Longtemps dominé par les Américains, le marché des drones militaires, qui est en pleine expansion, voit arriver de nouveaux acteurs étatiques, dont des pays émergents à vocation de puissance régionale. Alors que les gammes s’enrichissent et que le répertoire des usages ne cesse de s’élargir, les forces armées puisent toujours plus dans les ressources offertes par les constructeurs civils.
Un marché en forte expansion
Le marché mondial des drones civils et militaires s’élevait à 4 milliards de dollars en 2015. Il est en train d’exploser. Un rapport du Sénat estimait en 2017 qu’il atteindrait 14 milliards d’ici 20251 : un institut spécialisé avance aujourd’hui le chiffre de 72 milliards en 2028, avec un taux de croissance annuel moyen de 14,4 %2.
Cette croissance est due à la forte hausse de la demande de drones dans les applications militaires, de la surveillance aux interventions létales en passant par le transport. Des centaines d’entreprises travaillent actuellement sur la technologie des drones à petite et grande échelle, et les acteurs étatiques et non étatiques cherchent à intégrer les drones dans leurs programmes militaires. L’OTAN distingue plusieurs types de drones militaires.
Certains types de drones sont très proches des avions. C’est notamment le cas de la classe des drones « HALE » (Haute Altitude Longue Endurance) utilisés principalement dans la surveillance, comme le RQ‑4 Global Hawk de l’américain Northrop Grumman qui pèse 14,6 tonnes au maximum au décollage : la masse d’un petit chasseur, mais les dimensions d’un avion de ligne. La Chine a investi ce segment avec le GAIC EA03, en service depuis le début des années 2010.
Le segment le plus important, au plan tactique mais aussi en termes de marché, est celui des drones MALE (Medium Altitude Long Endurance). Il a d’abord été dominé par les Américains, avec le Predator de General Atomics, dont les premiers exemplaires ont été livrés en 1995 et qui a été armé au début des années 2000. Longtemps en situation de monopole avec 360 exemplaires livrés (principalement aux armées américaines), il a progressivement été remplacé par le Reaper dont plus de 300 exemplaires ont été livrés aux armées américaines. Les alliés des États-Unis, principalement, mais pas exclusivement au sein de l’OTAN, en ont acquis quelques dizaines d’exemplaires.
Aux côtés des États-Unis, l’autre pays de référence fut longtemps Israël, avec Israel Aerospace Industries qui lança d’abord le Hunter dans les années 1990 puis le IAI Heron, présenté au salon du Bourget en 1999. Ce dernier équipe Tsahal depuis le milieu des années 2000 et il s’est vendu à l’export, notamment dans une version francisée : le Harfang d’EADS. Les Européens sont peu présents sur le marché des drones MALE, aussi bien comme clients que comme constructeurs : le projet Talarion du même EADS a été abandonné au début des années 2010 faute de financement, et un nouveau projet de drone MALE peine à aboutir.
Selon les doctrines des différentes armées nationales, un usage létal peut être autorisé. Mais depuis les années 2010, l’usage des drones de combat est de plus en plus fréquent. À côté des appareils ultra-sophistiqués développés par les Américains et les Israéliens, la Turquie a innové en lançant le fameux Bayraktar TB2, développé par Baykar à partir de son prédécesseur, un drone de surveillance lancé en 2007. Le TB2 a volé pour la première fois en 2014 et a été armé en décembre 2015.
Nouveaux constructeurs
Considéré comme un drone « low cost », pour son coût (5 millions de dollars) quatre fois moindre que le Reaper américain (il est aussi plus petit), le Bayraktar emprunte certaines de ses technologies à des pays tiers, comme le Canada pour son système électro-optique L3Harris WESCAM MX-15D. Mais l’implication de ces drones dans la seconde guerre du Haut-Karabagh a amené Ottawa à interdire l’exportation de ces systèmes. L’idée d’une industrie du drone comme assemblage d’applications fournies par des sous-traitants doit donc être considérée avec prudence : il s’agit, comme souvent dans le domaine militaire, de technologies souveraines dont le pays constructeur doit pouvoir disposer.
Le Bayraktar peut porter quatre munitions intelligentes à guidage laser capable de détruire des véhicules blindés. Il a été utilisé sur différents théâtres, dont la Syrie et la Libye, mais surtout en Ukraine où la vingtaine d’exemplaires déployés a permis aux forces de Kiev de renverser l’avantage tactique conféré à Moscou par sa supériorité dans le domaine des blindés.
Certains drones peuvent porter quatre munitions intelligentes à guidage laser capable de détruire des véhicules blindés.
À côté de la Turquie, l’Iran est un autre pays de référence, avec un drone MALE, le Shahed-129 de HESA, et l’aile volante furtive Shahed-191, tous deux équipés de missiles létaux. La Russie aurait passé commande de ces drones en 2022, pour le théâtre ukrainien.
