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Trump 2 : les dépendances militaires européennes en question

Samuel Faure
Samuel Faure
maître de conférences en science politique à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye
En bref
  • La politique de défense des États membres de l’UE relève de la souveraineté nationale ; des institutions comme la Commission européenne sont avant tout régulatrices et coordinatrices politiques.
  • Une minorité des États de l’UE dispose d’une BITD importante, tandis que la grande majorité en est dépourvue et dépend de partenaires extra-européens (États-Unis).
  • Depuis le Brexit, la France est le seul État membre de l’UE à posséder un arsenal nucléaire et un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies.
  • Les grands États européens sont des exportateurs d’armements et, en 2024, la France seule représentait 9,6 % des exportations mondiales d’armements.
  • Face au désengagement des États-Unis dans la défense de l’Europe, le plan d’action ReArm Europe cherche, par exemple, à renforcer les capacités militaires des membres de l’UE.

En matière de défense et d’équipements militaires, de qui dépendent les États européens ?

Samuel B. H. Fau­re. La poli­tique de défense, comme la poli­tique étrangère ou la poli­tique fis­cale, relèvent de la sou­veraineté nationale. Au sein de l’Union européenne (UE), ce secteur d’action publique est gou­verné selon la méth­ode dite inter­gou­verne­men­tale, qui place les vingt-sept États mem­bres, dont la France, au cœur du réac­teur déci­sion­nel par un rôle prépondérant du Con­seil européen et du Con­seil des min­istres. Ce faisant, les insti­tu­tions supra­na­tionales comme la Com­mis­sion européenne se trou­vent à la marge de la prise de déci­sion européenne. Les États mem­bres con­ser­vent leur mono­pole pour ce qui a trait à l’acquisition d’équipements mil­i­taires tels que des chars d’assaut, des avions de com­bat ou des fré­gates ; la Com­mis­sion européenne étant con­finée à un rôle de régu­la­trice et de coor­di­na­trice poli­tique. La guerre en Ukraine, déclenchée en févri­er 2022, n’a pas changé cet état de fait poli­tique. Les États mem­bres enten­dent con­serv­er leurs prérog­a­tives et s’opposent, de fac­to, à des trans­ferts de sou­veraineté. Pour com­pren­dre les dépen­dances mil­i­taro-indus­trielles des acteurs poli­tiques européens avec les États-Unis, il faut déplac­er son regard de la Com­mis­sion européenne à Brux­elles vers l’échelle nationale des pays membres.

Une minorité d’entre eux dis­pose d’une base indus­trielle et tech­nologique de défense (BITD) forte et autonome, tan­dis que la grande majorité des États mem­bres en est dépourvue, ce qui a créé une impor­tante dépen­dance vis-à-vis des parte­naires extra-européens. Par exem­ple, les États baltes, à savoir l’Estonie, la Let­tonie et la Litu­anie – qui parta­gent des fron­tières avec la Russie –, mais aus­si la Pologne et l’Allemagne, ont dévelop­pé une rela­tion indus­trielle étroite, en par­ti­c­uli­er avec les États-Unis, pour assur­er l’approvisionnement capac­i­taire de leurs armées.

Lorsqu’un pays importe un équipement mil­i­taire sophis­tiqué, comme un avion de com­bat, il n’achète pas seule­ment la tech­nolo­gie pour répon­dre à un besoin opéra­tionnel, mais il s’at­tend à béné­fici­er de la sécu­rité de ce parte­naire, en par­ti­c­uli­er quand il s’agit d’une puis­sance nucléaire comme les États-Unis. En rai­son de leur prox­im­ité géo­graphique avec la Russie et de leur per­cep­tion d’une men­ace exis­ten­tielle pour l’intégrité de leur ter­ri­toire nation­al, les pays d’Europe cen­trale et de l’Est ont cher­ché, plus encore que les États d’Europe de l’Ouest, à béné­fici­er du para­pluie améri­cain par l’acquisition de tech­nolo­gies mil­i­taires pro­duites aux États-Unis. L’exemple le plus emblé­ma­tique est celui de l’avion de com­bat améri­cain F‑35 pro­duit par Lock­heed Mar­tin, une entre­prise améri­caine qui domine le secteur indus­triel de la défense avec un chiffre d’affaires s’élevant à 60 mil­liards de dol­lars en 2023.

