Splinternet : quand la géopolitique fracture le cyberespace
- Aujourd’hui, le cyberespace est devenu un espace de lutte et de rapports de force entre nations, poussant à une fracture du réseau global.
- Il peut être utilisé comme véritable arme de guerre entre les pays, pour couper l’accès à l’information, récupérer des données ou encore diffuser de la propagande.
- Certains États se déconnectent de l’Internet mondial au profit de leur propre réseau Internet, isolé du reste, sur lequel ils ont la main.
- Les régimes autoritaires utilisent ce phénomène pour asseoir le contrôle de leur population et de l’opinion publique.
- Les démocraties s’en trouvent fragilisées : l’Internet mondial restant accessible pour les régimes autoritaires, des ingérences étrangères peuvent se produire.
En 1989, Tim Berners-Lee et son équipe du CERN ont mis en place une innovation qui allait bouleverser le monde : le World Wide Web. Cette innovation, connue plus simplement sous le nom « Web », a permis de relier le monde entier, au travers d’une communication quasi internationale. C’est par ailleurs son but premier1 : permettre aux différents chercheurs, de différents domaines, de communiquer entre eux et partager leurs connaissances instantanément.
Le Splinternet, c’est la mise en place d’un Internet multipolaire, fragmenté en autant de cyberespaces fermés qu’il y a de blocs concurrents dans le monde.
Internet vient donc d’un rêve, celui de l’échange, de la communication et de l’entre-aide. Mais aujourd’hui, ce rêve semble de plus en plus relever de l’utopie. Pourquoi ? Selon Asma Mhalla, spécialiste dans les enjeux politiques et géopolitiques de l’économie numérique et enseignante à Sciences Po Paris et à l’École polytechnique (IP Paris), le cyberespace a subi un processus de militarisation : « Il est devenu un espace de lutte et de rapports de force entre nations, et plus exactement entre blocs idéologiques distincts poussant à une fracture du réseau global. Le Splinternet s’est ainsi formé. »
Qu’est-ce que le Splinternet ?
Pour mieux comprendre ce qu’est le Splinternet, il faut comprendre ce qu’est le cyberespace. Cet espace se structure en trois macro-couches interdépendantes2. La première est considérée comme la couche physique, et s’articule autour des différentes infrastructures permettant d’établir ce réseau de connectivité : les datacenters, les serveurs, les câbles, etc. La deuxième est la couche logique : ce sont les protocoles, langages, systèmes d’informations, etc. Et la dernière, la couche sémantique ou cognitive, correspond à l’ensemble des applications en contact direct avec l’utilisateur.
Initialement, cet espace se voulait libre et ouvert. « Il a été conçu, dès les années 60, avec les idées de son époque, puis fut marqué par l’idée de la mondialisation heureuse, explique Asma Mhalla. Seulement, le potentiel de cette technologie a fini par la faire muter en un enjeu stratégique. Internet est ainsi devenu un nouvel espace d’influences, de confrontations et de rapports de force entre différentes puissances mondiales. » De nos jours, son utilisation omniprésente et la mine de données qui en découle en font une véritable cible de guerre — voire une arme. « Ce processus de militarisation du cyberespace l’a fait devenir la 5e dimension de la guerre conventionnelle (les 4 premières étant : la terre, la mer, le ciel et l’espace), affirme l’enseignante. Les trois macro-couches sont devenues des cibles pour les stratégies militaires des États. »
Prenons l’exemple de la guerre en Ukraine : la Russie s’attaque aux infrastructures (couche physique) pour couper Internet, ou du moins le perturber. L’association Netblocks accuse de plus la Russie d’avoir redirigé le réseau ukrainien vers son propre réseau, dans le but d’en récupérer les données (couche logique). Enfin, l’influence du Kremlin sur les applications en contact direct avec l’utilisateur (couche sémantique) lui permet de diffuser sa propagande et de justifier son invasion.
