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Quel impact des écrans sur notre sommeil ?

Russel Foster
Russel Foster
directeur du Sleep and Circadian Research Institute à l'Université d'Oxford
En bref
  • Il existe des idées reçues sur les rapports entre écrans et sommeil ; les études doivent être nuancées, car elles sont souvent menées en laboratoire et pas à l’extérieur.
  • Des expériences montrent que notre exposition à la lumière durant la journée peut, par exemple, avoir un impact important sur notre sensibilité à celle-ci le soir.
  • Parmi les données dont nous disposons sur les écrans, le problème n’est pas tant la lumière émise par les appareils électroniques que leurs effets stimulants.
  • Si la lumière bleue est dénoncée, ses effets sur la fatigue oculaire seraient dus à un problème d’accommodation visuelle (fixation d’un point lumineux dans un environnement plus sombre).
  • Un réel problème causé par les écrans est la myopie : une étude relève qu’entre 70 et 90 % des citadins de moins de 18 ans en Asie du Sud-Est en sont atteints.

Nous le remar­quons tous, nos yeux n’ont jamais autant fixé d’écrans. Que ce soit au tra­vail, chez soi, dans les trans­ports ou n’importe quelle salle d’attente, les regarder devient même par­fois une réac­tion instinc­tive. Selon le Baromètre du Numérique 20221, 89 % des Français (de plus de 12 ans) dis­posent d’au moins un ordi­na­teur, fixe ou portable, pro­fes­sion­nel ou per­son­nel, chez eux. Ce chiffre grimpe à 92 % si l’on se con­sacre unique­ment au télé­phone portable.

Un champ de recherche autour du poten­tiel impact des écrans sur l’humain s’est dévelop­pé. Et de pre­mières idées sont nées, notam­ment sur leur lien avec la qual­ité de notre som­meil. Si l’on entend sou­vent que la lumière bleue dérè­gle nos rythmes biologiques et per­turbe notre som­meil, cer­tains chercheurs pro­posent une lec­ture plus nuancée. Selon Rus­sel Fos­ter, pro­fesseur de neu­ro­sciences cir­ca­di­ennes et directeur de l’In­sti­tut du som­meil et des neu­ro­sciences cir­ca­di­ennes de l’Université d’Oxford, « nous avons beau­coup de recom­man­da­tions qui provi­en­nent bien sou­vent, si ce n’est exclu­sive­ment, d’études faites en lab­o­ra­toire. Alors qu’étudier tout impact de la lumière sur le com­porte­ment humain dans un envi­ron­nement arti­fi­ciel peut men­er à des con­clu­sions trompeuses ».

Qu’il s’agisse de la régu­la­tion de notre hor­loge interne, de la fatigue ocu­laire provo­quée par les lumières bleues, ou même de la méla­to­nine comme hor­mone du som­meil, Rus­sel Fos­ter, auteur de nom­breux livres sur le sujet2, con­sacre beau­coup de son temps à clar­i­fi­er ce que la sci­ence sait sur le som­meil et les rythmes cir­ca­di­ens, même s’il admet que « nous n’avons pas une très bonne com­préhen­sion mécanique des dif­férentes con­nex­ions entre mau­vaise san­té et qual­ité du som­meil ».

Les écrans dérégulent-ils notre horloge interne ?

« Un exem­ple mar­quant est une étude de Har­vard, rap­porte le pro­fesseur. Réal­isée il y a quelques années3, elle por­tait sur l’exposition de par­tic­i­pants à une liseuse, dans sa lumi­nosité la plus forte — à savoir à peu près 30 lux, durant qua­tre heures avant d’aller se couch­er, et pen­dant cinq jours con­sé­cu­tifs. Avant l’exposition à la liseuse, les par­tic­i­pants avaient déjà passé un cer­tain temps dans l’environnement arti­fi­ciel du lab­o­ra­toire, où la lumière était d’environ 90 lux. Le résul­tat a mon­tré que cela avait décalé de 9 min­utes, au bout de 5 jours, l’endormissement de ces per­son­nes. Et ce con­stat n’était que tout juste sta­tis­tique­ment sig­ni­fi­catif. »

Ce qui pousse Rus­sel Fos­ter à tir­er une con­clu­sion sup­plé­men­taire à cette étude : « La présence de méla­to­nine aug­mente en antic­i­pa­tion de la nuit, et atteint son som­met à env­i­ron qua­tre heures du matin. Cela a engen­dré la croy­ance que la méla­to­nine était l’hormone du som­meil. Et dans les faits, l’expérience de la liseuse a bien mon­tré autant une diminu­tion de la présence de la méla­to­nine qu’un décalage mar­qué dans le rythme cir­ca­di­en de la méla­to­nine. Mais cela n‘a pas directe­ment d’impact sur le com­porte­ment de sommeil/éveil. Car, même si un change­ment sig­ni­fi­catif d’un point de vue biologique était observ­able au niveau de la méla­to­nine, le change­ment com­porte­men­tal, lui, était loin d’être aus­si impor­tant. »  

