4 milliards de personnes vivent au moins un mois par an dans des conditions de grave pénurie d’eau1. Si la ressource en eau douce présente sur Terre est théoriquement suffisante pour alimenter la population mondiale, sa répartition hétérogène sur le globe explique, en partie, ces pénuries. Les enjeux sont majeurs : la crise de l’eau est l’un des cinq risques les plus importants consignés dans le rapport sur les risques du Forum économique mondial2. L’accès à une eau de bonne qualité permet d’assurer les moyens de subsistance, le bien-être humain, le développement socio-économique, préserve les écosystèmes et un climat de paix et de stabilité politique.
Le stress hydrique, une question mondiale
En 2023, l’Institut des ressources mondiales3 montre que 25 pays – abritant le quart de la population mondiale – font face à un stress hydrique extrême chaque année. Qatar, Oman, Liban, Koweït, Chypre, et autres consomment plus de 80 % de leurs réserves disponibles. « Il faut cependant faire attention à la différence entre la disponibilité et l’accès à l’eau, souligne Marine Colon. L’accès à l’eau potable nécessite des infrastructures pour capter, traiter, stocker et distribuer l’eau. Cela demande également des organisations et un cadre institutionnel garantissant la pérennité du service rendu. Le manque d’infrastructures et la défaillance des services d’eau sont aujourd’hui le premier frein pour l’accès à l’eau. » L’insécurité hydrique, à la différence de la pénurie d’eau, prend en compte la disponibilité de la ressource, mais aussi l’accès à des services de distribution, une qualité suffisante et une gouvernance appropriée. « Les solutions techniques existent, par exemple les usines de dessalement, pointe Stéphanie Dos Santos. Les pays désertiques qui ont des ressources financières n’ont pas de problème d’accès à l’eau. » Certaines régions des États-Unis, de l’Australie et du Sud de l’Europe subissent des déficits hydriques importants, mais l’insécurité hydrique y est faible en raison d’une bonne gouvernance, qualité et accessibilité. À l’inverse, la disponibilité de l’eau est relativement bonne dans de nombreuses régions d’Afrique, mais l’insécurité y est élevée.
Le changement climatique va aggraver les inégalités, c’est une évidence
Depuis 2015, les États membres des Nations Unies se sont engagés à respecter 17 objectifs de développement durable (ODD) d’ici 2030 : l’accès universel et équitable à l’eau potable, à un coût abordable, en fait partie4. La situation s’est depuis améliorée. La part de la population bénéficiant d’une eau potable gérée en toute sécurité est passée de 69 % à 73 % en 2022. Mais aucune région dans le monde n’est en passe d’atteindre l’objectif de l’ONU : seuls 32 pays sont sur la voie, 78 progressent trop lentement et l’accès à l’eau diminue dans 16 pays. Malgré l’engagement des États, en 2022, 2,2 milliards de personnes n’ont toujours pas accès à une eau potable gérée en toute sécurité5. Quant aux services basiques de fourniture d’eau potable, 703 millions de personnes en sont toujours privées. « Ces indicateurs internationaux évaluent l’accès à un équipement de distribution d’eau uniquement, sans prendre en compte la qualité de l’eau, ajoute Stéphanie Dos Santos. Ils surestiment la part de la population ayant accès à l’eau. » Pour Marine Colon, ces indicateurs publiés chaque année par le programme de suivi commun Unicef/Organisation mondiale pour la santé (OMS) offrent un suivi continu et universel depuis 2000 : « Il faut les prendre avec des pincettes, mais ils donnent des ordres de grandeur. »
Certaines parties de la population sont bien plus affectées par l’insécurité hydrique. Par exemple, l’accessibilité à l’eau potable est très corrélée aux revenus du pays. En 2022, dans les pays peu développés, seule 60 % de la population a accès à des services basiques d’eau potable, et 35 % à des services d’assainissement de base. Autre observation : les infrastructures – indispensables pour disposer de l’eau – sont plus disponibles en ville qu’en milieu rural (à l’exception du Bangladesh, Bhoutan, des îles Turques-et-Caïques et du Costa Rica). En 2022, 62 % des personnes vivant en milieu rural ont accès à une eau gérée en toute sécurité. Cette part grimpe à 81 % pour les populations urbaines. « C’est une question d’installation d’infrastructures, mais aussi de leur maintenance, précise Marine Colon. La Décennie de l’eau 1981–1990 a montré le manque d’attention porté au fonctionnement et à l’entretien des infrastructures : 40 à 60 % des installations sont généralement hors service en milieu rural6. La mise en place de systèmes de gestion est indispensable pour garantir la durabilité des infrastructures – formation, filières d’approvisionnement de pièces détachées, équipements, mécanismes de financement, etc. »
La bonne couverture des populations urbaines masque d’autres disparités. « Les populations vivant dans des quartiers informels font face à la difficulté, voire à l’impossibilité, de revendiquer l’accès à un réseau d’eau », informe Marine Colon. Cela est particulièrement le cas en Afrique subsaharienne, où la majorité de la population urbaine vit dans ces quartiers. La croissance démographique, l’évolution des modes de vie, l’augmentation de la pollution et l’accélération de l’urbanisation vont continuer à creuser ces inégalités7.
