Réduire de 40 % les émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030, limiter le réchauffement climatique à moins de 2 degrés : si l’on veut respecter l’Accord de Paris (2015), il faudra adopter de nouveaux modèles de production, et penser bien en amont à la performance environnementale des produits et des process industriels ou commerciaux. Pour ce faire, les entreprises peuvent s’appuyer sur le principe de « l’éco-conception », qui consiste à intégrer autant d’aspects et de process environnementaux que possible dans les produits, bien avant leur mise sur le marché.
La vie (entière) des produits
Benjamin Cabanes, enseignant-chercheur en sciences de gestion à l’École des mines de Paris et à l’École polytechnique (IP Paris), définit l’éco-conception comme « une démarche préventive ». Cela consiste à intégrer les aspects environnementaux non seulement dans la conception, mais aussi tout au long du cycle de vie d’un produit. Et cela depuis l’extraction de ses matières premières, en passant par sa production, sa distribution, jusqu’à son usage, son recyclage et sa fin de vie.
« Cette démarche s’appuie sur plusieurs méthodologies, explique Benjamin Cabanes, dont l’Analyse du Cycle de Vie (ACV), qui se décline en quatre étapes : objectifs de l’ACV ; inventaire des flux de matières et d’énergies entrants et sortants ; identification des impacts potentiels ; et enfin analyse et interprétation des résultats pour proposer des solutions en vue de la conception du produit. »
Si vous souhaitez fabriquer un tee-shirt, vous devez tenir compte des matières premières : la culture du coton, par exemple, qui nécessite beaucoup d’eau, des pesticides et des engrais, a un impact environnemental très important. Ensuite, il faudra produire ce vêtement et le distribuer souvent à l’autre bout de la planète : autant d’étapes fortement consommatrices d’énergie. Enfin, l’usage qui sera fait de ce tee-shirt doit aussi être envisagé. Selon sa matière ou sa couleur, il devra être lavé plus ou moins souvent – et ces nettoyages successifs auront un impact sur l’environnement, comme l’utilisation d’eau et d’énergie s’il passe en machine à laver.
Des enjeux importants pour l’entreprise
Pour ne pas perdre en compétitivité, les entreprises ont tout intérêt à anticiper des réglementations qui vont être de plus en plus contraignantes, comme celles induites en France par la loi « Anti-gaspillage pour une économie circulaire » (AGEC). Pourtant cette démarche de l’ACV est loin d’être généralisée, les tensions entre performances environnementales et performances économiques restant trop importantes.
« Il ne suffit pas de produire des tee-shirts bio pour être une entreprise éco-responsable, rappelle Benjamin Cabanes. Si vous sortez dix nouvelles collections par an et que vous organisez des soldes à répétition pour écouler vos stocks, vous poussez à la consommation sans répondre à de véritables besoins. »
Il ne suffit pas de produire des tee-shirts bio pour être une entreprise éco-responsable.
Pour éviter le greenwashing, il est donc essentiel de considérer l’ensemble du processus de production, et de généraliser la démarche d’ACV dans toute l’entreprise, en évitant de l’appliquer seulement à quelques produits. Mais comment convaincre les entreprises ? Benjamin Cabanes mise sur la formation des jeunes à ces méthodes et à ces enjeux, et compte sur la motivation des jeunes ingénieurs qui choisissent déjà d’aller vers tel secteur d’activité ou telle entreprise en fonction de leur engagement environnemental.
Le secteur du bâtiment, un exemple phare
Dans le secteur des Bâtiments et Travaux publics (BTP), la démarche d’éco-conception, encadrée par des réglementations de plus en plus rigoureuses, a déjà des impacts importants. L’utilisation de nouveaux types de matériaux et de nouveaux process de construction permettent par exemple de réduire la déperdition d’énergie dans les bâtiments existants, et de rénover les anciens avec le souci de restreindre leur empreinte carbone. La filière du BTP a également un fort potentiel de recyclage de ses propres déchets, mais aussi d’utilisation des déchets courants.
C’est ainsi que les fondateurs de la start-up familiale Néolithe ont eu l’idée de fossiliser des déchets courants pour les transformer en granulats minéraux pouvant être réutilisés dans la construction et les travaux publics.
Aujourd’hui, l’essentiel des déchets non-recyclables produits par les particuliers (ordures ménagères) ou par les entreprises (déchets industriels banals) se retrouvent enfouis dans d’immenses décharges ou incinérés, ce qui entraîne dans les deux cas des pollutions importantes. Dans le premier cas, une grave pollution des sols et des émissions de méthane lors de la décomposition des déchets ; dans le second cas, la matière disparaît en fumée mais l’énergie produite par l’incinérateur pour la brûler est ultra carbonée.
« Le procédé de fossilisation des déchets a été inventé par mon père William Cruaud, maçon tailleur de pierre, explique Nicolas Cruaud, président de Néolithe. Depuis 40 ans il travaille les calcaires blancs des châteaux de la Loire. Or ce qu’on appelle le « tuffeau » n’est autre que le reste des déchets du crétacé, qui ont été fossilisés et sédimentés. Son idée a été de répliquer ce procédé naturel en l’accélérant, par une transformation mécanique et chimique sans chauffe qui minéralise la matière et n’émet pas de CO2. »
Le fils, polytechnicien, a mis en œuvre l’idée du père, et ils ont créé cette start-up industrielle à Angers en 2019, en association avec l’ingénieur Clément Bénassy.
Fossiliser les déchets
Le principe est de broyer les déchets jusqu’à obtenir une sorte de farine très fine (entre 0 et 500 microns) puis de faire réagir cette farine avec des liants minéraux, qui sont le secret industriel de Néolithe. Cette réaction permet d’obtenir une pâte minérale qui est mise en forme sous pression, dans un « fossilisateur », pour produire des petits granulats. « Ce granulat, nous l’avons appelé ‘Anthropocite’ en référence à l’ère Anthropocène, période géologique à laquelle les humains commencent à avoir une véritable influence sur la Terre. »
Ce granulat minéral pourra être utilisé dans certains bétons, et il est en passe d’homologation pour intégrer les matériaux composant les sous-couches routières. « Si demain on fossilisait les 30 millions de tonnes annuelles de déchets français, on obtiendrait 40 millions de tonnes de granulats et l’on réduirait d’un facteur dix l’empreinte carbone française, estime Nicolas Cruaud. Car ce procédé a aussi l’avantage d’être ‘carbo négatif’», puisqu’il permet une séquestration du carbone. »
L’entreprise prévoit de déployer 250 fossilisateurs sur tout le territoire d’ici 2027, chacune de ces machines pouvant traiter en entrée 10 000 tonnes de déchets par an et produire 12 000 tonnes de granulats. Elle tirera alors ses revenus à la fois des quantités de granulats vendus, mais aussi de sa prestation pour le traitement des déchets, le procédé de fossilisation accélérée étant compétitif sur les plans financier et environnemental par rapport à la mise en décharge ou à l’incinération.
De nombreux pays, notamment ceux qui ont mis en place de fortes contraintes réglementaires sur l’enfouissement et l’incinération des déchets, commencent à s’intéresser à ce nouveau procédé.