Fret : pourquoi le train n’a‑t-il pas (encore) remplacé le camion ?
- En France, depuis le milieu des années 2000, le routier représente 88 % des flux de marchandises, contre 10 % pour le ferroviaire et 2 % pour le fluvial.
- Le transport ferroviaire constitue la principale opportunité de report modal pour réduire les émissions de CO2 du fret intérieur à la France.
- Pourtant, la France peine à se mettre à la page, alors que la part modale du ferroviaire est quasiment deux fois plus élevée (18 %) dans l’UE ou en Allemagne.
- Les politiques publiques restent insuffisantes, comme en témoigne le plan 2021 de relance du fret ferroviaire, qui ne parviendra pas à atteindre ses objectifs.
- Ce plan oublie 3 éléments : la prise en compte de la future demande en transports de marchandises ; la baisse du trafic routier ; l’évolution de notre économie et de notre logistique.
Tout le monde est d’accord sur le principe. Transporter nos marchandises en train plutôt que dans des camions est un levier à solliciter pour la transition environnementale. En plus de réduire les émissions de CO2, cela permet de réduire la circulation routière, de limiter la congestion et les consommations d’espace, l’accidentalité routière, les dommages aux infrastructures routières…
Et pourtant, cela fait des décennies que les plans de relance du fret ferroviaire se succèdent, que leurs cibles sont manquées avec une part stable du fret ferroviaire, n’empêchant pas d’annoncer des objectifs sans cesse plus ambitieux les uns que les autres. Dernier en date, l’objectif fixé en 2021 est de doubler la part modale du fret ferroviaire d’ici 2030. Se posent plusieurs questions. D’où viennent les échecs passés ? Y a‑t-il des chances que cela fonctionne, cette fois ? Que faudrait-il intégrer dans les réflexions et les politiques publiques ?
Depuis un siècle, un report modal massif vers le routier
Le transport ferroviaire de marchandises a démarré en France il y a environ deux siècles. La première ligne en France a été ouverte en 1827 et était destinée d’abord à transporter du charbon entre Saint-Étienne et Andrézieux, avec des wagons tractés par des chevaux ou descendant la pente par gravité. À ce moment-là, le transport routier dominait, devant le transport fluvial. Puis le ferroviaire a connu une croissance énorme jusqu’à représenter quasiment 80 % des trafics en France au début du XXe siècle, reléguant le trafic routier à seulement 10 % de part modale1.
Puis le développement des camions au pétrole a renversé la tendance, s’imposant comme le mode dominant : depuis le milieu des années 2000, le routier représente désormais 88 % des flux de marchandises en France, le ferroviaire stagne à 10 % des trafics, laissant un petit 2 % pour le fret fluvial2.
De nombreuses tentatives de relance du ferroviaire ont été initiées. Par exemple, en 2000, la SNCF visait une multiplication par 2 des trafics ferroviaires à l’horizon 20103. Résultat ? Entre les années 2000 et 2010, les trafics du fret ferroviaire ont été… divisés par 2. Les raisons pour expliquer le déclin du ferroviaire et les échecs des politiques de report modal passées sont nombreuses : le manque d’investissements dans les infrastructures, la qualité de service insuffisante4, l’abandon progressif de certaines activités (comme le wagon isolé), la désindustrialisation de la France, ou encore le faible dynamisme des ports français (et leur mauvaise connexion ferroviaire)5.
Mais les raisons sont aussi à retrouver dans l’essor incroyable du transport routier. C’est toute l’organisation de la logistique et de l’économie qui s’est faite autour des poids lourds. Ainsi, si la part modale du ferroviaire est passée d’environ 60 % à 10 % depuis 1960, c’est certes parce que les trafics ferroviaires ont baissé de 37 %, mais aussi et surtout parce que la demande totale a été multipliée par 3,6 sur la période, portée par une multiplication par 10 environ des trafics routiers.
Cela a relégué le fret ferroviaire à son domaine de pertinence principal : le transport massifié, généralement sur de longues distances et pour de forts volumes, pour lesquels le routier devient moins efficace et plus coûteux. Cela se reflète notamment par un certain dynamisme du transport combiné rail-route ces dernières années, avec notamment l’ouverture de plusieurs autoroutes ferroviaires, permettant à des semi-remorques de traverser la France sur des trains adaptés6.
