Depuis l’avènement de la révolution industrielle, les modes de productions et les besoins de nos sociétés ont atteint un tel seuil qu’un retour en arrière semblerait presque infaisable. « Souvent, on entend dire que la transition énergétique est quelque chose de très difficile, explique Maria Eugenia Sanin, chercheuse associée à l’École polytechnique (IP Paris). Alors que la vérité est que l’on n’a pas le choix. »
De nombreux secteurs sont ainsi en ligne de mire pour permettre une transition efficace. Les efforts doivent cependant se concentrer sur l’un des plus importants concernant les émissions de gaz à effet de serre : celui du transport (la voiture représente 16 % des émissions françaises). « Le transport compte pour beaucoup dans les émissions carbones, développe Olivier Perrin, associé dans le secteur de l’énergie, des ressources et de l’industrie chez Deloitte. C’est pourquoi nous nous sommes intéressés aux différents moyens de le décarboner. »
Ainsi, une attention forte est portée aux voitures électriques. « On dit que la décennie qui arrive est la décennie des batteries, atteste la chercheuse. Seulement, pour produire ces batteries, on a besoin de graphite, de cobalt, et en grande partie de lithium. » En prenant en compte tout le processus de fabrication de ces voitures, et les matières premières nécessaires, les bénéfices ne semblent plus aussi flagrants. De l’extraction des matières premières à l’assemblage final du véhicule, le pari de l’électrique soulève de nombreux enjeux, autant économiques que géopolitiques, sans parler de l’aspect écologique.
De l’extraction jusqu’à nos voitures
« D’un point de vue économique, on parle de trois marchés pour les matières premières, explique Maria Eugenia Sanin. Il y a d’abord le marché en amont, ensuite celui en aval, et, entre les deux, le marché à mi-chemin. » Le marché en amont comprend l’étape d’extraction minière des ressources. Celui dit à mi-chemin correspond à l’étape de transformation, comme le raffinage, de ces ressources. Une fois transformées, elles peuvent être utilisées à la conception de divers objets, comme l’assemblage des batteries, c’est le marché en aval.
L’impact carbone d’une voiture électrique ne se résume donc pas seulement à celui de son utilisation. Tout ce processus, et chacune des étapes qui le composent émettent de manière plus ou moins forte. De plus, la finalité de ce type de processus linéaire dépend des étapes la précédant : si le marché en amont est obstrué, le marché en aval ne peut se faire. « Il y a un enjeu géopolitique majeur, insiste-t-elle, car la Chine domine les parties hautes de ce marché [marché en amont et à mi-chemin], notamment pour le lithium, primordial à la confection de batterie. Et donc, le développement des autres marchés à grande échelle dépend de matières actuellement dominées par une seule région. »
Une mainmise du « made in China »
La confection de batterie pour les voitures électriques se fait en 4 étapes : la première est l’extraction des différentes matières premières. La deuxième correspond au processing (raffinage) de ces matières. Ensuite, il y a la création des anodes et cathodes. La quatrième et dernière étape est l’assemblage final des batteries. « En analysant le marché, et en prenant en compte toutes les étapes, nous nous rendons compte qu’on est dépendant de la Chine, insiste Olivier Perrin. Pour les minerais, la répartition mondiale est acceptable, car nous y retrouvons 10 – 15 pays. Mais arrivés au processing, il y a incontestablement un leadership très fort de la Chine. Concernant les anodes et cathodes, la Chine a plus de 50 % du marché mondial. Alors que pour l’assemblage final d’une batterie, elle a 70 %. »
Cet enjeu géopolitique est couplé à celui écologique, car la Chine possède une énergie très carbonée (plus de 50 % proviennent du charbon). Son industrie, et donc celle de la voiture électrique, émet beaucoup. « Le bilan carbone de la fabrication à l’utilisation d’un véhicule électrique est assez significatif, ajoute-t-il, et le gain par rapport à la voiture thermique n’est pas si évident. Pour qu’il le soit, il faudrait une utilisation assez conséquente du véhicule*. »
Le lièvre et la tortue
Selon Maria Eugenia Sanin : « l’Europe n’a pas suffisamment investi dans la partie haute du marché »,c’est-à-dire l’amont et le mi-chemin. Cela aura pour effet que l’offre des matières premières ne pourra pas suivre la demande européenne. « Pour donner un exemple, ajoute-t-elle, les projections de l’expansion de la demande du lithium sont de plus de 20 % par an d’ici 2040, tandis que l’offre ne pourra pas s’expandre à ce niveau d’ici 5 ans. »
A contrario, un effort récent a été fait par l’Union européenne pour mieux s’armer sur le marché en aval. Des projets de gigafactories, ces usines géantes dédiées à la confection de batteries et moteurs, ont vu le jour en Europe. Deux ont déjà ouvert leur porte, une en Allemagne et l’autre en France. « Cela reste des usines d’assemblage, insiste Olivier Perrin. Il faudra bien que ces usines achètent les composants pour assembler les batteries. »
Pour se dissocier de cette dépendance que nous avons vis-à-vis de la Chine, le consultant de chez Deloitte met beaucoup d’espoir sur le recyclage. « Le travail sur la seconde vie des batteries est très important, estime-t-il. L’Europe doit absolument en être un acteur majeur. » Le devenir permettrait au vieux continent de se détacher du marché chinois. Surtout qu’au vu de l’objectif posé pour 2035 — à savoir que l’Europe ne produira plus de véhicules thermiques dans leurs usines — Olivier Perrin le maintien : « On risque de voir la fin de l’industrie automobile européenne. »
Le consultant estime que l’Europe a encore ses chances, à condition que chacun des états la composant agisse main dans la main. « L’industrie automobile européenne, si elle est capable de s’allier, peut totalement lutter contre l’industrie chinoise, américaine et japonaise, assure-t-il. Si chacun y va de son côté, je ne donne pas cher de nos chances. »
Pablo Andres
*Après publication, une erreur factuelle a été corrigée dans cet article le 1er octobre 2023. La version originale indiquait que « pour avoir un bilan carbone évidemment plus bas que la voiture thermique, il faudrait que l’utilisation d’un véhicule atteigne 20 000 km/an. » Ce chiffre étant erroné, il a été supprimé.