Un grand nom­bre d’É­tats européens tels que l’Allemagne, la Fin­lande, les Pays-Bas et l’Italie a fait le choix d’ac­quérir cet avion, non seule­ment par son excel­lence tech­nologique, mais aus­si et surtout, parce qu’il per­me­t­tait à ces États de s’assurer une rela­tion politi­co-diplo­ma­tique « priv­ilégiée » avec les États-Unis. Tant que la Mai­son-Blanche restait cet allié politi­co-mil­i­taire sta­ble et solide, inté­gr­er des F‑35 à leur arse­nal n’était pas perçu comme prob­lé­ma­tique, mais au con­traire comme une rela­tion politi­co-indus­trielle prof­itable : acquérir une tech­nolo­gie avancée, ne pas avoir à pay­er les frais de développe­ment d’un tel arme­ment ou les risques indus­triels d’une telle entre­prise, et dis­pos­er d’un sou­tien politi­co-diplo­ma­tique de la pre­mière puis­sance mil­i­taire au monde.

La France, un cas à part ?

Du fait de sa cul­ture stratégique résul­tant du développe­ment de la force nucléaire dans les années 1950 et 1960, la France fait par­tie de la minorité des pays européens à pou­voir béné­fici­er d’une BITD forte et autonome. Depuis le Brex­it, la France est le seul État mem­bre de l’UE à pos­séder un arse­nal nucléaire et un siège per­ma­nent au Con­seil de sécu­rité des Nations Unis, ce qui en fait, si ce n’est une « grande puis­sance », du moins une « puis­sance régionale », un leader mil­i­taro-indus­triel européen. Par ses grandes entre­pris­es que sont, entre autres, Thales, Das­sault Avi­a­tion, Nex­ter, Naval Group, par les « cham­pi­ons européens », Air­bus et MBDA, et par son bud­get mil­i­taire en aug­men­ta­tion (50 mil­liards d’eu­ros en 2025, soit 2 % de son PIB), les dépen­dances mil­i­taro-indus­trielles français­es vis-à-vis des acteurs extra-européens dont les États-Unis ont été et sont pour le moins lim­itées. On peut compter sur les doigts d’une main les équipements mil­i­taires stratégiques qui ont été importés des États-Unis par la France depuis le début du XXIe siè­cle. En 2013, Jean-Yves Le Dri­an, alors min­istre de la Défense, avait pris la déci­sion d’« acheter sur étagère » le drone Reaper pro­duit par l’entreprise Gen­er­al Atom­ics. Dans le con­texte de l’engagement des forces armées français­es au Sahel con­tre les groupes ter­ror­istes jihadistes, ces drones répondaient à un besoin stratégique urgent alors qu’il n’y avait pas d’offre indus­trielle française.

Si l’on inverse la perspective, des armées étrangères sont-elles dépendantes des équipements produits sur le sol européen ? 

Les grands États européens sont des expor­ta­teurs d’armements. Selon le rap­port clé du SIPRI Trends in Inter­na­tion­al Arms Trans­fers 2024, plus d’un quart des expor­ta­tions d’armements dans le monde provi­en­nent de cinq États européens : la France, l’Allemagne, l’Italie, le Roy­aume-Uni et l’Espagne. En 2024, la France seule représen­tait 9,6 % des expor­ta­tions mon­di­ales d’armements, se situ­ant à la deux­ième place mon­di­ale, devancée seule­ment par les États-Unis (43 %), et devançant la Russie (7,8 %) et la Chine (5,9 %).

