour cela que l’idée d’introduire des “mesures miroirs” – qui con­traindraient le proces­sus de pro­duc­tion hors UE à respecter les mêmes normes que sur le sol européen (comme c’est le cas du bœuf aux hor­mones) – avaient été évo­quées. Néan­moins leur mise en œuvre demeure dif­fi­cile. »

Des produits agricoles incompatibles avec les normes européennes arriveront sur le marché : Incertain

Dans les faits, cette affir­ma­tion est incor­recte. Seule­ment, la réal­ité peut par­fois s’avérer plus nuancée. « L’accord avec le Mer­co­sur ne prévoit absol­u­ment pas de réduire les normes européennes, explique Char­lotte Emlinger. C’est-à-dire que le bœuf aux hor­mones est inter­dit en Europe, et il le sera tou­jours mal­gré la sig­na­ture de cet accord. Le sujet est plus celui des con­trôles aux fron­tières que celui des accords com­mer­ci­aux. » En ce qui con­cerne les con­trôles aux fron­tières, plusieurs argu­ments peu­vent s’entendre.

Selon l’économiste du CEPII, prenant en con­sid­éra­tion le nom­bre de tonnes de bœuf déjà exportées aujourd’hui, l’augmentation du quo­ta ne devrait pas cham­bouler le proces­sus de con­trôle aux fron­tières. « Récem­ment, des études1 ont mon­tré que mal­gré les con­trôles exis­tants, des pro­duits ne respec­tant pas les normes aux fron­tières se sont retrou­vés sur le marché européen, admet-elle. Par ailleurs, cer­taines normes de pro­duc­tion demandées aux pro­duc­teurs européens ne sont pas imposées à la fron­tière et ne pour­raient d’ailleurs pas être con­trôlées à l’entrée du marché européen. Il est dif­fi­cile d’imposer les mêmes con­traintes aux agricul­teurs européens et aux agricul­teurs du reste du monde. »

Vient donc la dif­férence déjà abor­dée entre les normes imposées aux agricul­teurs européens sur la pro­duc­tion et celles détecta­bles sur le pro­duit fini. « Dire que des pro­duits incom­pat­i­bles avec les normes européennes de pro­duc­tion seront ven­dus sur le marché européen n’est pas faux du tout, insiste Math­ieu Par­en­ti. Il faut sim­ple­ment s’entendre sur la déf­i­ni­tion des normes. Les normes qui con­cer­nent le pro­duit fini peu­vent être com­plète­ment inopérantes pour réguler une exter­nal­ité générée en amont. Une panoplie d’exemples se présente : l’utilisation d’hormones de crois­sance et d’antibiotiques dans l’élevage (qui requièrent le développe­ment de fil­ières dis­tinctes pour le marché européen), la déforesta­tion (qui requiert la mise en place d’un sys­tème de traça­bil­ité), et cetera. C’est d’ailleurs déjà le cas dans les impor­ta­tions actuelles. Nous savons que mal­gré l’interdiction de cer­tains pes­ti­cides en Europe, nous impor­tons des pro­duits agri­coles, en prove­nance du Mer­co­sur, mais aus­si des États-Unis, cul­tivés à l’aide de ces derniers. L’Europe est d’ailleurs en train de chang­er de poli­tique à ce sujet, même si les résul­tats sont pour l’instant assez déce­vants2. »

Pour anticiper les impacts de l’accord Mer­co­sur, il est utile de s’appuyer sur des cas sim­i­laires déjà négo­ciés. L’accord CETA, adop­té en 2017, soule­vait des prob­lé­ma­tiques con­cer­nant l’importation de la viande bovine cana­di­enne. Cet accord de libre-échange a accordé au Cana­da un con­tin­gent tar­i­faire de 53 000 tonnes équiv­a­lent-car­casse (tec), effec­tif depuis 2022. L’exportation cana­di­enne à des­ti­na­tion de l’Europe ne s’élevait pour­tant qu’à 1 519 tec en 20233. Selon Char­lotte Emlinger, qui a tra­vail­lé sur le sujet, le Cana­da « ne rem­plit pas son con­tin­gent, car l’interdiction du bœuf aux hor­mones reste une con­trainte de taille ».

L’agriculture française sort perdante des accords négociés : Faux

Tout cela pour­rait porter vers cette affir­ma­tion, ce qui la rend d’autant plus crédi­ble. D’ailleurs, Char­lotte Emlinger aurait plutôt ten­dance à y répon­dre : « Pas tout à fait », plutôt que « Faux ». Car, « il y a des gag­nants et des per­dants à l’intérieur même de l’agriculture française, tout dépend des secteurs ». En effet, en con­trepar­tie de ces con­tin­gents sur la viande, une ouver­ture des pays du Mer­co­sur aux expor­ta­tions d’autres pro­duits européens, tels que le vin, les spir­itueux et le fro­mage, a été négociée.

Dans ce type d’ac­cord, des listes d’ap­pel­la­tions d’o­rig­ine pro­tégée (AOP) sont prévues pour préserv­er l’a­gri­cul­ture française. « Un pro­duc­teur brésilien ne pour­ra par exem­ple plus ven­dre du fro­mage qu’il appellerait Comté, ce qui peut se faire aujourd’hui, con­cède-t-elle. Une de nos dernières études4 a juste­ment analysé l’impact que cela a eu avec l’accord CETA. Résul­tat, nos pro­duits ont pu se ven­dre plus chers sur le sol cana­di­en. » Ain­si, même si une par­tie de l’agriculture européenne sera impactée par l’arrivée de ces pro­duits d’Amérique latine, tout un ensem­ble de pro­duc­teurs pour­rait en tir­er un avantage.

