Quelle efficacité pour la dissuasion nucléaire aujourd’hui ?
- Depuis la fin des années 2000, on observe un retour du fait nucléaire dans la compétition entre puissances, en témoignent certaines stratégies russes lors de la guerre en Ukraine.
- La dissuasion vise à empêcher les guerres majeures entre puissances, mais n’empêche pas l’émergence de guerres par proxies et d’autres conflits dans le monde.
- La mise en place du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires en 1968 a globalement fonctionné, mais des risques persistent, notamment au Moyen-Orient ou en Corée du Nord.
- La dissuasion nucléaire en France est à la pointe des évolutions technologiques ; elle développe notamment la troisième génération de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins.
- Parmi les principaux domaines d'innovation et d’évolution capacitaire du nucléaire, on trouve les technologies hypersoniques et les technologies spatiales.
« Les équilibres dissuasifs entre puissances sont (…) devenus plus instables. » Dans son discours à l’École de Guerre en 2020, Emmanuel Macron brossait déjà un tableau inquiétant du paysage de la dissuasion, que la guerre en Ukraine et la rhétorique d’intimidation russe a encore noirci. Nous faisons le point sur les menaces stratégiques qui pèsent sur les démocraties occidentales et sur l’état de la dissuasion en France avec Paul Zajac, directeur des affaires stratégiques au sein de la direction des applications militaires du CEA (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives), qui conçoit et fabrique les têtes nucléaires de l’outil de dissuasion français.
Comment a évolué le paysage de la dissuasion au cours des dernières décennies ?
Paul Jazac. La période de l’après-guerre froide a été marquée, dans les démocraties occidentales, à la fois par une diminution du rôle de la dissuasion nucléaire dans les stratégies de défense, et par une focalisation sur le risque de prolifération nucléaire – qui reste une préoccupation majeure aujourd’hui. Après la chute de l’URSS, les pays occidentaux dotés et signataires du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (N.D.L.R. : aussi connu sous son acronyme partiel TNP, conclu en 1968 et auquel la France a adhéré en 1992) ont voulu montrer l’exemple par des mesures de désarmement, et le nucléaire est devenu moins présent dans la conscience publique. Cette évolution n’a toutefois pas été symétrique en Chine et en Russie, où les stratégies nucléaires sont demeurées centrales.
Un tournant s’est opéré à la fin des années 2000, avec un retour du fait nucléaire dans la compétition entre puissances. On le voit plus clairement aujourd’hui avec la guerre en Ukraine, par le biais de la stratégie d’intimidation nucléaire russe qui vise autant à empêcher les gouvernements occidentaux de soutenir l’Ukraine qu’à diviser l’opinion publique.
Le philosophe et politologue Raymond Aron disait en 19761 : « Pour les grandes puissances, la possession d’armes nucléaires, jusqu’à présent, n’a pas garanti la “non-guerre”, elle a garanti la non-guerre nucléaire. » Pourrait-on dire la même chose aujourd’hui ?
Je nuancerais les propos de Raymond Aron : la dissuasion est là pour empêcher les guerres majeures entre puissances, pas seulement les guerres nucléaires. Et en ce sens, elle fonctionne, y compris dans le contexte de la guerre en Ukraine : c’est l’exercice de la dissuasion qui empêche un élargissement du conflit. Mais de fait, et c’est un constat établi depuis la guerre froide, la dissuasion nucléaire n’empêche pas les conflits « périphériques » par rapport à ceux qui opposeraient les grandes puissances, ni la logique de guerre par proxies.
Plusieurs pays se sont dotés d’armes nucléaires en dehors du TNP. La prolifération est-elle une fatalité et menace-t-elle l’Europe ?
Dans les années 1960, au sein du monde occidental on prévoyait pour la décennie suivante plus d’une dizaine de puissances nucléaires supplémentaires. En réalité, la mise en place du cadre normatif du TNP a globalement fonctionné : on compte sur les doigts d’une main les États qui ont acquis l’arme nucléaire en dehors de ce cadre (N.D.L.R. : Inde, Pakistan, Corée du Nord et Israël2).
