Il y a cinquante ans, beaucoup de technologies utilisées dans le civil étaient issues de la défense. Aujourd’hui on assiste au mouvement inverse, avec l’émergence dans la défense d’innovations d’origine civile. Pourquoi ?
Plusieurs éléments permettent d’expliquer ce phénomène. En premier lieu, les cycles technologiques dans le civil sont beaucoup plus rapides que les circuits longs des programmes d’armement qui peuvent s’étaler d’une dizaine à une quarantaine d’années. Ensuite, les investissements en R&D dans le civil dépassent parfois largement les budgets de défense de la plupart des nations occidentales. Par exemple, le budget R&D de Huawei (21Mds d’€) dépasse d’un milliard le budget militaire d’Israël, pourtant un acteur majeur en termes d’innovation de défense. Enfin, il faut spécifier ce que l’on entend par innovation.
Le ministère des Armées investit depuis longtemps dans l’innovation dite planifiée, au sens d’une R&D de long terme, qui vise à anticiper les ruptures technologiques et à assurer la maîtrise des technologies émergentes à caractère stratégique. Mais il y a aussi des innovations d’usage, les détournements de technologies issues du civil (par exemple les drones), non prévues dans les feuilles de route technologiques, mais qui peuvent répondre à des irritants opérationnels et seront développées plus rapidement par des entreprises visant les marchés civils. L’Agence d’innovation de défense (AID), créée en 2018, a pour ambition entre autres de détecter, suivre et capter les opportunités du monde civil.
L’arrivée de ces acteurs civils dans le monde de la défense (par exemple Parrot, pour reprendre le cas des drones) fait surgir de nouvelles questions. Celle de la confidentialité n’est pas la plus difficile à gérer. Les vrais enjeux, que l’on rencontre notamment en contexte d’innovation ouverte avec les grands groupes de la défense, sont d’organiser le procès de co-innovation, en régulant correctement le partage de la propriété intellectuelle. La collaboration entre start-ups et grands groupes peut parfois entraîner un phénomène de prédation, volontaire ou non. Mais des solutions contractuelles existent. Par ailleurs, l’Agence Innovation Défense, à travers sa démarche d’open innovation, a pour mission de détecter et de capter le « bon projet au bon moment » : c’est-à-dire un projet qui répond à des irritants exprimés par les armées, capable d’atteindre des niveaux de maturité non seulement technologique mais aussi marché et utilisateur. Et souvent, le modèle d’affaires de ces start-ups ne peut reposer sur le seul marché de la défense, à la fois trop petit et marqué par des cycles d’acquisition trop longs.
Les PME de la défense ont-elles une gestion stratégique de la dualité ?
La problématique de la dualité doit s’observer sur plusieurs niveaux d’analyse : stratégie, projets et modèle d’affaires. Le potentiel de dualité diminue souvent au fur et à mesure du développement technologique, mais aussi avec l’évolution des usages, des processus et choix organisationnels. Les coûts de développement pour des spécifications défense sont généralement tellement importants à l’échelle des ressources d’une start-up qu’elle peut rarement se concentrer en même temps sur plusieurs marchés, du moins au début. Le modèle linéaire de développement technologique qui a servi de référence pour définir la dualité est quelque peu dépassé, car on remarque aujourd’hui que certaines (rares) start-ups de la défense, ont démontré des capacités d’absorption des développements de l’intelligence artificielle dans le monde civil pour les adapter dans le contexte défense.
C’est le cas de Preligens : cette start-up développe des logiciels qui, grâce à l’IA, analysent automatiquement des données de masse provenant de multiples sources notamment l’imagerie optique satellite, et alertent les agents du renseignement lorsqu’une situation anormale est détectée sur un site d’intérêt stratégique.
En pratique, la dualité est très difficile à gérer, notamment d’un point de vue stratégique et sur la question de l’allocation des ressources. Il y a des technologies duales, mais les vraies PME duales sont rares (on peut néanmoins citer le cas de MC2 Technologies, sur la lutte anti-drones).
Peut-on néanmoins parler d’un écosystème de défense, ou bien le volet civil ancre-t-il ces start-ups dans d’autres écosystèmes d’innovation ?
Parler d’écosystème de défense tranche quelque peu avec un concept encore très régulièrement utilisé par les acteurs du marché de la défense : celui de base industrielle et technologique de défense (BITD), composée d’une dizaine de maîtres d’œuvre industriels (dont certains furent des services de l’État avant d’être privatisés), et d’environ 4 000 PME.
L’innovation ouverte représente moins du quart du budget de l’AID. Il n’y a pas de révolution. Néanmoins, l’innovation ouverte redéfinit les rôles des acteurs du monde de la défense et leurs relations, en particulier sur des sujets transverses comme l’intelligence artificielle où il n’y a pas d’acteur historique qui s’impose sur cette verticale.
Les grands groupes de la défense sont de plus en plus des intégrateurs systémiers : ils intègrent de tous les systèmes et de tous les composants, une compétence que seuls possèdent les très grands acteurs. Mais ils n’ont plus une pleine maîtrise technologique. Les PME ne sont pas de simples sous-traitants, elles apportent des briques technologiques complètes. L’innovation ouverte encourage par ailleurs l’émergence d’intermédiaires pour aligner les acteurs en situation d’innovation, par exemple l’Innovation Defense Lab de l’AID, les labs d’innovation des Armées comme le Battle Lab Terre, ou encore les capital-investisseurs.
Un écosystème est animé par une forme de coopération, mais aussi par l’aiguillon de la concurrence. Qu’en est-il dans la défense ?
Le basculement vers des stratégies d’hypercompétition et d’innovation intensive est décrit depuis plus de trente ans par les chercheurs en sciences de gestion, et le secteur de la défense ne fait pas exception. Ce contexte de forte concurrence a eu un impact sensible, poussant les entreprises à rationaliser l’organisation des projets de développement. Au début des années 2000, d’importantes ruptures technologiques ont rendu caduque la conception systématique et la standardisation des processus de développement.
C’est peut-être là que le marché de la défense peut apporter un éclairage intéressant. En effet, face à la complexité croissante des systèmes, la conduite des opérations d’armement à travers de grands programmes a de plus en plus de difficultés à cohabiter avec des démarches d’exploration. Ces projets exploratoires, caractérisés par leur incertitude, doivent permettre de réaliser des boucles d’apprentissages, de mener plusieurs développements concourants, pour éviter d’être « tués » par la logique qualité-coût-délai de l’exploitation. Tout l’enjeu de l’écosystème de l’innovation de défense aujourd’hui est de permettre de faire émerger de ces projets exploratoires de véritables ruptures.
Entre grands et petits acteurs, qu’en est-il de la concurrence pour les talents ?
Le facteur humain est bien sûr crucial pour les armées comme pour les acteurs du monde de la défense. Si la question des effectifs est toujours importante, qui plus est dans le contexte géostratégique actuel, celle d’une montée en gamme qualitative des profils est centrale. L’acculturation aux nouvelles technologies est indispensable pour faire face aux évolutions des métiers, des équipements, des organisations. Dans les domaines de l’intelligence artificielle, de la cybersécurité, ou des nanotechnologies, de nombreux métiers sont en tension permanente. La cyberdéfense est l’une des priorités affichées des armées en matière de recrutement. Et c’est à nouveau ici que peut s’illustrer la puissance d’un écosystème ouvert, comme c’est le cas à Bruz près de Rennes, où collaborent étroitement acteurs publics (la Direction générale de l’armement, le ComCyber) et privés (industriels et start-ups), y compris pour attirer les talents.