Quelques années plus tard, un autre groupe a repro­duit cette expéri­ence, mais en exposant les par­tic­i­pants à une lumière d’en­v­i­ron 550 lux pen­dant six heures et demie au cours de la journée. Cette expo­si­tion a eu pour effet de sup­primer com­plète­ment les effets de l’u­til­i­sa­tion d’une liseuse sur le som­meil et la méla­to­nine. « Il sem­ble que « l’his­torique de la lumière » puisse avoir un impact impor­tant sur notre sen­si­bil­ité à la lumière le soir »,pour­suit-il.

Pour autant, cette étude s’est con­sacrée à un type d’écran par­ti­c­uli­er. Les liseuses ont tout de même été pen­sées pour lim­iter la lumi­nosité de l’écran et faciliter la lec­ture — la plu­part (pas celles util­isées pour l’expérience) ne pro­jet­tent qu’en nuances de gris. Ce qui pose un grand ques­tion­nement autour du spec­tre de la lumière et son inten­sité selon les ondes émis­es. « Ce que la sci­ence a pu déter­min­er est le lien sig­ni­fi­catif entre notre expo­si­tion à la lumière naturelle et la régu­la­tion de notre rythme cir­ca­di­en, assure le pro­fesseur. Et s’il est impor­tant de pré­cis­er que la lumière est de source naturelle, c’est surtout une ques­tion d’intensité. Le soir, chez soi, nous pou­vons estimer que la lumière envi­ron­nante est à peu près de 100 à 300 lux en inten­sité. La lumière arti­fi­cielle la plus forte, qui peut être trou­vée notam­ment dans les bureaux, est d’environ 400 lux. En com­para­i­son avec la lumière naturelle, une journée nuageuse à l’extérieur cor­re­spond à au moins 10 000 lux, alors qu’une journée ensoleil­lée peut nous faire pass­er à 100 000 lux, et ce sont les chiffres d’Angleterre.  Con­traire­ment à notre vision, le sys­tème cir­ca­di­en est pour­tant incroy­able­ment insen­si­ble à la lumière, et nous ne com­prenons pas encore par­faite­ment com­ment l’in­ten­sité lumineuse, la durée d’ex­po­si­tion, l’his­torique de la lumière, l’âge et la couleur (longueur d’onde) de la lumière inter­agis­sent pour le réguler. Ce que nous savons, c’est qu’une lumière blanche intense, soit d’environ 10 000 lux pen­dant 30 min­utes, sem­ble avoir un effet sur la plu­part des gens. »

D’après les don­nées dont nous dis­posons jusqu’à présent, ce n’est pas tant la lumière émise par les appareils élec­tron­iques tels que les liseuses, les smart­phones ou les écrans d’or­di­na­teur qui pose prob­lème, mais plutôt les effets stim­u­lants que ces appareils induisent. Les réseaux soci­aux, les jeux, le vision­nage d’un film et les e‑mails nous ren­dent plus alertes, ce qui retarde le sommeil‑, alors que la lumière émise n’a que peu d’impact. 

Problème : la lumière bleue

 « La longueur des ondes lumineuses est un sujet qui a, lui aus­si, beau­coup fait par­ler. Dans une étude, nous avons mon­tré que de nou­veaux pho­toré­cep­teurs dans l’œil, dif­férents des pho­toré­cep­teurs visuels, les bâton­nets et les cônes, et appelés cel­lules gan­glion­naires rétini­ennes pho­to­sen­si­bles (pRGCs), ont une sen­si­bil­ité max­i­male de 480 nanomètres dans la par­tie bleue du spec­tre de lumière,explique Rus­sel Fos­ter. Mais cela n’est que pour une réponse isolée de ces cel­lules, que nous avons observée chez des souris de lab­o­ra­toire dépourvues de cônes et de bâton­nets. Il va sans dire qu’en les inté­grant à l’équation, les répons­es spec­trales seraient dif­férentes. »

D’ailleurs, à leur décou­verte, les chercheurs avaient ten­dance à dis­tinguer la fonc­tion de ces deux élé­ments dans leur réponse à la lumière : les cônes et les bâton­nets s’occuperaient des répons­es visuelles à la lumière, alors que les cel­lules pho­to­sen­si­bles, elles, se con­sacr­eraient aux répons­es non visuelles. « La vérité serait plutôt que cha­cun de ces élé­ments com­mu­niquent entre eux, clar­i­fie le pro­fesseur. Nous avons d’ailleurs con­clu que les bâton­nets sem­blent con­tribuer à la sen­si­bil­ité de notre hor­loge interne à la faible lumi­nosité. Les cônes, eux, inté­gr­eraient prob­a­ble­ment les scin­tille­ments. Alors que les cel­lules pho­to­sen­si­bles seraient essen­tielle­ment des détecteurs de lumi­nosité. Main­tenant, la façon dont tous ces élé­ments com­mu­niquent reste floue, et est l’objet d’un champ de recherche très act­if. »

