L’adoption des technologies génériques par les forces armées : le cas de l’IA
- Les technologies génériques émergentes (GPT) peuvent se révéler essentielles et efficaces pour les besoins militaires.
- Les GPT permettent des améliorations et des innovations, et ont généralement un impact majeur sur la croissance de la productivité globale.
- L’intelligence artificielle (IA) a le potentiel de constituer une technologie générique et ainsi de transformer l'économie, la sécurité nationale et la société.
- L’IA permet de traiter des données, d’améliorer les processus de décision ou encore de réduire le temps de réaction des systèmes.
- Pour ce faire, il faut encore investir massivement dans l’IA et favoriser son adoption en contexte industriel.
Les observateurs du conflit ukrainien ont tiré, depuis huit mois, de nombreux enseignements, notamment le besoin de retour à la haute intensité. Un des sujets majeurs qui en découle tient bien à la question de l’intégration de technologies émergentes pour fournir un avantage opérationnel aux armées.
Les partenariats des armées ukrainiennes – soutenus par le département américain de la défense – noués avec Microsoft ou Amazon Web Services (AWS) pour héberger les données ukrainiennes sensibles aux cyber attaques russes, ou encore l’utilisation des terminaux mobiles Starlink d’Elon Musk pour se connecter à Internet par satellite, ont mis en lumière l’importance de l’adoption rapide de technologies génériques pour les besoins militaires, et leur efficacité sur le champ de bataille.
En impulsant la réforme de son écosystème d’innovation de défense, le ministère des Armées s’est engagé, ces dernières années, dans un rôle plus entrepreneurial et stratégique, avec une approche plus expérimentale de la politique d’innovation1. Néanmoins, la question semble toujours se poser quant à la capacité de notre industrie de défense et de nos armées à pouvoir adopter rapidement toutes ces technologies émergentes génériques – autrement qualifiées de « general purpose technologies » (GPT) – comme l’intelligence artificielle ou le quantique, aux niveaux de maturité très variés.
Technologies « génériques » émergentes : de quoi parle-t-on ?
On peut définir les technologies génériques comme celles capables d’améliorations futures continues et ayant le potentiel de servir de base à des innovations complémentaires dans des domaines d’application connexes (Teece, 2018). En tant que telle, une technologie générique a un tel impact sur la croissance de la productivité globale qu’elle devient alors omniprésente, comme ce fut le cas pour Internet dans les années 2000.
À la suite d’importants travaux en recherche fondamentale et grâce au développement d’applications concrètes toujours plus nombreuses, l’intelligence artificielle (IA) constitue une technologie générique et transforme déjà l’économie, la sécurité nationale et la société dans son ensemble.
Premier défi : l’investissement
À travers le monde, les armées considèrent de plus en plus l’IA comme une technologie essentielle à leurs stratégies et à leur planification à long terme. Avec des géants de la technologie tels que Google et Amazon à la pointe de l’innovation en matière d’IA, les grandes entreprises américaines de défense sont pressées d’intensifier leurs activités dans ce secteur pour suivre le rythme du marché commercial.
Si le ministère des Armées se défend d’investir 100 millions d’euros par an dans l’intelligence artificielle pour la défense, cela ne représente en réalité que 0,6 % du budget équipement des forces, là où les Américains investissent 4 fois plus à budget équivalent.
Deuxième défi : l’adoption
Au-delà des investissements, plusieurs freins à l’adoption des technologies génériques persistent. D’un point de vue technique, la vulnérabilité de l’alimentation en données réelles pour entraîner les algorithmes (Osoba et Welser, 2017) est souvent à l’origine de performances insuffisantes. À la confidentialité des données militaires s’ajoute un autre obstacle, souvent négligé : celui de la gouvernance de la donnée, trop souvent laissée aux industriels propriétaires des plateformes et système d’armes.
L’IA peut avoir un rôle essentiel dans la planification opérationnelle et la prise de décision.
Si l’on se place du point de vue de la maturité des utilisateurs, d’autres résistances demeurent, souvent liées à l’inégale connaissance du côté des décideurs, des cas d’usages et de leur valeur ajoutée pour les opérations militaires. Elles s’expliquent par le fait que les systèmes intégrant l’IA n’entrent pas tous au même moment et avec la même efficacité dans le répertoire technique des forces armées, mais aussi par des barrières culturelles et organisationnelles entre le secteur de la défense et le secteur civil. Une désincitation forte à prendre des risques, ainsi que des processus d’acquisition inadaptés pour ce type de technologie suffisent souvent à décourager toute prise d’initiative. En définitive, d’après les chiffres présentés par le Grand Défi centré sur l’intelligence artificielle, seuls 10 à 15 % des preuves de concept (au sens d’un démonstrateur) à base d’IA en France sont industrialisées et passent à l’échelle.
