Cerveau : comment ressentons-nous le temps ?
- Le temps psychologique (vécu et reconstruit par notre cerveau) ne coïncide pas avec le temps physique (mesuré par nos montres), mais n’en est pas complètement décorrélé.
- Aujourd’hui, des scientifiques s’intéressent à la manière dont les neurones codent la représentation mentale du temps.
- Ces recherches remettent en cause l’idée d’une horloge interne synchronisée avec des rythmes externes, qui battrait la mesure et enregistrerait les battements pour compter les durées.
- Le projet prometteur CHRONOLOGY vise à comprendre comment le cerveau construit une cartographie du temps.
- L’une des intuitions du projet est que les mécanismes neuronaux générant la cartographie mentale du temps sont en grande partie communs à différentes espèces.
Comment notre cerveau appréhende-t-il le temps ? Nous avons posé la question à Virginie van Wassenhove, directrice de recherches au CEA et cheffe d’équipe Inserm, dont le projet CHRONOLOGY vient de recevoir une bourse Synergy du Conseil Européen de la Recherche, d’un montant pouvant aller jusqu’à 10 millions d’euros sur 6 ans.
Quelles relations le temps objectif, mesuré par nos montres, et le temps psychologique, vécu et reconstruit par notre cerveau, entretiennent-ils ?
Virginie van Wassenhove. Des relations ambiguës ! Le temps psychologique ne coïncide pas avec le temps physique, mais n’en est pas non plus complètement décorrélé. Prenons quelques exemples : nous sommes parfaitement capables d’estimer très précisément le temps lorsque nous avons à franchir un passage piéton ou à jouer au ping-pong, mais nous perdons en précision si la durée à évaluer s’allonge, ou si nous sommes distraits par d’autres stimulus.
De la même manière, une heure passée dans la salle d’attente d’un dentiste nous paraîtra bien plus longue qu’une heure occupée à un premier rendez-vous amoureux. Allons plus loin. Si l’on tente de se remémorer ces deux épisodes des années plus tard, notre expérience temporelle sera inversée : l’attente chez le dentiste nous paraîtra beaucoup plus courte qu’elle ne le fut en réalité, et le rendez-vous amoureux beaucoup plus long, parce que riche en émotions et en micro-événements auxquels nous aurons prêté attention.
La question du temps psychologique est donc complexe, mais fondamentale, car c’est à partir de cette représentation mentale que nous nous projetons dans l’avenir et dans le passé, élaborons notre pensée, prenons des décisions à court et long terme, bref, nous engageons dans l’existence.
Comment en êtes-vous arrivée à travailler sur ce sujet ?
Mon intérêt pour le temps date du milieu des années 2000, lors de mes travaux post-doctoraux. Je travaillais alors sur le traitement des informations multisensorielles par le cerveau. Or, les stimulus sensoriels associés à un même événement sont véhiculés sous des formes d’énergie distinctes (molécules en vibration pour le son, photons pour la vision, etc.) et ne parviennent pas au cerveau exactement au même moment. Il faut donc admettre que la notion de simultanéité est entièrement reconstruite par le cerveau. Or, la détermination de la simultanéité est centrale, car elle conditionne notre perception : c’est en fait précisément le moment où apparaît la conscience.
J’ai donc commencé à m’intéresser à la manière dont les neurones codent la temporalité, ou en d’autres termes, la représentation mentale du temps. J’ai passé un été à lire près d’un siècle de littérature sur le sujet, sans trouver de réponse satisfaisante. Un nouveau champ d’études s’ouvrait donc à moi.
Qu’est-ce qui vous a semblé insatisfaisant dans la littérature classique ?
Très peu de neuroscientifiques posaient la question du temps psychologique en termes de codage neuronal, de représentation mentale. La littérature semblait se contenter du modèle d’une horloge interne synchronisée avec des rythmes externes, qui battrait la mesure et enregistrerait les battements pour compter les durées. Ce concept a émergé après la découverte des rythmes cérébraux, et en particulier du rythme alpha, une onde cérébrale d’une période de 100 ms observable chez tous les individus conscients. Parce que ce rythme est a priori très régulier, l’hypothèse de travail consistait à considérer qu’il battait le tempo de l’horloge interne. Mais la rythmicité de certaines activités neuronales ne suffit pas à expliquer comment le cerveau se représente le temps. Venant du domaine des perceptions sensorielles, cela me semblait évident : en prenant l’analogie du traitement mental de la couleur, cela reviendrait à imaginer que pour transmettre l’information rouge, il faudrait que les neurones eux-mêmes deviennent rouges.

Le modèle de l’horloge interne est donc utile, parce que prédictif de certains de nos comportements, mais il ne me semblait pas réaliste sur le plan neurobiologique. Des études récentes menées grâce à la neuroimagerie fonctionnelle à haute résolution temporelle (comme l’électroencéphalogramme [EGG] et la magnétoencéphalographie [MEG]), parmi lesquelles celles de mon équipe, l’ont ensuite démontré.
Quels résultats avez-vous obtenu ?