Si les bâton­nets, les cônes et les pRGCs inter­agis­sent entre eux, leur étude reste com­plexe, et cer­taines recherch­es ont abouti à des con­clu­sions erronées. Pour com­par­er l’ef­fet des dif­férentes longueurs d’onde de la lumière, il est essen­tiel de main­tenir un même nom­bre de pho­tons entre elles. Or, la lumière bleue pos­sède plus d’én­ergie que la lumière rouge. Dans plusieurs études, les chercheurs ont com­paré des niveaux d’énergie équiv­a­lents plutôt que le nom­bre de pho­tons, entraî­nant un déséquili­bre : une lumière bleue à haute énergie con­tient alors moins de pho­tons qu’une lumière rouge à faible énergie, faus­sant ain­si l’interprétation des résul­tats. Une con­fu­sion qui a con­tribué à brouiller les pistes sur ces inter­ac­tions. Cer­tains pro­grammes ajus­tent la couleur des écrans au fil de la journée, pas­sant d’une teinte enrichie en bleu en journée à une teinte plus rouge le soir. L’objectif : lim­iter l’impact des écrans sur le cycle veille-sommeil.

Mais à ce jour, aucune don­née sci­en­tifique ne prou­ve réelle­ment leur effi­cac­ité. La fatigue ocu­laire liée aux écrans, en revanche, est bien réelle. Si la lumière bleue est sou­vent pointée du doigt, son effet serait surtout lié à son inten­sité perçue. À titre de com­para­i­son, la lumi­nosité des écrans varie entre 30 et 300 lux, une valeur dérisoire par rap­port à celle de la lumière du soleil. Pourquoi alors ne ressent-on pas la même fatigue en plein jour ? La réponse réside dans l’accommodation visuelle : fix­er un écran impose aux yeux de s’adapter en per­ma­nence à un point lumineux con­trastant avec un envi­ron­nement plus som­bre. C’est cette adap­ta­tion con­stante, bien plus que la lumière bleue elle-même, qui génère la fatigue.

Et là se trou­ve un réel prob­lème que les écrans sem­blent amen­er : la myopie. « Une étude de 20194 a relevé un fait alar­mant : entre 70 à 90 % des jeunes citadins de moins de 18 ans d’Asie du Sud-Est seraient atteints de myopie.Il sem­ble que ces indi­vidus passent très peu de temps à l’extérieur, exposés à la lumière naturelle intense du soleil, et beau­coup trop de temps à regarder leurs écrans en intérieur. Une forte expo­si­tion au soleil sem­ble empêch­er l’allongement de l’œil au cours du développe­ment. Or, un œil allongé entraîne la for­ma­tion de l’image en avant de la rétine, ce qui néces­site ensuite une cor­rec­tion par des lunettes. La lumière des écrans n’est tout sim­ple­ment pas assez intense pour prévenir cet allonge­ment. Il est donc essen­tiel que les jeunes passent du temps dehors pour assur­er un développe­ment sain de leurs yeux », con­clut le chercheur.

Pablo Andres
1BAROMÈTRE DU NUMÉRIQUE, édi­tion 2022 — Enquête sur la dif­fu­sion des tech­nolo­gies de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion dans la société française.
2Rus­sell Fos­ter. Life Time: The new sci­ence of the body clock and how it can rev­o­lu­tionise your sleep and health. Pen­guin Books UK, Yale Uni­ver­si­ty Press USA, 2022. Paper­backs pub­lished in 2023.
3A. Chang, D. Aeschbach, J.F. Duffy, & C.A. Czeisler, Evening use of light-emit­ting eRead­ers neg­a­tive­ly affects sleep, cir­ca­di­an tim­ing, and next-morn­ing alert­ness, Proc. Natl. Acad. Sci. U.S.A. 112 (4) 1232–1237, https://​doi​.org/​1​0​.​1​0​7​3​/​p​n​a​s​.​1​4​1​8​4​90112 (2015).
4Rud­nic­ka AR, Kapetanakis VV, Wath­ern AK, Logan NS, Gilmartin B, Whin­cup PH, Cook DG, Owen CG. Glob­al vari­a­tions and time trends in the preva­lence of child­hood myopia, a sys­tem­at­ic review and quan­ti­ta­tive meta-analy­sis: impli­ca­tions for aeti­ol­o­gy and ear­ly pre­ven­tion. Br J Oph­thal­mol. 2016 Jul;100(7):882–890. doi: 10.1136/bjophthalmol-2015–307724. Epub 2016 Jan 22. PMID: 26802174; PMCID: PMC4941141.

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