Une crise majeure de prolifération actuelle concerne l’Iran, qui pourrait créer un précédent, affirmant ou affaiblissant – selon la manière dont elle se conclura – l’ensemble du système. Face au développement d’un arsenal nucléaire iranien, le risque est celui d’une cascade de prolifération dans la région, où certains pays qui verraient leur sécurité diminuer pourraient chercher à en développer un par leurs propres moyens.

On peut dire également que la sortie illégale de la Corée du Nord du TNP est un échec de l’effort de non-prolifération et que son rapprochement récent avec la Russie constitue une atteinte majeure à l’architecture de non-prolifération. La Russie, pays doté au titre du TNP et ayant de ce fait la responsabilité de garantir la norme du traité, reconnaît en effet implicitement par ce rapprochement le caractère nucléaire de la Corée du Nord.
La guerre en Ukraine pourrait par ailleurs elle aussi, selon son issue, avoir d’autres conséquences systémiques. En cas de défaite de l’Ukraine, certains pays pourraient estimer que la seule protection efficace face à l’agression potentielle d’un pays doté serait de se doter à leur tour de capacités nucléaires propres. C’est l’une des raisons pour lesquelles il est important que l’agression russe échoue.
On constate aussi une recrudescence des investissements dans la dissuasion de la part des puissances occidentales. Quelles sont les grandes évolutions technologiques à prendre en compte aujourd’hui dans ce domaine ?
En France, la dissuasion nucléaire est toujours à la pointe des évolutions technologiques militaires ; de cela dépend sa crédibilité. Je le redis car on pourrait avoir l’idée qu’il s’agit d’un outil un peu figé, n’ayant que peu évolué depuis les années 1960. C’est tout à fait le contraire : la stabilité de cette stratégie est garantie par une adaptation technologique constante, opérée par le ministère des Armées et le CEA. La France est ainsi dans une phase importante de renouvellement de son arsenal. Nous développons la 3ème génération de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, et toutes les adaptations qui en découlent pour le missile balistique dans ses futures versions. Sur la composante aéroportée, nous travaillons également sur le prochain vecteur et la tête nucléaire qu’il emportera. Ce travail s’appuie aussi bien sûr sur des projections dans l’avenir pour s’assurer que l’outil restera à la pointe dans les prochaines décennies. C’est un défi toujours renouvelé, qui est conduit pour les têtes nucléaires par des moyens de simulation, sans recourir aux essais. Sans entrer dans les détails, je peux mentionner deux champs majeurs d’innovation et d’évolution capacitaire : les technologies hypersoniques d’une part et les technologies spatiales de l’autre.
On peut avoir l’impression que la dissuasion soulève deux débats parallèles, l’un éthique et moral, l’autre stratégique et politique. Où et comment les (ré)concilier dans un régime démocratique ?
À un certain niveau, ce constat est vrai : je pense notamment aux « désarmeurs » radicaux qui me semblent poursuivre leurs objectifs de manière irénique et déconnectée des questions de sécurité. On peut par ailleurs penser que les préoccupations éthiques et morales sont secondaires pour des puissances comme la Russie ou la Chine, par exemple.
Dans les démocraties dotées, ces deux débats doivent être connectés pour assurer la cohérence des stratégies de dissuasion avec ce qui fait le fondement du système démocratique, la règle de droit. Dans son discours du 7 février 2020, le président de la République a insisté sur l’importance d’articuler les dimensions stratégiques et éthiques de la dissuasion nucléaire.
Car la dissuasion relève de fait d’un paradoxe, qu’au plan moral on appelle l’intention dissuasive : on se met en mesure de conduire une action pour ne pas avoir à la conduire. Il faut s’installer dans ce paradoxe, tout en examinant la dissuasion dans le contexte plus large de la stratégie de défense. C’est à partir du moment où la dissuasion, envisagée comme strictement défensive, est au service d’une stratégie de défense cohérente avec le cadre démocratique, qu’une cohérence entre stratégie et morale peut être trouvée.