L’eau creuse les inégalités de genre
Une autre part importante de la population est largement concernée par le manque d’accès à l’eau : les femmes. À l’échelle mondiale, 1,8 milliard de personnes collectent l’eau en dehors de leur habitat, et dans 7 foyers sur 10 les femmes sont responsables de cette tâche. « L’accès à l’eau est au cœur de tous les enjeux de développement : scolarité, pauvreté, genre, ajoute Stéphanie Dos Santos. Quand un enfant a fait la queue toute la nuit à un point de collecte, ou se lève tôt pour aller chercher de l’eau, il ne peut pas aller à l’école. » Cela concerne particulièrement les femmes et filles d’Afrique subsaharienne et d’Asie centrale et du Sud. Le temps par foyer passé à la collecte de l’eau varie de 55 minutes au Malawi à moins d’une minute en République Dominicaine. C’est dans les pays où la collecte demande le plus de temps, que les femmes sont plus responsables de cette tâche : elles peuvent y passer jusqu’à 10 fois plus de temps que les hommes (Bangladesh, Tchad, Gambie, Guinée-Bissau et Malawi).
À l’avenir, ce constat ne sera que plus sombre. « Le changement climatique va aggraver les inégalités, c’est une évidence », assène Marine Colon. La disponibilité de la ressource va diminuer, ajoutant un milliard de personnes à la liste des populations vivant en situation d’extrême stress hydrique d’ici 2050. En plus de la raréfaction de l’eau dans les zones arides, d’autres régions seront touchées par une hausse des événements extrêmes. « À Abidjan, les autorités réfléchissent à alimenter la ville à partir des eaux d’une lagune, raconte Stéphanie Dos Santos. Or, la question de la disponibilité de l’eau lors des pluies extrêmes se pose, en raison de la contamination des eaux lors du lessivage des sols. » D’autres retombées concernent les réseaux de distribution d’eau. « Les événements extrêmes risquent de détériorer les infrastructures existantes, comme lors des inondations à Derna (Libye) en 2023, et certaines infrastructures ne seront plus adaptées, explique Marine Colon. Dans certaines villes africaines, le niveau des forages devient désormais insuffisant ou des prises d’eau dans des retenues d’eau se retrouvent à l’air libre. »
Alors que les conflits d’usage génèrent déjà de fortes tensions sur la ressource en eau, le changement climatique va aggraver cet effet. La demande en eau devrait augmenter de 20 à 25 % d’ici 2050. Elle explosera en Afrique subsaharienne en atteignant une hausse de plus de 150 %. La part des populations déplacées et s’installant dans des quartiers informels va augmenter en raison du changement climatique, provoquant parfois de nouveaux conflits. « Nous observons déjà dans le Sud tunisien notamment des conflits autour de l’usage de l’eau entre population native et population déplacée », témoigne Marine Colon. Stéphanie Dos Santos conclut : « Les investissements et la bonne gouvernance de l’eau sont indispensables à mettre en œuvre. »