Quel risque pour les centrales nucléaires en temps de guerre ?
- Le conflit entre la Russie et l’Ukraine est inédit en matière de sûreté nucléaire : il s’agit du premier conflit armé prenant place dans un pays doté d’un important programme nucléaire. L'Ukraine tire en effet environ 50 % de son énergie de la fission.
- Une centrale peut être endommagée de plusieurs façons : missiles ouvrant une brèche, coupure d’électricité entraînant la fusion des cœurs... ce qui peut avoir des conséquences graves sur la population et la nature environnante.
- Aucun traité spécifique n’existe afin d’encadrer cette menace. Cependant le Protocole I et II de la Convention de Genève permettent d’inscrire des « normes » de comportement en temps de guerre qui devraient être respectées.
- Pour minimiser les risques, un des moyens les plus efficaces serait de créer une zone démilitarisée autour des centrales nucléaires afin de protéger les populations.
La récente prise de contrôle de deux sites nucléaires en Ukraine par les forces russes a mis en lumière l’importance de la surveillance de ce type d’installations en temps de guerre. Il s’agit du premier conflit armé dans un pays doté d’un important programme nucléaire : le pays tire en effet environ 50 % de son énergie de la fission.
Les centrales nucléaires qui se trouvent dans le monde entier ont été construites en temps de paix, et n’ont donc pas été conçues pour résister à tout type de bombardement. En période de conflit, les dispositifs de surveillance des radiations de ces installations peuvent être déconnectés par l’attaquant, rendant difficile la surveillance en temps réel du niveau de radiation dans l’environnement en cas de problème.
En Ukraine, le régulateur nucléaire du pays a informé dès les premiers jours de l’occupation l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) de ses difficultés à communiquer avec le personnel de la centrale de Zaporijia (l’un des sites occupé), à la suite de la désactivation de certains réseaux mobiles et du blocage d’internet mis en place par les forces russes1. L’AIEA estime que cette situation est contraire à l’un des sept piliers2 de la sûreté nucléaire.
Les dangers du combustible usé
Une centrale nucléaire peut être endommagée de plusieurs façons au cours d’une guerre : des missiles peuvent atteindre des équipements essentiels pour la sûreté des réacteurs, ouvrant par exemple une brèche dans l’enceinte de confinement du réacteur et affectant les systèmes de refroidissement du cœur, ce qui provoquerait une dispersion des matières radioactives dans une vaste zone géographique. De plus, la mise hors service de l’alimentation en électricité ou en eau d’un réacteur nucléaire peut entraîner la fusion du cœur des réacteurs nucléaires (comme cela s’est produit lors de l’accident de Fukushima)3. Les réacteurs de Zaporijia sont toutefois de conception relativement moderne. Contrairement aux réacteurs de Tchernobyl, ils sont enfermés dans une cuve en acier pressurisée, qui est elle-même logée dans une structure de confinement massive en béton précontraint. Une telle structure est très résistante.
Tout dommage aux assemblages de combustible usé — à la suite d’un bombardement, par exemple — peut entraîner une urgence radiologique.
Les réacteurs nucléaires contiennent du combustible usé pendant leur fonctionnement. Le combustible usé contient quant à lui une accumulation de produits de fission hautement radioactifs, dont l’iode, le césium et le strontium. Tout dommage aux assemblages de combustible usé — à la suite d’un bombardement, par exemple — peut entraîner une urgence radiologique, définie comme une situation présentant un risque d’exposition anormale des travailleurs et de la population vivant à proximité.
Les réacteurs nucléaires sont abrités dans des bâtiments construits avec des matériaux robustes. Ils disposent également de plusieurs systèmes de sécurité qui permettent d’assurer le refroidissement du cœur, même en cas de perte de certains réacteurs. Ceci étant dit, ils ont principalement été conçus pour résister à la chute d’un avion, par exemple, et non pas à des projectiles de haute intensité, comme ceux qui sont utilisés en temps de guerre.
