Depuis le début de la guerre en Ukraine, l’attention portée à la désinformation, l’un des champs de bataille de la guerre hybride, s’est accentuée. L’information est une donnée clef en temps de guerre, notamment quand le conflit est aussi proche de nous. La Russie a bien compris qu’un pays démocratique ne peut se permettre d’aider l’Ukraine dans la durée si sa population y est opposée ou en subit des répercussions trop importantes (comme la hausse du prix de l’énergie). La guerre a donc également lieu sur le terrain de l’information. L’enjeu pour le Kremlin est de parvenir à diffuser sa propagande dans les médias occidentaux et sur les réseaux sociaux.
Cette guerre s’est d’abord jouée sur le terrain virtuel de la désinformation.
Carole Grimaud, fondatrice du Centre de recherche sur la Russie et l’Europe de l’Est (CREER), travaille actuellement sur l’influence que peut avoir la propagande russe sur les citoyens français, en particulier les étudiants.
« Le but n’est pas de convaincre, mais de faire douter »
Dès les premiers pas de l’armée russe en Ukraine, une multitude d’exemples de désinformation a vu le jour, en commençant par la justification de cette guerre donnée par Vladimir Poutine1. Le régime de Kiev serait néo-nazi, et perpétrerait, depuis le début de la guerre du Donbass en février 2014, un génocide sur la population russophone de cette région. Seulement, les récents événements, comme la découverte du charnier d’Izioum — ville de la région de Kharkiv, libérée de l’occupation russe par les forces ukrainiennes, dans laquelle a été découverte une fosse commune comprenant au moins 450 corps —, font ressortir des images qui remettent en cause la version du Kremlin, et celles-ci peuvent difficilement mentir.
« Le gouvernement ukrainien s’attend à d’autres découvertes du même type dans les autres villes sous occupation, indique Carole Grimaud, car la ville d’Izioum n’est pas la première. La ville de Marioupol et celle de Boutcha en sont des exemples, et des images satellites sont à disposition, ce qui n’empêche pourtant pas Moscou d’en nier la responsabilité. » Tout cela porte à imaginer que ce ne sont pas des exceptions, d’autant que ce sont de véritables preuves de crimes de guerre. « Beaucoup de corps de civils présentent des signes de tortures, et d’autres de famine, précise-t-elle. Or, c’est considéré comme un crime de guerre. L’armée qui occupe un territoire se doit de garantir le droit à la vie des civils habitant ce territoire, chose dont, visiblement, l’armée russe ne se préoccupe pas. »
La désinformation du Kremlin concernant le massacre de Boutcha peut « sembler absurde ». Selon le régime de Moscou, les images de ces centaines de victimes civiles ne seraient rien d’autre qu’une mise en scène pour accabler la Russie2. Pour Carole Grimaud, cette affirmation est cohérente avec la stratégie russe : « La désinformation utilisée pour le cas de Boutcha a peut-être été efficace auprès de la population russe, mais à l’étranger, l’objectif était plutôt de semer le doute. Cela a fonctionné auprès de certaines personnalités françaises, qui ont repris des éléments de langage du Kremlin3. »
La Russie n’est cependant pas la seule à propager ce doute, certains Français y participent involontairement, et la chercheuse le constate : « En France, l’information principale ne se dirige que dans le même sens, comme si l’on avait qu’un seul son de cloche. Tout le monde doit être d’accord, il n’y a plus vraiment de débat. Ce qui peut pousser les citoyens à aller chercher une information différente, moins “mainstream”. » Le risque est alors de tomber sur des informations fabriquées par le contre-discours russe. « Or l’on sait qu’une fausse information, ou présentant une lecture contradictoire, même réfutée plus tard, laisse des traces mnésiques chez le percepteur », conclut-elle.
