Pourquoi les terres rares ne sont-elles pas des métaux comme les autres ?
Mathieu Xemard. Les terres rares sont une famille de 17 éléments métalliques aux propriétés physico-chimiques similaires. Elles n’ont de rare que le nom : elles sont relativement répandues sur la planète. Par exemple, la plus abondante (le cérium) est plus courante dans la croute terrestre que le cuivre. En revanche, elles présentent la caractéristique d’être très diluées dans des gisements dont elles ne sont pas le métal principal et il est nécessaire d’exploiter d’importantes quantités de minerais pour répondre à la demande.
Une de leurs particularités est leur balance commerciale, très spécifique. Les procédés de séparation imposent d’isoler chacune des terres rares à partir de minerais où elles sont systématiquement toutes mélangées. La production de chacune d’entre elles n’est donc pas dictée par leur propre marché, mais par la demande pour les plus recherchées. C’est pourquoi les terres rares les plus abondantes peinent à trouver leur marché, alors que d’autres sont en forte tension. À cela s’ajoute le monopole quasi-exclusif de la Chine, alors que les besoins mondiaux en certaines terres rares sont de plus en plus importants.
À quoi servent les terres rares ?
Les plus abondantes (cérium et lanthane) sont principalement utilisées dans les catalyseurs des pots catalytiques ou pour le craquage catalytique du pétrole en essence1. La disparition progressive de la voiture thermique au profit de la voiture électrique explique la contraction de leur marché. Les terres rares en tension sont celles utilisées pour fabriquer les aimants : néodyme, dysprosium, terbium et praséodyme. Leur marché est en pleine explosion : les aimants néodyme-fer-bore sont les plus puissants fabriqués aujourd’hui et sont très utilisés pour fabriquer des moteurs miniaturisés puissants, dans les voitures électriques notamment. En raison de leurs propriétés magnétiques remarquables, on retrouve également ces aimants dans les éoliennes en mer – de 80 kg/MW à 200 kg/MW de terres rares en 2015 selon les technologies utilisées2 – ou encore dans la robotique.
Vous travaillez au Centre Interdisciplinaire d’Études pour la Défense et la Sécurité… quels sont les usages militaires des terres rares ?
Là encore, elles sont utilisées sous formes d’alliages magnétiques dans des moteurs de toutes tailles ou dans les disques durs. En raison de leurs propriétés optiques et électroniques, elles sont aussi utilisées dans de nombreuses applications en optronique (observation, guidage, communication, etc.). Elles sont présentes un peu partout dans les systèmes d’armement : par exemple, un avion de combat F35 américain contient plus de 400 kg de matériaux divers contenant au moins une terre rare3. Même si les quantités concernées par l’armement restent faibles en comparaison des marchés civils, cela pose de réelles questions de souveraineté en raison du monopole de la Chine.
Dans quelle mesure la Chine détient-elle le monopole des terres rares ?
La Chine représente environ 69 % de la production mondiale de minerais de terres en 20234. Loin derrière, on trouve les États-Unis (12 %), la Birmanie (11 %) et l’Australie (5 %). Une fois ces minerais extraits, il est nécessaire de les traiter pour séparer, purifier et raffiner chacune des terres rares. Or la Chine est le seul pays qui réalise toutes ces étapes, l’Australie et les États-Unis revendent une partie de leurs minerais à demi transformés à la Chine pour finaliser le raffinage ! La Chine produit ainsi 85 % des terres rares légères purifiées utilisées au niveau mondial, et 100 % des terres rares lourdes.
La Chine a‑t-elle le monopole sur l’ensemble de la chaîne de valeur des terres rares ?
Oui, aujourd’hui la Chine maîtrise et domine l’ensemble de la chaîne de valeur. Le pays est passé progressivement de l’extraction à la séparation, en passant par le raffinage et la métallurgie, jusqu’à s’imposer sur la fabrication des aimants.