Régimes et traités internationaux
La possibilité d’un risque nucléaire en Ukraine inquiète le Conseil de sécurité des Nations unies qui a tenu une réunion d’urgence au début du mois de mars. L’ambassadeur américain a déclaré lors de cette session que l’attaque de la centrale nucléaire de Zaporijia « constitue une menace grave pour le monde »4. En outre, le Conseil des gouverneurs de l’AIEA a adopté une résolution qui condamne l’invasion russe et demande à ce que l’Ukraine puisse reprendre le contrôle de ses installations nucléaires. Cette résolution était conforme à une résolution antérieure de l’Assemblée générale des Nations unies5.
Le risque que les installations de réacteurs nucléaires soient attaquées en temps de guerre est une préoccupation de longue date6 et le régime international relatif aux attaques contre les réacteurs nucléaires et les installations associées7 contient un certain nombre de traités, d’accords et de « normes de conduite ».
Aucun traité spécifique
Il n’existe pas, nonobstant, de traité spécifique, bien que de nombreuses attaques aient été perpétrées contre des réacteurs au cours des dernières décennies8910. Dès 1956, la Croix-Rouge internationale avait cependant proposé une « immunité d’attaque pour les installations », y compris les centrales nucléaires, lorsque l’attaque risque de mettre en danger les populations civiles. Cette proposition a finalement donné lieu à un amendement au Protocole I de la Convention de Genève11. De ce fait, même en l’absence de traités, ce protocole et le Protocole II12, ainsi que les autres règles mentionnées ci-dessus, interdisent de telles attaques parce qu’ils ont créé des « normes » de comportement international qui devraient être respectées.
L’AIEA, pour sa part, reconnaît depuis longtemps la nécessité d’interdire les attaques armées contre les installations nucléaires. En 1987, la conférence générale de l’Agence a adopté une résolution concernant la protection de ces installations. Elle a souligné que les conséquences d’un rejet radioactif seraient très étendues — littéralement — car elles impacteraient les territoires à l’intérieur et au-delà des frontières du pays attaqué. Elle a insisté sur la nécessité de parvenir à un accord international sur cette question13.
Des zones démilitarisées ?
Même si de nombreux spécialistes ne veulent pas être trop alarmistes14, les guerres sont imprévisibles. Selon Najmedin Meshkati15, de l’Université de Californie du Sud, le seul moyen d’éviter une catastrophe est d’établir des zones démilitarisées autour des centrales nucléaires. « L’AIEA, par exemple, devrait demander au pays attaquant de déclarer une zone d’interdiction de combat autour de ces installations et, surtout, permettre aux opérateurs des centrales de faire tourner leurs équipes afin qu’elles puissent se reposer — car l’erreur humaine est un facteur important dans une telle situation », explique-t-il. « Les opérateurs, qui constituent la première et la dernière ligne de défense de ces installations, travaillent dans des conditions de stress intense en temps de guerre tout en se préoccupant de leurs familles et de leurs proches et des conséquences de la guerre. »16.
Veronika Ustohalova17 de l’Öko-Institut en Allemagne ajoute que l’alimentation électrique d’un réacteur doit être maintenue en cas d’attaque, ce qui pourrait être difficile à faire en temps de guerre, afin d’assurer le refroidissement du réacteur et ainsi éviter la fusion du cœur du réacteur. « Pendant un conflit la solution la plus sûre est d’arrêter tous les réacteurs nucléaires », dit-elle. « Le problème est que, dans les discussions sur la sûreté nucléaire, les conflits violents ou les guerres ont jusqu’à présent été considérés comme peu probables ou pas du tout abordés », souligne-t-elle. « Il n’existe aucun ensemble de règles internationales définissant les critères selon lesquels les réacteurs nucléaires situés dans des zones de guerre devraient être arrêtés. »
Par ailleurs, les normes internationales pourraient être difficiles à faire respecter dans la situation où la partie qui les viole est une grande puissance.
La sûreté des centrales nucléaires françaises
Sur le plan de la sûreté nucléaire, Olivier Gupta, directeur général de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et président de l’Association des autorités de sûreté nucléaire des pays d’Europe de l’Ouest (WENRA) explique dans un article des Échos publié le 13 mars que « WENRA et d’autres instances internationales ont proposé un soutien à l’Autorité de sûreté nucléaire ukrainienne mais ce n’est pas simple à mettre en œuvre »18.