Les Russes fabriquent eux aussi leurs propres drones, tout comme les Indiens, les Sud-Africains, les Pakistanais et, bien sûr, les Chinois, dont les Wing Loong (1 et 2) et CaiHong (de 1 à 6) ont été vendus à des pays tiers.
Les Européens ne construisent pas de drones MALE de combat : quand l’Allemagne a décidé en 2018 d’acquérir des drones MALE, son choix s’est porté sur des Heron TP israéliens, qu’elle a décidé d’armer en 2022. Mais les Européens – principalement les Français et les Britanniques, associés à des fournisseurs allemands et italiens – ont développé différents modèles de drones tactiques utilisés à des fins de surveillance et de renseignement. Le Barracuda d’EADS et le Taranis de BAe sont restés à l’état de projet, le Patroller de Safran équipe l’armée française et les forces armées égyptiennes. Le Watchkeeper WK450 de Thales est en service dans l’armée britannique. Aujourd’hui, l’organisation conjointe de coopération en matière d’armement (OCCAR) développe pour le compte de la France, l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie le futur drone MALE européen. Airbus Defence et Space Gmb, secondés par leurs partenaires majeurs, Dassault Aviation, Leonardo et Space SAU, produisent le futur « Eurodrone » qui remplacera progressivement les drones Reaper en France.
Plus de 80 pays seraient aujourd’hui détenteurs de drones militaires, tous types confondus (surveillance et armés). Au cours des deux dernières années, le nombre de pays ayant effectué des frappes à partir de drones a dépassé la quinzaine, avec notamment l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis (EAU), l’Irak, et le Nigeria.
Des innovations tirées par les usages
Si la dronautique a pris naissance dans le monde de la défense, le marché est aujourd’hui tiré par les drones civils, comme le drone Anafi de l’entreprise française Parrot. Ces drones professionnels et grand public sont toujours plus performants. Disponibles « sur étagère », ces drones de faible coût (entre 3 000 et 100 000 euros l’unité) peuvent être adaptés à un usage militaire, notamment par des groupes non étatiques (Hezbollah ou État islamique), pour des missions d’observation comme pour des actions armées.
Le dynamisme du marché tant civil que militaire, l’incorporation de technologies développées pour des usages civils dans les domaines de la sécurité et de la surveillance (photonique, optronique, IA, analyse d’image, capteurs de toutes sortes, etc.), mais aussi dans les transports (autonomie) amènent des acteurs industriels de plus en plus nombreux et de plus en plus variés à investir cette industrie en plein essor.
Le marché strictement militaire et le marché civil s’interpénètrent, dans une logique de technologies duales : le français Photonis, leader de la vision nocturne, propose une caméra sous forme de micro-cube qui peut se greffer sur les drones. Son premier marché est la défense, mais il s’intéresse de près à celui, civil, de la sécurité. L’évolution rapide des drones amène de nouveaux challenges : leur fonctionnement autonome, la connectivité, la coopération entre drones et robots réunis en essaims hétérogènes, et bien entendu la cybersécurité indispensable à ces évolutions.
Un domaine particulièrement dynamique, au croisement du civil et du militaire, est ainsi celui de la lutte anti-drone (CUAS, pour Countering Unmanned Aerial Systems). Par exemple, le DroneControl du brésilien Neger est un système intégré qui détecte, localise, suit et bloque les drones hostiles dans les zones sécurisées. Il est utilisé au Brésil pour surveiller les prisons et éviter que les gangs puissent être en mesure d’envoyer de la drogue aux prisonniers. Le DroneBuster du français T‑OPS est un outil CUAS portatif, le seul de son genre autorisé par le ministère américain de la Défense. Le système BXDD du hongrois BHE Bonn Hungary Electronics est une solution de pointe basée sur la radio logicielle pour détecter, classer et mesurer la direction du drone et le signal RF de la télécommande. On trouve aussi des fusils antidrones comme le DroneGun MKIII, une solution de contre-mesure UAS compacte et légère, conçue pour être utilisée d’une seule main…
Associée à la miniaturisation, l’incorporation de technologies variées ouvre la palette des possibles dans une logique d’innovation tirée par les usages. Le drone, il y a trente ans, était un avion sans pilote. En 2021, le US Marine Corps a testé le Drone40 de la startup australienne DefendTex : un minuscule drone ainsi nommé parce qu’il peut contenir une grenade de 40 mm, et la larguer à près de 20 km de son opérateur. Cette grenade autonome en vol est dotée d’un système de pilotage automatique basé sur le GPS et d’une station de contrôle au sol portable communiquant par liaison radio cryptée. Les drones sont des technologies militaires passées par le civil avant de revenir au militaire, avec tous les avantages du civil : optimisées par la concurrence, pas chères, faciles à prendre en main.