Aussi la France fait plutôt figure de mauvaise élève par rapport à ses voisins européens, montrant les marges de manœuvres existantes en France. La part modale du ferroviaire est quasiment 2 fois plus élevée en moyenne dans l’UE ou chez son voisin allemand (à 18 % chacun). Et les baisses des trafics ferroviaires en France ces dernières décennies contrastent avec des évolutions plus dynamiques au sein des autres pays européens7.
Doubler la part du ferroviaire d’ici 2030, à quelles conditions ?
Dans un plan de relance du fret ferroviaire, le plus évident est de viser l’amélioration de l’offre de fret ferroviaire. Le plan de 2021 s’articule ainsi autour de 72 mesures, regroupées en 3 axes : faire du fret ferroviaire un mode de transport attractif, fiable et compétitif ; agir sur tous les potentiels de croissance du fret ferroviaire ; et accompagner la modernisation et le développement du réseau8.
Tout en étant indispensable (et sans même revenir ici sur les détails et éventuels manques9), ce soutien au ferroviaire se révèle et se révèlera insuffisant pour atteindre les objectifs, au vu de la trop faible prise en compte des 3 éléments suivants.
Quelle (dé) croissance de la demande à l’avenir ?
Le premier élément est de savoir quelle sera l’évolution de la demande totale de transport de marchandises d’ici 2030, et ainsi quelle hausse du trafic ferroviaire sera nécessaire pour atteindre un doublement de la part modale.
Cette projection n’est pas clairement définie dans le plan de relance, mais les chiffres évoqués semblent prévoir une hausse proche de +10 % de demande totale d’ici 2030. Dans un tel contexte, les trafics ferroviaires devraient augmenter de 120 % pour doubler de part modale. Le ferroviaire absorberait ainsi la hausse des trafics de marchandises, sans vraiment faire baisser ceux du routier.
Au contraire, dans un scénario de sobriété forte à l’échelle de l’économie, la demande de transport pourrait être réduite de 20 % d’ici 203010. Ici, il « suffirait » d’augmenter les trafics ferroviaires de 60 % (une hausse 2 fois moindre que dans le cas précédent !) pour doubler la part modale du ferroviaire. Et dans ce cas, les trafics en transports routiers seraient en baisse de 30 %, sous le double effet de la baisse de la demande totale et de la hausse de la part du ferroviaire.
L’évolution de la demande totale [objet d’un article à venir, le dernier de la série] est donc fondamentale dans le dimensionnement des trafics ferroviaires pour atteindre l’objectif. Le passé nous enseigne d’ailleurs que la part du ferroviaire a davantage évolué en raison de cette évolution de la demande totale que des trafics ferroviaires. Cette évolution est également fondamentale pour réduire le trafic routier et donc avoir un effet à la baisse sur les émissions, ce qui rejoint le point suivant.
Faire baisser la part du routier, un objectif non assumé
Un autre manquement de cet objectif de doublement de la part modale du ferroviaire est un sous-entendu qui n’est pas clairement assumé. Si la part du ferroviaire augmente de 9 % pour passer à 18 %, cela se fera au détriment du transport routier, dont la part devra baisser de 9 %11. Pour aller même plus loin, afin de réduire les émissions, l’objectif n’est pas de faire plus de fret ferroviaire, mais bien de réduire le trafic routier.
Pourtant, l’objectif n’est jamais présenté sous cette forme, et les politiques ne sont pas orientées en ce sens. Ainsi, ni ce plan ni les autres politiques sur le transport de marchandises n’ont prévu d’évolutions importantes sur la tarification de l’infrastructure routière (suite à l’abandon de l’écotaxe en 2013–2014), la fin du remboursement partiel des taxes énergétiques pour les transports routiers, la baisse de vitesse des poids lourds ou encore des obligations de report modal12…
Aujourd’hui, la prédominance du transport routier s’explique néanmoins par des avantages indéniables en comparaison du ferroviaire : « La route, c’est la flexibilité, la rapidité, la fiabilité, les prix bas, la disponibilité de la capacité » résume ainsi le président de l’Association des utilisateurs de transport de fret13. Dans un tel contexte, il est assez illusoire de pouvoir diminuer de 9 % la part de la route seulement en investissant dans le ferroviaire, et sans décourager l’usage du transport routier.