En cas d’accident grave, il y existe des actions de protection des populations qui pourraient être mises en œuvre : « Ce qui peut conduire à l’accident le plus sévère, avec le plus de rejets dans l’environnement, c’est un scénario avec fusion du cœur dans une centrale en activité. Si l’on se base sur les travaux qui ont été réalisés en 2014, à la suite de l’accident de Fukushima, on peut estimer qu’en cas d’accident très grave, sans dommages sur le bâtiment réacteur, il pourrait être nécessaire d’évacuer la population dans un rayon de cinq kilomètres et de mettre à l’abri celle résidant dans un rayon de 20 kilomètres. Si l’on imagine, en revanche, un accident avec une perte de l’enceinte de confinement du réacteur, on devrait élargir ces zones à 20 kilomètres et à 100 kilomètres. »
Une zone d’exclusion permet de ne pas exposer de populations dans les premières heures, en cas de fusion du cœur.
Karine Herviou, Directrice générale adjointe chargée du Pôle Sûreté Nucléaire à l’IRSN (Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire) ajoute : « La plupart des réacteurs dans le monde ont été renforcés (suite à l’accident de Fukushima) en cas de perte de réseau électrique. Il existe plusieurs lignes de défense avant d’arriver à la fusion du cœur : un réacteur peut s’autoalimenter pendant un certain temps ; il existe des groupes d’électrogènes de secours – avec une autonomie d’une dizaine de jours. Certains d’entre eux sont bunkerisés – c’est-à-dire qu’ils sont protégés de l’extérieur. Ces générateurs nécessitent du carburant pour fonctionner ; les sites disposent de réserves permettant un fonctionnement pendant une dizaine de jours.
« Évidemment, si l’alimentation externe ne peut être rétablie et si le site ne peut être ravitaillé en carburant, il y a un risque de fusion du cœur. Certaines centrales ukrainiennes ont toutefois un avantage par rapport à Fukushima : elles disposent de systèmes de filtration – qui filtrent les rejets, comme le radio-isotope césium, par exemple, en cas de fusion du cœur. La perte des alimentations électriques est un risque en situation de guerre qui ne peut être exclu. C’est un des risques prépondérants pour nous – la perte de l’alimentation. »
Et le temps nécessaire au refroidissement de la centrale en cas de coupure du réseau et pour retirer les barres et permettre l’arrêt des groupes ? « Il faut des mois, voire même des années. La preuve en est, les assemblages déchargés, à la fin du cycle doivent être refroidis trois ans avant d’être transportables. Ils sont ensuite à nouveau entreposés dans les piscines de La Hague où ils sont encore refroidis. » La menace est donc sérieuse.
« Une zone d’exclusion permet de ne pas exposer de populations dans les premières heures, en cas de fusion du cœur. En fonction des rejets et du rayon de la zone d’exclusion, il peut être nécessaire de prendre des actions de protection au-delà de cette zone. Il y aura au moins des restrictions de consommation et de commercialisation des denrées alimentaires.
« Les conditions d’exploitation d’une centrale sont également importantes : les équipes ont besoin de sérénité pour travailler. En situation de guerre ce n’est évidemment pas le cas. C’est un autre risque majeur pour un réacteur dans un pays en guerre. » La conclusion n’est pas réjouissante : les centrales nucléaires ne sont pas adaptées aux temps de guerre, et en l’état actuel des choses, que la puissance attaquante ne cible pas les installations nucléaires est peut-être tout ce que nous pouvons espérer. Cependant, un site comme Zaporijia peut également être considéré comme inattaquable pour cette même raison : le risque d’un accident nucléaire majeur. En effet, après avoir pris le contrôle début mars, les Russes avaient immédiatement installé des chars et des dépôts de munitions à l’intérieur de la centrale car ils avaient la conviction que l’armée ukrainienne n’oserait jamais attaquer le site avec des armes lourdes19.