Les informations diffusées par les médias généraux en France sont les informations du gouvernement ukrainien. « Or, il reste un gouvernement en guerre qui applique la loi martiale depuis février, rappelle-t-elle. Les Occidentaux n’ont pas de soldats sur place pour vérifier les informations données, mais les civils, les ONG ainsi que les différentes aides humanitaires sur le terrain témoignent de ce qu’ils observent. Leur retour est plus impartial et corrobore la plupart du temps la version de Kiev. »
Une propagande ukrainienne également présente
Pour autant, le gouvernement ukrainien n’est pas exempt de tous reproches en termes désinformation. Plusieurs exemples le montrent, et Carole Grimaud le précise : « Un événement inquiétant concerne un rapport d’Amnesty International, dans lequel l’ONG accusait l’Ukraine de mettre en danger ses propres civils. Face à cette accusation, le gouvernement ukrainien a insinué que l’organisation reprenait la propagande de Moscou. Au final, cette stratégie de communication a permis de mettre un peu sous silence ce rapport. C’est dû au fait que l’Ukraine, pour survivre à cette invasion, doit garder de son côté l’opinion publique des pays qui l’aident. Si l’opinion publique française change de camp, par exemple, le gouvernement en place n’est pas certain de continuer à financer la guerre, or, pour les Ukrainiens, c’est une nécessité. »
Arnaud Mercier, professeur en sciences de l’information et de la communication, considère que la guerre de désinformation qui oppose ces deux camps a commencé bien avant les confrontations physiques d’aujourd’hui. Celle-ci ne s’est qu’accentuée depuis : « Chacun des deux camps s’emploie, depuis longtemps, à présenter les faits comme cela les arrange. Ils évitent également de parler de choses pouvant gêner leur propre récit. Les Ukrainiens, par exemple, publient chaque jour le décompte supposé des soldats russes tués, sans jamais évoquer le leur. Tout est guerre de désinformation, même le fait de décider de se taire ! Cela ne signifie pas que les rhétoriques mobilisatrices et manipulatrices soient équivalentes entre les deux camps, et ce d’autant plus que les deux belligérants ont choisi des stratégies de communication très différentes. »
Si la désinformation est une arme de guerre indéniable, les stratégies mises en place, et les raisons de leur utilisation diffèrent âprement dans ce conflit : l’un l’utilise pour justifier l’invasion d’un état souverain, l’autre pour tenter justement de préserver cette souveraineté.
Propager le faux par nos canaux de communication
Il est dès lors important pour la Russie, afin de créer ce fameux doute, de diffuser son discours dans nos canaux de communication. Un rapport récent de l’ONG EU Disinfo Lab a mis en avant un de leur moyen pour le faire4. Cette ONG a identifié de faux sites portant le nom de vrais médias. Ainsi, 20 minutes a pu être témoin de la naissance de son usurpateur — 20minuts.com au lieu de 20minutes.fr —, par lequel des articles en cohérence avec le discours du Kremlin ont été diffusés.
Il y a donc une volonté directe d’influencer les sources d’information mainstream — le journal britannique The Guardian, allemand Der Spiegel, et plus de quinze autres étant aussi victimes de cette supercherie. Ces articles pro-russes sont ensuite diffusés en masse sur les réseaux sociaux, au travers de faux comptes.
L’ONG EU Disinfo Lab a identifié de faux sites portant le nom de vrais médias.
Arnaud Mercier, professeur en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris Panthéon-Assas, estime que la stratégie de propagande du Kremlin est celle d’un « pyromane » : « Pendant la guerre froide, la stratégie était de rabaisser l’adversaire et de se valoriser en miroir. Aujourd’hui, la Russie repère les points de tension de nos sociétés et cherche à les exacerber en jetant de l’huile sur le feu, espérant fracturer nos sociétés. »
Cette stratégie avait déjà été observée par le passé lorsque la Russie a tenté d’influer sur le processus électoral des pays occidentaux. Et à chacun de ces évènements, le support le plus efficace pour la diffusion de sa désinformation a été les réseaux sociaux. « La montée en puissance des stratégies d’influence sur les réseaux sociaux remonte au moins à 2016, avec l’élection de Donald Trump et le Brexit, indique-t-il. Mais cela s’était déjà produit en 2014 lors des législatives en Allemagne. »
Une quantité importante de faux comptes apparaissent alors sur les réseaux. « Ce sont des comptes antinomiques qui diffusent des messages pour radicaliser les deux camps, précise le professeur. Cela, dans un but de déstabiliser les électeurs. » Ces messages sont ensuite repris et diffusés à leur tour par de réels utilisateurs. « Il y a des personnes qui, face à une information peu crédible, se font avoir et jouent les idiots utiles en relayant, ajoute-t-il, et d’autres qui sont déjà convaincues. »
Il reste pour autant compliqué d’avoir une estimation exacte de ce nombre de faux comptes sur les réseaux. Selon Arnaud Mercier, l’exemple de la tentative de rachat de Twitter par Elon Musk en est une preuve5 : « La condition posée par le milliardaire pour le rachat de la plateforme était d’avoir une estimation du nombre de bots [faux comptes] présents. Twitter étant incapable de répondre à cette demande, la promesse de rachat a été rompue. Cependant, nous savons avec certitude que l’unité de compte minimale est la centaine de milliers. » Cette certitude provient de l’estimation émise par Twitter-même lors de ce potentiel rachat : les faux comptes représenteraient au moins 5 % des utilisateurs actifs, ce qu’Elon Musk conteste, estimant que le chiffre se rapprocherait plutôt des 20 %6. Bien entendu, tous ces faux comptes ne sont pas uniquement russes.
