En 2022, 2,2 milliards de personnes n’ont toujours pas accès à des infrastructures fournissant de l’eau potable. L’ONU vise pourtant, à travers l’objectif de développement durable 6 (ODD 6), à assurer un accès universel et équitable à l’eau potable à un coût abordable d’ici 2030.
Pourquoi sommes-nous si loin de cet objectif aujourd’hui ?
Il est essentiel de comprendre la complexité du sujet de l’accès à l’eau, liée à son absolue transversalité. Nous avons désormais conscience de la nécessité d’une gestion intégrée et concertée de l’eau. Cette ressource est nécessaire à de nombreux usages, quasiment tous concurrentiels : la production d’énergie, l’agriculture, l’industrie, la biodiversité, les loisirs et les besoins vitaux. Même en mettant sur la table toutes les avancées technologiques, sociales et réglementaires nécessaires, il sera impossible de fournir un accès universel à l’eau sans adaptation en raison des changements que nous traversons.
Quels sont ces changements ?
La ressource en eau subit une triple pression : la hausse de la démographie, le changement climatique et l’urbanisation croissante. Aujourd’hui, il faut fournir de l’eau à 8 milliards de personnes – 10 milliards en 2050 – pour boire, se laver, manger, se soigner, se vêtir, se loger… La consommation d’eau s’accroît automatiquement avec l’émergence des classes moyennes à travers le monde. Quant à l’urbanisation, elle est une véritable bombe à retardement quand elle n’est pas maîtrisée. Dans les pays du Sud, les taux de croissance urbains sont impressionnants et les infrastructures ne suffisent pas. Face à une telle multiplication, n’importe quel pays aurait de grandes difficultés à fournir de l’eau et des systèmes d’assainissement fonctionnels.
Comment sécuriser la ressource en eau face à ces pressions ?
Des actions sont nécessaires à différents niveaux. Il y a une dimension sociale à travailler. Elle peut permettre, par exemple, de lever des réticences à la mise en œuvre de certaines solutions techniques comme la réutilisation des eaux usées. Dans le monde occidental, l’eau est devenue un élément banal. Ce n’est pas le cas dans les pays du Sahel par exemple, où la valeur de l’eau est souvent centrale dans la construction de ces sociétés. Les sociétés occidentales doivent nécessairement retrouver cette valeur. Enfin, je pense que la tarification progressive (dite « éco-solidaire ») de l’eau est un levier intéressant : grâce à elle, la consommation des ménages à Dunkerque a baissé de 8 à 10 %1.
Dispose-t-on des connaissances scientifiques et techniques suffisantes pour sécuriser l’accès à l’eau pour toutes et tous ?
Nous avons énormément progressé dans cette direction. En utilisant le numérique pour optimiser l’irrigation (à l’aide de drones, de capteurs, de télécommunications), nous sommes en mesure de réutiliser les eaux usées traitées, de recharger artificiellement les nappes, de ralentir les écoulements, de favoriser l’infiltration, etc. La science apporte souvent des solutions, mais elle est trop souvent mise en sourdine.
Quel est le rôle des décisions politiques face à cet enjeu ?
La gouvernance fait partie des leviers indispensables pour sécuriser la ressource. Partout dans le monde, il est nécessaire de mettre en œuvre des solutions qui tiennent compte des contraintes locales : contexte géologique, nature des activités, démographie, etc. Par exemple, dans les villes à fort taux de croissance des pays du Sud, le manque d’infrastructures conduit à une pollution de la ressource en eau. Une réglementation plus contraignante sur les rejets industriels permettrait sans doute de limiter ces effets. Il faut pour cela une volonté politique forte.
La décision politique doit avoir lieu dans des structures au sein desquelles les acteurs locaux peuvent se concerter, réaliser des arbitrages, décider d’investissements… La concertation est absolument incontournable, notamment dans un contexte où la ressource se raréfie. Des arbitrages doivent être conduits concernant les différents usages de l’eau. Les Nations Unies ont identifié 300 endroits dans le monde où les ressources partagées pourraient être une source majeure de conflit. Cette concertation doit se tenir à l’échelle locale, mais aussi régionale. Le Nil, l’Euphrate ou encore le Tigre sont par exemple des sources majeures de tensions dans les régions qu’ils traversent.
Existe-t-il des régions où ces structures existent et portent leurs fruits ?
Oui, c’est le cas pour le bassin du Niger. Ce fleuve est une ressource essentielle pour le Bénin, le Burkina Faso, le Cameroun, la Côte d’Ivoire, la Guinée, le Mali, le Niger, le Nigeria et le Tchad. Tous ces pays discutent au sein d’une organisation intergouvernementale, l’Autorité du bassin du Niger. Créée dans les années 60, elle a permis d’éviter tout conflit lié à l’eau. Il existe des structures similaires autour du fleuve Sénégal, du lac Tchad ou encore du bassin des Volta. Au sein de ces structures de gouvernance régionale, les décisions se prennent sur des données scientifiques et techniques, avec pour objectif de répartir équitablement l’eau à travers les frontières. La continuité des mesures hydrologiques à travers les frontières doit être assurée, c’est un prérequis indispensable.
La gestion intégrée de l’eau est aussi réalisée en France. Si le système est complexe – la Cour des comptes a souligné les problématiques liées aux innombrables structures de concertation – il fonctionne plutôt bien actuellement.
Et quel est le rôle de la gouvernance à l’échelle internationale ?
Il est essentiel également : c’est le dernier niveau sur lequel il faut travailler. L’eau concerne l’humanité entière, il est essentiel que les Nations Unies – qui sont une forme de gouvernance mondiale – se saisissent de ce sujet. En mars 2023 s’est tenue la Conférence des Nations Unies sur l’eau : elle a constaté la difficulté de tenir la cible de l’Objectif de développement durable 6. Cela souligne l’urgence et déclenche des choses, comme la nomination prochaine – et attendue – d’un Envoyé spécial sur l’eau.
Qu’est-ce qui explique les retards de mise en œuvre d’une gouvernance globale sur l’eau ?
On peut effectivement parler de retard : la Conférence des Nations Unies sur l’eau en 2023 était la première depuis… 1977 ! C’est incongru, les exemples des COP (climat, biodiversité) montrent pourtant qu’il est possible de mettre en place de telles structures. Mais même ces organisations ne permettent pas de traiter de la question de l’eau : la place de cette ressource (particulièrement touchée par le changement climatique) y est ridicule.
L’eau souffre d’un manque de considération politique et d’investissement. L’un des principaux problèmes de l’accès à l’eau est le manque d’infrastructures. Nous le constatons même en France : 20 % de l’eau potable est perdue en raison des fuites sur le réseau d’adduction d’eau potable français. Sur le continent africain, c’est pire. Et cela concerne aussi les données : les réseaux d’acquisition se sont effondrés. Opérer des changements profonds en matière de volonté politique et d’investissement est indispensable.