Nous avons pu établir1 que le rythme alpha n’est pas constant, et cette caractéristique est incompatible avec l’idée même d’horloge. Il y a donc des nuances à faire : oui, les rythmes cérébraux sont certainement impliqués dans le traitement temporel mais l’histoire est plus compliquée que le laisse entendre le modèle d’horloge interne. Et c’est tant mieux… car si notre conception du temps n’était régie que par des horloges biologiques calées sur des rythmes externes, nous devrions en conclure que nous sommes en constante capture attentionnelle et nous ne pourrions expliquer la stabilité de notre pensée. Or, celle-ci est absolument nécessaire à l’émergence de la conscience. Il doit donc exister dans notre cerveau un système de représentation du temps stable, un référentiel de temps en grande partie immun de l’information temporelle extérieure. Cela paraît d’ailleurs évident lorsqu’il s’agit de considérer les voyages dans le temps.
Qu’entendez-vous par voyage dans le temps ?
La capacité que nous avons de nous imaginer très loin dans le passé ou de nous projeter dans le futur. Ce voyage dans le temps, qui pourrait être propre à l’être humain, impose une forte abstraction : on doit être capable d’établir une cartographie du temps dans laquelle nous pouvons nous mouvoir (mentalement), tout en préservant les relations temporelles entre les événements. L’horloge interne ne peut pas à elle seule expliquer cette faculté.
Quelle image plus réaliste biologiquement peut-on donner de la manière dont le cerveau traite la temporalité ?
En 2014, John O’Keefe, May-Britt Moser and Edvard I. Moser ont reçu le prix Nobel de médecine pour la mise en évidence, après des décennies de travaux, de l’existence d’un « GPS » au sein du cerveau. Ces travaux ont montré qu’une multitude de neurones spécifiques à certaines caractéristiques de l’espace collaborent à ce GPS. Certains permettent une métrique spatiale, d’autres codent la direction du mouvement, d’autres encore l’orientation de la tête, d’autres enfin les expériences sensorielles. Ces circuits très sophistiqués admettent un système de représentation assez flexible, qui permet à l’animal de naviguer dans l’espace, et de cartographier mentalement son environnement. Nous faisons, mon équipe et moi-même, l’hypothèse qu’un système analogue, très complexe et intégrant des informations diverses, se déploie aussi pour le temps. C’est ce que nous allons explorer dans le projet CHRONOLOGY.
Ce projet, porté avec trois autres chercheurs, vient de recevoir une bourse Synergy, qui récompense « un projet ambitieux, aux frontières de la connaissance ». Pourriez-vous nous en dire plus sur ses objectifs et ses modalités ?
CHRONOLOGY vise à comprendre comment le cerveau construit une cartographie du temps. L’une de nos intuitions est que les mécanismes neuronaux qui génèrent la cartographie mentale du temps sont en grande partie communs à différentes espèces. Chacun de nous testera donc les représentations du temps chez des modèles vivants issus de différentes espèces : Brice Bathellier du CNRS chez la souris, Mehrdad Jazayeri du MIT chez le primate non humain et moi chez l’humain. Srdjan Ostojic, de l’ENS, construira des modèles de réseaux de neurones récurrents à faible rang, développés sur la base d’une plausibilité biologique, c’est-à-dire contraints par l’architecture des circuits de neurones des trois espèces. Grâce à des allers-retours entre ces approches d’IA et les expérimentations comportementales menées sur les modèles vivants, nous espérons non seulement identifier la dynamique de l’activité cérébrale à l’origine de notre représentation du temps, mais aussi comprendre les liens de causalité qui relient les mécanismes impliqués.
Nous avons besoin de ce type de projets, visant en premier lieu l’acquisition des principes fondamentaux et généralisables à travers le règne animal, avant d’envisager aborder des questions plus appliquées, comme celle-ci : pourquoi certaines affections psychiatriques ou neurologiques s’accompagnent d’une désorientation temporelle ? Le cerveau est le système le plus complexe de l’univers, plus complexe encore qu’une étoile ou un trou noir – étoile et trou noir qu’il est d’ailleurs lui-même capable de concevoir ! Nous avons encore presque tout à apprendre sur son fonctionnement.
Propos recueillis par Anne Orliac
Pour aller plus loin :
- Runyun, Ş. L., van Wassenhove, V., & Balci, F. (2024), Altération de la conscience temporelle pendant la pandémie de Covid-19, Recherche psychologique , 1–11.
- Kononowicz, TW, Roger, C., & van Wassenhove, V. (2019), La métacognition temporelle comme décodage de la dynamique cérébrale auto-générée, Cortex cérébral , 29 (10), 4366–4380.
- Grabot, L., & van Wassenhove, V. (2017), L’ordre temporel comme biais psychologique, Psychological science, 28 (5), 670–678.
- Gauthier, B., & van Wassenhove, V. (2016), Le temps n’est pas l’espace : calculs de base et réseaux spécifiques au domaine pour les voyages mentaux, Journal of Neuroscience, 36 (47), 11891–11903.