Quelles évolutions du territoire, de l’économie, de la logistique ?
Au vu de son ambition, le doublement de la part du ferroviaire doit s’inscrire enfin dans une évolution plus large de l’économie et de la logistique.
Il s’agit tout d’abord de mettre en cohérence les politiques d’aménagement du territoire, alors que des projets d’autoroutes sont encore en cours et que des entrepôts logistiques continuent d’essaimer en périphérie des villes sans être reliés au ferroviaire. Cela maintient et même renforce la dépendance actuelle au transport routier. Les possibilités de report vers le ferroviaire dépendront aussi des évolutions dans les types de biens transportés et sur quelles distances. Cela interroge notamment la politique industrielle, la transition du secteur agroalimentaire ou de la construction, qui expliquent une grande partie des trafics de marchandises en France14.
Enfin, au vu des contraintes inhérentes au ferroviaire, l’organisation logistique doit aussi changer pour passer davantage par le train. Il s’agit notamment de desserrer les contraintes temporelles, éviter le juste-à-temps et les chaînes logistiques tendues, pour plutôt gérer les stocks de manière à massifier les flux de transport. Cela va par exemple à l’opposé de la tendance actuelle à la hausse du e‑commerce et des livraisons rapides, structurellement défavorables au ferroviaire et pour lesquels la régulation manque grandement15.
Les autres possibilités de report modal
Le transport ferroviaire constitue la principale opportunité de report modal pour réduire les émissions de CO2 du fret intérieur à la France. Mais d’autres possibilités existent sur les segments de la logistique mondiale, nationale ou locale.
À l’échelle intercontinentale, il s’agit de prioriser autant que possible le transport maritime plutôt que le fret aérien, qui émet de l’ordre de 100 fois plus de CO2 par tonne transportée16. Au vu de son coût bien supérieur, l’avion est davantage utilisé pour les produits à forte valeur ajoutée ou lorsque les délais sont contraints, comme pour les denrées alimentaires périssables. De plus en plus, des acteurs du e‑commerce investissent également dans ce fret aérien pour les livraisons rapides, une tendance très défavorable à limiter.
Pour les transports nationaux et en complément du fret ferroviaire, du report modal est aussi possible via le transport fluvial. Son développement est essentiellement limité par des contraintes géographiques et par les voies navigables disponibles, qui expliquent une part modale de 2 % actuellement. Des potentiels de développement et de report depuis le routier existent cependant, sur les grands axes, les liaisons inter-bassins ou encore pour la livraison dans le centre des agglomérations connectées à un fleuve navigable17. Enfin, pour la livraison des derniers kilomètres, la cyclologistique en vélos cargos peut permettre de remplacer une part importante des véhicules utilitaires légers. Par unité transportée, le bénéfice climatique de ce report est très fort, d’autant plus s’il s’agissait auparavant de livraisons rapides et peu optimisées réalisées en utilitaires thermiques. Cependant, au global, le gain sur les émissions du transport de marchandises est limité, car la demande adressable reste limitée (les distances et les volumes étant relativement faibles pour les vélos cargos). Des bénéfices plus importants se feront en revanche sentir sur la réduction de la pollution de l’air, de la consommation d’espace, de ressources, du bruit ou encore de la dangerosité pour les autres usagers.
Conclusion
Les objectifs de report modal ont sûrement été trop ambitieux par rapport aux efforts de transformation nécessaires à leur atteinte et aux inerties qui existent dans le transport de marchandises. Pourtant, des ruptures sont nécessaires pour atteindre les objectifs de décarbonation, justifiant des objectifs de report modal ambitieux. Seulement, les politiques publiques ont été et sont encore loin d’engager de forts reports, à la fois par un soutien insuffisant au transport ferroviaire, en termes d’investissement ou de soutiens à l’activité. Mais aussi et même surtout parce que la seule politique de l’offre (ou de soutien) pour le ferroviaire est insuffisante pour envisager de contester sérieusement l’hégémonie actuelle du transport routier18. C’est pourtant quasi-exclusivement avec ce biais qu’est encore envisagée la politique de report modal en France, malgré les échecs des politiques passées.