Cette logique de con­trepar­tie ne s’arrête pas à l’agriculture. Comme le souligne l’économiste, « J’entends sou­vent l’idée que cet accord se résumerait sim­ple­ment par “Viande con­tre Voiture”. Cela est un peu réduc­teur, mais met en avant l’autre facette de l’accord, qui sem­ble être plus béné­fique pour l’Union européenne ». Effec­tive­ment, bien que le secteur agri­cole reste au cœur des préoc­cu­pa­tions en France, d’autres aspects de l’accord méri­tent attention.

Le secteur de l’automobile européen, par exem­ple, ver­ra ses échanges avec le Mer­co­sur facil­ités. De même pour l’importation de matières pre­mières néces­saires à la tran­si­tion énergé­tique — notam­ment dans la con­fec­tion des bat­ter­ies — en prove­nance des pays du Mer­co­sur. Un point impor­tant pour la sou­veraineté européenne face aux futurs défis écologiques et au mono­pole de la Chine sur ce secteur. Seule­ment, dire que l’accord est plus béné­fique pour l’Union européenne que pour le Mer­co­sur reste incer­tain. Et, selon Math­ieu Par­en­ti, « per­son­ne ne le sait réelle­ment ».

Cet accord risque d’accentuer la déforestation en Amérique du Sud : Vrai

La déforesta­tion en Amérique latine, et en par­ti­c­uli­er de l’Amazonie, reste un prob­lème de taille. Accentuer les échanges inter­na­tionaux avec cette région aura pour con­séquence presque cer­taine l’augmentation de leur pro­duc­tion. « En reprenant l’exemple du bœuf, il est logique de s’attendre à ce que cette ouver­ture vers le marché européen aug­mente sa pro­duc­tion, explique Char­lotte Emlinger. Le prob­lème étant ain­si dans l’exploitation des ter­res à cause de cet éle­vage, mais aus­si à la pro­duc­tion des ali­ments les nour­ris­sant, comme le soja. » Ce qui, « même si nous par­lons de petit vol­ume », impactera vraisem­blable­ment les forêts.

Map­Bio­mas, une coali­tion d’ONG, dénonce le poids impor­tant de l’agriculture dans la déforesta­tion ama­zoni­enne (cf. info­gra­phie). Selon ses études5, la forêt d’Amazonie a per­du presque 100 mil­lions d’hectares (Mha) depuis 1985 (707 Mha en 1985 pour 619 Mha en 2023), et a vu son espace occupé par l’agriculture devenir 3,1 fois plus impor­tant sur la même péri­ode (43 Mha en 1985 pour 135 Mha en 2023). En out­re, même si l’exploitation minière devrait égale­ment aug­menter à la suite de cet accord, son impact sur la déforesta­tion sem­ble rester min­ime, quoique tout de même présent (5 Mha en 2023).

« L’affirmation est loin d’être fausse, admet Math­ieu Par­en­ti. Après, des études6 ont mon­tré que lorsque des claus­es anti-déforesta­tion étaient inté­grées dans les accords com­mer­ci­aux, celles-ci avaient ten­dance à bien fonc­tion­ner. » Seule­ment, cela avait avant tout pour effet de lim­iter l’expansion des exploita­tions, et donc d’impacter la pro­duc­tion. « Le prob­lème étant qu’avec ce type de clause, un effet assez per­vers peut faire sur­face, ajoute-t-il. Pour aug­menter la pro­duc­tion, une agri­cul­ture plus inten­sive, plutôt que plus exten­sive, aura lieu. » Ain­si, le revers de la pièce impli­quera une cul­ture avec bien plus de soja ou de bovin par mètre car­ré — ce qui pour­ra égale­ment avoir des effets négat­ifs sur l’environnement, comme  l’augmentation des émis­sions de méthane par les bovins, la pol­lu­tion des sols liée à la pro­duc­tion de soja et l’impact néfaste sur la biodiversité. 

Selon France Info, une demande de l’Élysée est d’ailleurs de faire de l’accord de Paris sur le cli­mat une clause dont le non-respect entraîn­era la sus­pen­sion de l’accord avec le Mer­co­sur, afin d’assurer le développe­ment durable, de lim­iter la déforesta­tion et de faire respecter les normes san­i­taires et les con­trôles7. Or, pour la France, une clause suff­isam­ment solide pour per­me­t­tre le respect de ces règles n’est pas encore d’actualité.    

Pablo Andres
1Euro­pean Com­mis­sion. Audit Report 16750: DG(Santé)2024–8087
2Pes­ti­cides : la France con­tin­ue à exporter des sub­stances inter­dites… qui revi­en­nent ensuite dans les fruits et légumes importés – Le Monde
3Min­istère des Affaires étrangères — 6e rap­port du comité de suivi des fil­ières agri­coles sen­si­bles dans les accords de com­merce, CETA. Mars 2024
4Char­lotte Emlinger & Karine Latouche. Pro­tec­tion des indi­ca­tions géo­graphiques dans les accords com­mer­ci­aux européens : de bonnes raisons d’en faire tout un fro­mage. La Let­tre du CEPII N° 447, June 2024, CEPII.
5Map­Bio­mas — Ama­zonie : https://​ama​zo​nia​.map​bio​mas​.org/en/
6Abman, Ryan & Lund­berg, Clark & Ruta, Michele. (2024). The Effec­tive­ness of Envi­ron­men­tal Pro­vi­sions in Region­al Trade Agree­ments. Jour­nal of the Euro­pean Eco­nom­ic Asso­ci­a­tion. 10.1093/jeea/jvae023.
7Accord UE-Mer­co­sur : « Ce n’est pas la fin de l’histoire », réag­it l’Élysée, pour qui le texte « reste inac­cept­able en l’état » — France Info

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