Expérience consciente en plein sommeil, le rêve nous fascine autant qu’il nous échappe. Les recherches nous permettent de cerner de mieux en mieux ce phénomène cognitif riche. Delphine Oudiette, chercheuse dans l’équipe DreamTeam de l’Institut du Cerveau à Paris, et Claudia Picard-Deland, postdoctorante au Centre d’études avancées en médecine du sommeil de l’Université de Montréal, apportent leurs éclairages.
Des nuits de rêves
On appelle rêve « tout contenu mental qui se produit pendant le sommeil », explique Delphine Oudiette. Cela va de la simple pensée aux élaborations les plus oniriques, selon le stade et l’avancée de la nuit. Comme le rappelle Claudia Picard-Deland : « On peut recueillir des rêves chez les dormeurs à tout moment du cycle du sommeil. »
Dès l’endormissement on peut observer des micro-rêves abstraits, avec la perception de sons, de mouvements hallucinatoires ou d’images, variant selon les individus. C’est l’une des thématiques de recherche de Delphine Oudiette : « Une hypothèse est que les régions du cerveau ne s’endorment pas toutes au même rythme. » En fonction de la cartographie de cette désynchronisation, on rencontre différents types d’expériences subjectives.
À mesure que la nuit avance, les rêves se complexifient. « Ils deviennent plus perceptuels, plus vifs et comportent plus d’actions », décrit Claudia Picard-Deland. Le dormeur enchaîne plusieurs cycles, chacun comportant les phases suivantes : une transition de la veille au sommeil ; du sommeil léger, puis profond, au paradoxal. Dans les périodes de sommeil léger et profond, les rêves prennent le plus souvent la forme de pensées collant à la réalité, mais ils peuvent s’enrichir d’images. Le sommeil paradoxal fait la part belle aux rêves multisensoriels, avec des personnages, des actions, des émotions associées à des souvenirs. Il peut arriver que les dormeurs prennent conscience qu’ils sont en train de rêver sans pour autant se réveiller : on parle de rêve lucide. Ils parviennent alors à observer leur songe, voire à l’influencer. Cela se produit plus fréquemment pendant le sommeil paradoxal. Enfin, dans la transition vers le réveil, l’on retrouve des perceptions similaires à celles de l’endormissement.
Sauf altération de certaines régions cérébrales, il est probable que nous rêvions tous, même lorsque nous n’en avons aucun souvenir. C’est ce que suggère l’observation de patients atteints de trouble du comportement en sommeil paradoxal (TCSP), qui extériorisent leurs rêves. « Certains d’entre eux disent n’avoir jamais rêvé. On les voit pourtant en action dans leur sommeil », décrit Delphine Oudiette.
À quoi bon rêver ?
Si le songe visite chacun d’entre nous, il doit bien avoir une utilité. Quels avantages retirons-nous de cette expérience onirique ? « Il est très difficile de différencier l’effet du rêve en lui-même par rapport à celui du sommeil en général, il n’y a donc que des théories », annonce Delphine Oudiette.
L’une des plus connue est celle du rêve servant de simulation des menaces, nous permettant de jouer des scénarios en toute sécurité pour être mieux armés dans le futur. Cette hypothèse a notamment été testée en interrogeant les rêves d’étudiants en médecine, lors de leur première année, sanctionnés par un concours stressant. Les personnes qui avaient le plus de rêves négatifs concernant l’examen sont celles qui l’ont le mieux réussi1.

Il est également possible que nous parvenions à mieux réguler nos émotions2 grâce à ces scénarios nocturnes, dans lesquels nous intégrons les ressentis parfois négatifs de la journée. Nous les revivons ainsi dans un contexte plus neutre, voire positif.
La construction des rêves serait aussi un moteur de créativité. Elle combine des éléments de notre vie de manière étrange ou abstraite, se muant en une source d’idées et d’inspirations prolifiques3.
Claudia Picard-Deland souligne que « le rêve n’est peut-être qu’une fenêtre sur certains processus qui peuvent avoir lieu durant le sommeil », à l’instar de la consolidation de la mémoire. « Il est pourtant possible que le rêve ait son rôle à jouer, ajoute-t-elle, on n’a toujours pas les moyens de le prouver, mais on peut trouver des corrélations. » Elle a mesuré de meilleures performances dans la réalisation d’une tâche apprise la veille chez les participants qui ont rêvé de cet apprentissage4. Elle a constaté également une évolution du type de souvenirs qui sont intégrés dans les rêves au cours du sommeil. En début de nuit, ce sont des éléments récents, de la journée par exemple. Plus on progresse dans les cycles de sommeil, plus les rêves incorporent des souvenirs distants, comme ceux d’enfance5. « Rêver des apprentissages de la journée, en créant des associations avec d’autres souvenirs, permettrait de les intégrer », suggère-t-elle.