Dans les années 1990, le Japon et les États-Unis étaient les principaux fabricants d’aimants. Leur savoir-faire reposait une forte compétence en métallurgie et un contrôle précis de la composition des alliages magnétiques obtenus. Mais aux États-Unis, Magnequench – la filiale de General Motors en charge de la production d’aimants – a été rachetée par deux groupes chinois en 1997. Au Japon, la Chine s’est d’abord imposée comme fournisseur de terres rares purifiées, puis a poussé les entreprises japonaises à délocaliser une partie de la production d’aimants pour accéder aux marchés chinois, mettant ainsi la main sur les dernières technologies manquantes au début des années 20105.
Désormais, la Chine ne vend quasiment plus de matières premières : elle les utilise pour fabriquer des produits à plus forte valeur ajoutée comme les aimants ou les moteurs électriques. En 2019, le pays assurait 92 % de la production mondiale d’aimants permanents aux terres rares6. Et le pays est aujourd’hui en train de s’imposer en tant que fabricant de voitures électriques – la dernière étape de cette chaîne de valeur – en pénétrant le marché européen.
D’autres pays ne cherchent-ils pas à reprendre la main sur ce marché ?
Il y a quelques décennies, la France était l’acteur majeur de la séparation grâce à l’entreprise Rhône-Poulenc (Solvay aujourd’hui). Dès 1992, pour des raisons économiques et réglementaires, son usine à La Rochelle a dû se restreindre à certains usages bien spécifiques des terres rares. Fin 2022, Solvay a néanmoins annoncé vouloir relancer des activités de séparations et de purification d’oxydes de terres rares pour les aimants7.
La principale difficulté reste la position de la Chine : elle lui permet si besoin d’augmenter artificiellement la volatilité des prix. La viabilité économique de ce type de projet industriel est difficile à assurer, et il est aujourd’hui quasiment impossible de trouver des acteurs privés prêts aux lourds investissements nécessaires à l’ouverture de nouvelles usines. Les États-Unis ont décidé de contourner ce problème en passant d’importantes commandes via le Department of Energy et le Department of Defense pour constituer des stocks stratégiques. Cela a déjà permis de relancer la mine historique de Mountain Pass en Californie et de financer la future ouverture d’une usine de séparation8.
Existe-t-il d’autres solutions pour enrayer le monopole chinois ?
La première chose à mettre en œuvre – et la plus efficace et rapide – est de réduire la consommation. Moins nous consommons, plus nous réduisons notre dépendance. L’une des voies envisageables est l’écodesign : il est possible de renoncer aux aimants et aux terres rares pour certains usages en acceptant les pertes de performance associées. Ensuite, il est nécessaire de développer des entreprises à n’importe quelle étape de la chaîne de valeur. Cela crée de la concurrence et permet de casser une situation de monopole. Si la Chine redescend de façon assez forte dans la chaîne de valeur, les marchés seront moins contrôlés par cet État, c’est l’objet de la législation européenne sur les matières premières critiques (Critical Raw Material Act) de l’Union européenne, adoptée en 2024.
Le recyclage n’offre-t-il pas un mode d’approvisionnement alternatif ?
Si, bien sûr, c’est par exemple la voie choisie par le Japon suite aux quotas d’exportation imposés par la Chine en 2010. Le recyclage reste néanmoins une activité coûteuse – énergétiquement et économiquement – si l’on vise des taux de pureté des terres rares similaires à ceux en sortie de mine.
À l’École polytechnique, nous travaillons sur la mise au point de produits utilisant les matériaux recyclés sans nécessairement impliquer les niveaux de pureté élevés nécessaires à la fabrication d’aimants. Nous travaillons ainsi à l’étude de l’influence des substitutions ou des impuretés sur les propriétés magnétiques des alliages de terres rares9. Il est aussi possible de trouver des débouchés à plus forte valeur ajoutée aux terres rares qui voient leur marché se réduire (cérium et lanthane notamment), ce qui permettrait d’augmenter la plus-value des activités de séparation des terres rares. L’utilisation de l’intelligence artificielle est également envisagée comme un accélérateur pour ce type d’application. Ces travaux en cours ne sont néanmoins pas encore au stade industriel.