Quels cas d’usages de l’IA sont aujourd’hui capables d’apporter un avantage opérationnel aux forces armées ?
L’IA permet de traiter de vastes volumes de données complexes pour accélérer les processus de décision à tous les niveaux de commandement, agissant comme un multiplicateur de force pour le commandement – en particulier avec les exigences émergentes des opérations multi-domaines. Si les ressources humaines permettent actuellement de traiter, au mieux, 20 % des informations produites aujourd’hui, ce pourcentage peut baisser jusqu’à seulement 2 % face à l’explosion de la production de données2.
Signe que ce cas d’usage est d’intérêt majeur pour les forces armées, le ministère des Armées vient de signer un marché de défense et de sécurité d’un montant de 240 millions d’euros, porté sur 7 ans, avec un acteur non traditionnel de l’industrie de défense, Preligens, pure player de l’IA de défense en France. Les outils de traitement massif de données grâce à l’IA ont pour but d’accélérer le cycle du renseignement et de traiter de façon plus complète le tsunami de données provenant de ces satellites d’imagerie optique souverains CSO.
L’IA peut aller au-delà des capacités humaines et réduire considérablement les temps de réaction des systèmes de défense en cas d’attaque par des systèmes d’armes d’action rapide (missiles hypersoniques, cyberattaques ou armes à énergie dirigée) afin d’apporter un changement radical dans les capacités. À nouveau, on retrouve plusieurs acteurs non traditionnels de l’industrie de défense, par exemple la société américaine Anduril, une des rares start-ups américaines à avoir réussi un passage à l’échelle. Elle utilise des modèles de deep learning pour présenter une aide à la décision sous forme de recommandation, permettant à l’armée américaine d’accélérer la boucle de décision au niveau tactique, et de se rapprocher du temps réel pour contrer beaucoup plus efficacement les manœuvres ennemies.
En plus d’accélérer le traitement de quantités de données en croissance exponentielle, l’intelligence artificielle peut également améliorer la qualité des processus de décision et devenir un acteur-clé dans le continuum des processus de planification et de conduite des opérations. En effet, l’agrégation de nombreuses sources de données, et leur analyse par des algorithmes de machine learning, peut aider à déterminer la meilleure répartition géographique possible des forces en fonction de la mission, des capacités d’une unité, des conditions dans la zone d’intérêt, des exigences en matière de réapprovisionnement et des informations tirées de l’analyse de toutes les sources de renseignement.
Chaque théâtre d’opérations offre un nombre infini de configurations de forces. Pour se donner une idée de l’ampleur de ce nombre, il suffit de penser au jeu d’échecs. Après que chaque joueur a effectué quatre mouvements, il existe 988 millions de configurations différentes possibles. Combiner des sources massives d’informations pertinentes (telles que les données de localisation, la portée des armes, le renseignement, etc.) donne à l’IA un rôle essentiel dans la planification opérationnelle et la prise de décision.
Sur des effets dits à large spectre, l’IA peut par ailleurs aider à obtenir une connaissance et une compréhension plus larges du champ de bataille, et par exemple anticiper les tentatives de manipulation des citoyens. En effet, l’analyse pilotée par l’IA de l’effet sur le sentiment de la population d’une frappe cinétique sur des infrastructures ou encore les solutions à base d’IA pour détecter les campagnes de désinformation, développées par les start-ups Sahar ou Storyzy, font partie des outils des services de renseignement sur la conduite d’opérations de lutte informatique défensive (LID), offensive (LIO) et d’influence (L2I).
Et demain ?
Les applications concrètes de l’IA pour les forces armées existent bel et bien, et tous les cas d’usage de cette « technologie habilitante3 » n’ont pas encore éclos à ce stade. Les acteurs non traditionnels du secteur de la défense se distinguent comme fournisseurs de ces solutions, à base d’IA, grâce à leur capacité à traiter des besoins « utilisateurs » spécifiques et à produire en mode « agile » des démonstrateurs sur la base d’expérimentations. Mais ces acteurs se heurtent au dilemme plus général de l’adoption de technologies génériques : dans quelle mesure et à quelle vitesse ces acteurs parviennent-ils à faire évoluer les formes d’organisation traditionnelles des armées pour permettre à ces dernières de bénéficier des avancées procurées par les technologies génériques ?