Part mon­di­ale des expor­ta­tions d’armes majeures par les 10 plus grands expor­ta­teurs, 2020–24. Source : SIPRI Arms Trans­fers Data­base (Mar. 2025).

Ces « bons résul­tats » à l’export sont ren­for­cés ces dernières années mais ne datent pas d’hier, et sont mul­ti­fac­to­riels. L’expertise de l’ingénierie mil­i­taro-indus­trielle française par le truche­ment du corps des ingénieurs de l’armement et de ses écoles d’ingénieurs, comme l’École poly­tech­nique (IP Paris), est recon­nue à l’échelle mon­di­ale dans l’ensemble des branch­es indus­trielles con­sti­tu­tives du secteur de la défense : le nucléaire, l’aéro­nau­tique et le spa­tial, le ter­restre, le naval, le secteur des missiles. 

En out­re, le fait que la France dis­pose d’une « armée d’emploi », c’est-à-dire de forces armées qui déti­en­nent la capac­ité de se bat­tre sur le champ de bataille, légitime les arme­ments français et européens dont dis­posent les officiers français. En 2024, les trois prin­ci­paux « clients » de la France étaient l’Inde, le Qatar et la Grèce, qui sont tout autant des débouchés com­mer­ci­aux que des parte­naires politi­co-diplo­ma­tiques situés dans des espaces stratégiques : l’Indo-Pacifique, le Moyen-Ori­ent, l’Europe du Sud.

Face au désengagement des États-Unis dans la défense de l’Europe, comment repenser les dépendances militaro-industrielles envers cet allié historique ?

Pour bon nom­bre d’acteurs poli­tiques européens, le retour de Don­ald Trump à la Mai­son-Blanche, le 20 jan­vi­er 2025, a été un élec­tro­choc. Le prési­dent des États-Unis remet en ques­tion l’architecture de sécu­rité européenne qui s’était insti­tu­tion­nal­isée autour des rela­tions transat­lan­tiques depuis la fin de la Sec­onde Guerre mon­di­ale. Le mul­ti­latéral­isme, l’É­tat de droit, la démoc­ra­tie libérale – autant de principes qui ont été portés par les États-Unis dans l’établissement de l’ordre inter­na­tion­al libéral du monde – sont aujourd’hui fragilisés. 

Il y a encore quelques mois, il était inimag­in­able de penser qu’un des plus proches « col­lab­o­ra­teurs » du prési­dent des États-Unis – en l’occurrence Elon Musk, patron de SpaceX et « min­istre de l’efficacité admin­is­tra­tive » (DOGE) –, impulserait des pra­tiques d’ingérence étrangère, con­traire au droit inter­na­tion­al, comme il a pu le faire lors des élec­tions lég­isla­tives alle­man­des de févri­er 2025 en appelant à vot­er pour l’AfD, le par­ti d’extrême droite dirigé par Alice Wei­del. Au lende­main de la Sec­onde Guerre mon­di­ale, les Améri­cains lançaient le plan Mar­shall pour recon­stru­ire l’Europe. En 2025, nous nous retrou­vons à front ren­ver­sé, l’administration Trump 2 menaçant ses plus proches alliés : l’Allemagne, mais aus­si le Roy­aume-Uni, le Dane­mark, le Cana­da. C’est ver­tig­ineux pour l’ensemble des respon­s­ables poli­tiques européens et plus encore pour ceux qui avaient con­stru­it la défense col­lec­tive de leur ter­ri­toire nation­al par, sur et grâce au « para­pluie américain ».