« Par ce processus de militarisation, certains États, comme la Russie, commencent à se déconnecter du réseau de l’Internet mondial, constate-t-elle, au profit d’un Internet isolé et coupé des autres, une sorte d’intranet passé à l’échelle. Dans le fond, et au-delà de la question de la faisabilité technique, le sujet n’est rien de moins qu’idéologique : le Splinternet, c’est la mise en place d’un Internet multipolaire, fragmenté en autant de cyberespaces fermés ou semi-fermés qu’il y a de blocs concurrents dans le monde. Ce phénomène s’opère en symétrie avec la recomposition de l’ordre mondial actuellement poussée par des États comme la Russie ou la Chine, œuvrant pour un ordre international multipolaire chahutant la prédominance américaine. »
Une fragmentation déjà présente
Avec cette définition, le constat est clair : le Splinternet est déjà là. Et la Chine a été la première à avoir lancé cette fragmentation. Cela a commencé à la mise en place du Great Firewall of China (le Grand Pare-feu de Chine), visant à bloquer l’accès à tous les sites Web n’allant pas dans le sens du Parti communiste chinois (PCC). Sans censurer la totalité d’Internet, le gouvernement chinois est parvenu à établir un contrôle prégnant sur son contenu. « Ce bouclier, qui limite l’accès aux géants technologiques américains, en particulier sur les usages en interface directe avec les utilisateurs, a créé un écosystème relativement fermé, relève Asma Mhalla. L’objectif était de faire éclore rapidement l’écosystème tech chinois souverain et plus particulièrement les BATX, les géants du numérique chinois, permettant au PCC de développer une forme de souveraineté technologique sous contrôle, contrôle social et politique essentiellement. » Aujourd’hui, le PCC a pu développer un Internet chinois, avec ses 3 macro-couches, et sa propre vision du monde.
La Chine n’est pour autant pas la seule puissance à s’être lancée dans un projet d’une telle envergure. L’Iran a, lui aussi, développé ses propres structures pour avoir un Internet coupé du monde. Et dernièrement, la Russie semble prendre la même direction. Kévin Limonier, spécialiste du cyberespace russophone, le constate. Le réseau russe était connecté à l’Internet global, mais, selon lui, Poutine développe petit à petit l’idée d’une « souveraineté informationnelle »4. Cela s’observe avec différents textes de loi émis par le Kremlin au cours de la dernière décennie. La loi « sur la création d’un Internet souverain »5, adoptée en novembre 2019, est la plus probante à l’égard du Splinternet. Cet Internet 100 % russe a été nommé le « RuNet ».
La Chine n’est pour autant pas la seule puissance à s’être lancée dans un projet d’une telle envergure.
En Russie comme en Chine, Internet était initialement connecté au réseau mondial, et il reste difficile de s’y déconnecter. « La Russie est encore dans une phase de test and learn pour les deux premières couches du cyberespace, précise la spécialiste. Concernant la troisième couche, la sémantique, elle s’en dissocie progressivement — RuNet accélèrera le processus. » Les Russes commencent à avoir leur propre réseau d’application en contact direct avec l’utilisateur : moteurs de recherche, réseaux sociaux, système de messagerie électronique…
Avec ces trois Internet, développés par ces différentes puissances, nous pouvons considérer que l’Internet mondial, le nôtre, constitue une quatrième partie du Splinternet — bien que non fermée.
Les démocraties en position de faiblesse
Le Splinternet est donc d’ores et déjà présent, et les pays ayant provoqué cet état de fragmentation ont un point commun : ce sont des régimes autoritaires. Ce point commun semble logique : Internet a pour caractéristique de faciliter le débat et l’échange d’opinions, qui peuvent être considérés comme antagonistes à la dictature. Qui plus est, le Splinternet donne la possibilité de contrôler l’information qui s’y diffuse, et donc la possibilité d’une souveraineté informationnelle : les régimes autoritaires ont alors intérêt à avoir ce type de contrôle, synonyme de contrôle de l’opinion commune locale.
Pour autant, des stratégies de contournement existent, comme l’utilisation d’un VPN. Même si dans une dictature ces stratégies restent des actes isolés et qu’elles ne sont pas mainstream, les VPN montrent que cette fragmentation n’est pas étanche. Le souci est que, d’une dictature à une démocratie, cette étanchéité n’est pas la même, pour la simple raison que l’Internet mondial reste accessible pour les puissances ayant leur propre Internet. La déstabilisation de notre Internet peut donc être massive, les ingérences étrangères ayant plus de facilité à s’y produire.
« C’est la grande faiblesse des démocraties dans cette histoire, car les réseaux restent par nature poreux, estime Asma Mhalla. Une porosité qui représente une opportunité d’ingérence et d’influence à bas coût pour les régimes autoritaires. La démocratie peut, à terme, s’en trouver réellement fragilisée. Le bloc occidental se retrouve ainsi en crise existentielle à devoir rapidement clarifier son modèle technopolitique. » En avril, Joe Biden a par ailleurs, en pleine guerre d’Ukraine, fait un appel pour un Internet « libre et ouvert ». Cet appel, qui a été signé par une soixantaine de pays6, manifeste la préoccupation des pays occidentaux, et leur volonté d’agir, quant à la tournure qu’est en train de prendre le cyberespace. Mais le futur d’Internet met aussi avant d’autres questions du côté des pays européenss, notamment concernant leur dépendance vis-à-vis des Américains dans ce domaine.