Au plus proche des songes
Quelles que soient les théories sur les éventuelles fonctions du rêve, le niveau de preuve est généralement faible. Il faut dire qu’il est difficile d’accéder à cette expérience intime au moment où elle se produit. Certaines études se basent sur le rapport de rêveurs a posteriori, ce qui permet de cibler un grand nombre d’individus. Toutefois, retranscrire une expérience multisensorielle n’est pas évident, d’autant que le cerveau aime réintroduire de la cohérence dans le récit, au risque de créer de faux souvenirs6.
« Un autre protocole, le plus commun en neurosciences, est celui des réveils en série en laboratoire », explique Delphine Oudiette. Les volontaires sont équipés d’électrodes permettant d’enregistrer les stades du sommeil (mesure de l’activité cérébrale, du tonus musculaire, des mouvements oculaires…). Leur sommeil sera interrompu plusieurs fois pendant la nuit par un interrogatoire. Plus il est proche de la survenue du rêve, plus le récit aura de chances d’être fidèle.
Certaines pathologies du sommeil offrent des fenêtres d’observation en temps réel sur le rêve. Le somnambulisme, les terreurs nocturnes, ou encore le TCSP, peuvent faire sauter le verrou musculaire qui nous empêche de bouger pendant le sommeil7. Il est ainsi possible d’observer en vidéo les actions de ces patients vivant physiquement leurs rêves8. Toutefois, ces comportements nocturnes sont rares, parfois difficiles à interpréter, et la généralisation des résultats à la population générale est moins évidente.
Plus on progresse dans les cycles de sommeil, plus les rêves incorporent des souvenirs distants, comme ceux d’enfance
Les rêveurs lucides, qui ont la faculté de prendre conscience qu’ils dorment, sont également mis à contribution pour l’étude des rêves. Ils parviennent à communiquer depuis leur sommeil par des signes établis à l’avance, tels que des mouvements oculaires. Ils donnent ainsi des informations en temps réel sur leur rêve9. Pour maximiser l’apparition de ces fenêtres de conscience, des rêveurs lucides experts sont sollicités, voire des patients atteints de narcolepsie, un trouble du sommeil qui a pour effet secondaire de favoriser ce phénomène.
Qu’elles soient rapportées par récit, ou observées en temps réel, ces informations sur les rêves peuvent être corrélées avec les enregistrements de l’activité cérébrale afin d’étudier une signature du rêve10. Les outils d’intelligence artificielle aident parfois au décodage de ces données11.
Vers une meilleure compréhension
« La science des rêves, c’est beaucoup de nuits blanches pour les expérimentateurs, avec parfois peu de rêves collectés, souligne Claudia Picard-Deland, d’où l’importance des collaborations, des bases de données ouvertes, pour accumuler des enregistrements. » À l’image de DREAM, une collection de rapports de rêves et d’enregistrements d’activité cérébrale collectés à travers le monde12. Les rêves lucides sont plus rares encore, tenter de les induire est une autre manière d’accroître le nombre d’échantillons. C’est une piste qu’elle explore également.
Approfondir la compréhension du rêve passe aussi par l’amélioration de la qualité des données recueillies, grâce à des instruments de mesure plus performants. L’imagerie ultrasonore est pleine de promesses, selon Delphine Oudiette : elle permettrait d’enregistrer l’activité cérébrale avec une précision et une qualité de signal jusque-là non atteintes. Uniquement appliquée à l’animal et au bébé humain13, elle pourrait fonctionner chez l’adulte prochainement. « C’est assez excitant, ce type d’avancée technologique nous permettrait de faire un bond », s’enthousiasme-t-elle.
« En neuroscience du rêve, il y a tout à faire », continue Delphine Oudiette. Elle a récemment observé, pendant certains rêves, des fenêtres de connexion avec l’extérieur où les dormeurs ne sont plus coupés du monde. Il est ainsi possible de communiquer avec eux pendant leur sommeil. Elle cherche à mieux comprendre le fonctionnement de ce phénomène. Donne-t-il un indice sur le degré de profondeur du sommeil ? Un trop grand nombre de ces fenêtres expliquerait peut-être l’impression subjective de mal ou peu dormir chez certains patients souffrant d’insomnie. « Ces personnes peuvent avoir l’impression d’être restées éveillées alors qu’elles ont dormi toute la nuit », confirme Claudia Picard-Deland, qui étudie le lien entre rêve et insomnie. Mais son nouveau projet concerne un aspect plus social : « Raconter un rêve, c’est se révéler à l’autre, lui faire confiance. Est-ce qu’il y aurait un bénéfice à le partager ? » Pour le bien de la science tout au moins, raconter nos rêves sera toujours digne d’intérêt.