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Harvest grain crops, wheat and corn at the seaport for transportation to other countries. economic sanctions. European grain deal. Generative AI
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Les retombées de la guerre en Ukraine sur la culture du blé

Ahmad Al Bitar
Ahmad Al Bitar
ingénieur de recherche CNRS au Centre d’études spatiales de la biosphère
anonyme
Veronika Antonenko
ingénieure de recherche au Centre d'études spatiales de la biosphère
En bref
  • La guerre en Ukraine a eu des répercussions sur les rendements des cultures de blé, comme le montrent les données satellitaires dans deux régions : Poltava et Kherson.
  • En 2022, les rendements du blé ont chuté de 20 % dans la région de Kherson (envahie par l'armée russe) par rapport aux années précédentes, tandis qu'ils sont restés stables à Poltava (éloignée du front).
  • Deux principaux facteurs expliquant l'impact de l'armée russe sur les rendements sont l'accès limité aux parcelles et les conséquences de la guerre sur les agriculteurs.
  • Ces données proviennent des satellites de Sentinel-2, lancés dans le cadre du programme européen d'observation et de surveillance de la Terre, Copernicus.
  • La météo ne semble pas être un facteur explicatif de la chute des rendements de la culture de blé.

Fin 2024, vous avez publié une étude évaluant les retombées de la guerre en Ukraine sur les cultures de blé1. Pouvez-vous nous en détailler les résultats ? 

Ahmad Al Bitar.  Nous avons cal­culé les ren­de­ments des cul­tures de blé grâce aux don­nées satel­lites dans deux régions : Polta­va, une zone éloignée du front ; et Kher­son, envahie par l’armée russe. En 2022 (l’année de l’invasion de l’Ukraine par la Russie), les ren­de­ments du blé ont chuté de 20 % dans la région de Kher­son par rap­port aux années précé­dentes : la quan­tité de bio­masse (la quan­tité de matière organique) sèche est passée de 9,7 tonnes par hectare (t/ha) en 2020 et 2021 à 7,8 t/ha. Dans la région de Polta­va, les ren­de­ments demeurent en revanche sta­bles : cela démon­tre les impacts négat­ifs dans les zones envahies par l’armée russe. Cela affecte la sécu­rité ali­men­taire de nom­breux pays, puisque l’Ukraine était le 5ème expor­ta­teur mon­di­al de blé en 2021. 

Pourquoi l’invasion russe a‑t-elle impacté les rendements agricoles ? 

On dis­tingue deux effets. Tout d’abord, l’accès aux par­celles est lim­ité en rai­son de la présence des troupes russ­es. Cela entrave les pra­tiques agri­coles – le tra­vail du sol, la fer­til­i­sa­tion, l’irrigation, etc. L’autre impact con­cerne les ressources humaines et matérielles. Les agricul­teurs peu­vent être vic­times de la guerre, ou recrutés sur le front. Et les ressources matérielles comme les fer­til­isants ou les moyens de trans­port du blé sont affec­tés par la guerre. 

Notre tra­vail ne per­met pas de démêler les dif­férentes caus­es, d’autres études asso­ciées à des don­nées de val­i­da­tion seront néces­saires. Ici nous démon­trons qu’il est pos­si­ble de quan­ti­fi­er l’impact de la guerre à l’intérieur des par­celles agri­coles, à une réso­lu­tion de 10 mètres et cela sur de larges éten­dues. Ce tra­vail est effec­tué à par­tir d’observations satel­lites et de mod­éli­sa­tions, et donc sans se ren­dre sur le ter­rain : c’est inédit. 

Quel est l’intérêt d’évaluer l’impact de la guerre à l’intérieur des parcelles ? 

Les pra­tiques agri­coles homogénéisent les cul­tures pour opti­miser les ren­de­ments. Ici, nous obser­vons à l’inverse une hétérogénéité de la bio­masse à l’intérieur des par­celles. Cela ressem­ble à des par­celles lais­sées à l’état naturel. Nous sup­posons que le manque de pra­tiques agri­coles explique cette baisse de ren­de­ment dans la région de Kherson. 