Ces diffusions massives d’informations contradictoires sont également source de doutes pour le récepteur de l’information. Elles permettent de faire circuler des interprétations différentes dans un halo d’incertitude. « Il y a une volonté d’entourer un fait de multiples possibilités interprétatives, précise le chercheur, pour créer un certain doute. Charles Pasqua avait déjà décrit cette tactique : quand il y a une affaire, il faut créer une affaire dans l’affaire, puis encore une autre polémique jusqu’à ce que les gens n’y comprennent plus rien. Les faux comptes et les fake news visent à faire perdre le fil des événements. »
L’image de l’Occident en ligne de mire
Finalement, avec ses faux comptes – et les milliers de messages qu’ils diffusent -, la Russie parvient à instiller son discours dans l’opinion publique occidentale, et cela depuis de longues années. Cette stratégie s’accentue depuis le début du conflit ukrainien : « Vladimir Poutine parle maintenant des dégâts que les sanctions européennes font aux économies des pays du vieux continent, précise Carole Grimaud. Il maintient que les premières victimes sont les Européens, et que l’hiver pour eux sera dur. Tout cela est fait en espérant que les opinions se tournent vers lui. Le doute est une arme de guerre sournoise. »
Bien que ces pratiques soient présentes dans les pays occidentaux, l’un des cœurs de cible reste les autres pays du monde.
Les pays non-occidentaux sont également ciblés. « Ces faux comptes font plus de dégâts dans les sociétés où un sentiment anti-occidental est déjà présent, constate Arnaud Mercier. En Asie, en Amérique latine, et plus récemment en Afrique, le discours du Kremlin trouve preneur bien plus facilement. » L’exemple du Sahel est, à cet égard, assez probant, d’autant qu’il concerne directement la France. D’abord arrivée en Centrafrique, la Russie parvient à s’implanter dans la région. Sous couvert de lutte contre le terrorisme, la désinformation tente de discréditer les forces armées françaises — présentes sur place durant l’opération Barkhane7.
« La stratégie est, à nouveau, d’enflammer une situation déjà tendue en raison d’un conflit, ajoute-t-il, pour le cas de l’opération Barkhane, de multiples accusations ont été émises. Entre des militaires pédophiles, la découverte de charniers — pour lesquels la France est la première suspectée —, jusqu’à la remise en cause de l’objectif de cette opération. »
Un cas récent de ce conflit d’influence opposant la France à la Russie : la découverte du charnier de Gossi au Mali, le 21 avril 2022. Quelques jours après la remise de la base militaire française de Gossi aux forces maliennes, un compte Twitter se faisant passer pour un militaire malien annonce la découverte d’un charnier non loin de la base. « C’est ce que les Français ont laissé derrière », déclare-t-il en partageant une vidéo du charnier. Seulement, la France avait filmé toute la mise en scène à l’aide d’un drone resté sur place. Une vidéo qui montrait des soldats blancs — ce ne sont pas des Maliens —, avec des équipements chinois — donc associés aux forces russes —, en train d’enterrer ces cadavres. Les accusations sont lancées, la France serait tenue responsable de ce massacre, alors que ce sont bien les mercenaires du groupe Wagner, arrivés pour prendre le relais de Barkhane, qui ont commis cet acte.
Seulement, pour un local, l’accès à l’information est déjà limité au profit du discours russe. La junte militaire malienne ayant décidé de la censure des médias français France 24 et RFI8, un Malien s’informe aujourd’hui au travers de médias d’État russes, comme Rt News ou Sputnik9.