La pre­mière élec­tion de Don­ald Trump en 2016 avait été inter­prétée par bon nom­bre d’acteurs poli­tiques et d’experts comme une par­en­thèse voire une « sor­tie de route » de la part d’une majorité de citoyens améri­cains qui étaient « mécon­tents » de l’estab­lish­ment démoc­rate. Sa réélec­tion, de sur­croît, haut la main en 2024, amène à penser, bien au con­traire, que ce mou­ve­ment poli­tique pou­vant être qual­i­fié d’ « illibéral » est une ten­dance poli­tique struc­turelle du XXIe siè­cle, du Brésil de Bol­sonaro à la Hon­grie de Orban en pas­sant par l’Inde de Modi. Les effets d’une telle « poli­tique » sont majeurs pour les États-Unis et les Améri­cains, ils le sont égale­ment pour le monde, et en pre­mier lieu pour la sécu­rité col­lec­tive du con­ti­nent européen dans le con­texte de la guerre en Ukraine.  Pour les mois et les années à venir, l’hypothèse la plus prob­a­ble à par­tir de laque­lle les acteurs poli­tiques européens doivent tra­vailler est celle d’une accéléra­tion du désen­gage­ment politi­co-mil­i­taire des États-Unis du con­ti­nent européen. Cette sit­u­a­tion est d’autant plus préoc­cu­pante que les États européens ne dis­posent pas, à ce jour, des capac­ités mil­i­taires et indus­trielles suff­isantes pour se défendre con­tre une puis­sance nucléaire comme la Russie. 

Pour beau­coup, ils sont dépen­dants de l’administration améri­caine pour utilis­er les équipements mil­i­taires importés des États-Unis. Par exem­ple, les autorités améri­caines ont la capac­ité d’empêcher le décol­lage des avions de com­bat F‑35 acquis, entre autres, par les Pays-Bas, le Dane­mark, l’Italie ou l’Allemagne. Si l’administration améri­caine con­firme sa prise de dis­tance poli­tique avec ses alliés européens, alors les dépen­dances mil­i­taro-indus­trielles vis-à-vis des États-Unis représen­tera une « dou­ble peine » pour bon nom­bre d’États européens : non seule­ment ils ne vont plus pou­voir compter sur le « para­pluie améri­cain » et en plus ils vont devoir se réarmer rapidement.

Mais alors, les États européens sont-ils prêts à prendre leurs « responsabilités stratégiques » ?

C’est la ques­tion, je crois, la plus épineuse, pour les mois et années à venir. Si un « réveil stratégique » est observé, le chemin est encore long et semé d’embûches poli­tiques pour trans­former les dis­cours poli­tiques volon­taristes en instru­ments d’action publique adap­tés à la grav­ité des enjeux géoéconomiques.

Mer­cre­di 19 mars 2025, une série de propo­si­tions a été présen­tée à Brux­elles par la prési­dente de la Com­mis­sion européenne, Ursu­la von der Leyen, et son com­mis­saire en charge de l’industrie de la défense et de l’espace, Andrius Kubil­ius. L’ambition a été claire­ment annon­cée : faire de l’Eu­rope une puis­sance qui soit « prête » sur le plan de la défense d’ici à 2030. Pour y par­venir, un Livre blanc pour l’avenir de la défense européenne et un plan d’ac­tion inti­t­ulé « ReArm Europe » ont été pub­liés, cor­re­spon­dant à une feuille de route poli­tique et à une « boîte à out­ils » pour y parvenir.

Ce plan de réarme­ment de l’Europe compte une enveloppe glob­ale de 800 mil­liards d’eu­ros sur une péri­ode de qua­tre ans afin de ren­forcer les capac­ités mil­i­taires des États mem­bres de l’UE et d’accélérer l’innovation tech­nologique et la pro­duc­tiv­ité indus­trielle. Si ces propo­si­tions vont dans le bon sens, le prin­ci­pal risque poli­tique – aus­si con­tre-intu­itif que cela puisse paraître – est que les États européens se réar­ment con­tre l’Europe et au détri­ment de l’autonomie stratégique européenne. Ce tra­vail de coor­di­na­tion poli­tique interé­ta­tique est la pri­or­ité pour que l’Europe sorte de cette crise poli­tique sans précé­dent, « par le haut » c’est-à-dire par la con­sti­tu­tion d’une puis­sance européenne. Le temps presse.

Propos recueillis par Alicia Piveteau

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