Quel type de données satellites vous ont permis d’obtenir ces résultats ? 

Nous avons prin­ci­pale­ment util­isé les don­nées issues de Sentinel‑2, des satel­lites lancés dans le cadre du pro­gramme européen d’observation et de sur­veil­lance de la Terre, Coper­ni­cus. Ces satel­lites embar­quent des instru­ments optiques, qui four­nissent des images de la Terre à haute réso­lu­tion dans le spec­tre vis­i­ble (l’équivalent de pho­togra­phies) et proche-infrarouge. L’ensemble de la planète est sur­volé tous les cinq jours. 

L’une des car­ac­téris­tiques cru­ciales du pro­gramme Coper­ni­cus est l’engagement sur la con­ti­nu­ité des obser­va­tions à long terme. L’autre point cru­cial est la gra­tu­ité des don­nées pour les sci­en­tifiques et les appli­ca­tions privées. Cela per­met de cap­i­talis­er sur les con­nais­sances acquis­es afin de trans­pos­er ces nou­velles méthodolo­gies dans d’autres régions du monde. 

En quoi ces données satellite sont-elles importantes ? 

Il est bien sûr très com­pliqué de réalis­er des études de ter­rain dans des zones de guerre. De précé­dentes études ont iden­ti­fié des per­tur­ba­tions sig­ni­fica­tives de la chaîne de dis­tri­b­u­tion du blé, mais il est dif­fi­cile d’en con­naître l’origine car de mul­ti­ples fac­teurs peu­vent inter­venir – destruc­tion des infra­struc­tures de trans­port, hausse des prix des fer­til­isants, déplace­ment des pop­u­la­tions, etc. Notre étude per­met d’évaluer l’impact direct de l’invasion russe sur la crois­sance des cultures. 

De façon générale, les satel­lites sont des out­ils priv­ilégiés dans les con­di­tions de cat­a­stro­phes. Il existe une Charte inter­na­tionale « Espace et cat­a­stro­phes majeures » qui coor­donne la réponse spa­tiale lors de cat­a­stro­phes. Les agences spa­tiales, gou­verne­ments et entre­pris­es privées peu­vent ain­si mobilis­er leurs satel­lites pour se con­cen­tr­er sur les zones con­cernées et fournir des don­nées aux sec­ours et décideurs. 

Comment arrive-t-on à calculer les rendements des parcelles à partir d’images satellite ? 

Deux étapes prélim­i­naires sont néces­saires. La pre­mière con­siste à cor­riger les images satel­lites des effets de l’atmosphère et des nuages grâce à l’outil MAJA du CNES. La deux­ième étape vise à iden­ti­fi­er les par­celles de blé. Elle est réal­isée par l’entreprise Kermap en util­isant l’intelligence artificielle. 

La chaîne de traite­ment Agri­Car­bon-EO est ensuite appliquée. Elle intè­gre les don­nées de télédé­tec­tion et la mod­éli­sa­tion agronomique afin de fournir des cartes de la pro­duc­tion de blé avec une réso­lu­tion de 10 mètres. Agri­Car­bon-EO est le fruit d’une dizaine d’années de recherche et de développe­ment au sein du CESBIO. Tous les out­ils ont fait l’objet de val­i­da­tions dans des con­textes européens var­iés avant d’être trans­posés à l’Ukraine. 

La chute de rendement observée dans la région de Kherson ne pourrait-elle pas s’expliquer par d’autres facteurs, comme le climat par exemple ? 

Veroni­ka Anto­nenko. Dès le début de l’étude, nous avons iden­ti­fié l’importance de véri­fi­er l’impact de la météo. En com­para­nt la météo des années 2020, 2021 et 2022 à la cli­ma­tolo­gie des quar­ante dernières années, nous avons con­staté que les con­di­tions étaient dans la norme dans nos deux zones d’études. Cela nous a per­mis d’exclure la météo comme un fac­teur expli­catif de cette chute de rendement. 

Propos recueillis par Anaïs Marechal
1https://iopscience.iop.org/article/10.1088/1748–9326/ad8363  

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