À l’insécurité environnementale due à la crise climatique et l’insécurité énergétique provoquée par la guerre en Ukraine, s’ajoute une future insécurité minérale susceptible de freiner les transitions énergétiques et numériques en Europe. Cobalt, cuivre, lithium, nickel, terres rares, etc. : la consommation de métaux, indispensables à tous les équipements bas carbone (solaire, éolien, batteries de véhicules électriques, hydrogène), devrait sensiblement augmenter d’ici 2040 d’après les projections de l’Agence internationale de l’énergie (AIE)1. Désormais critiques pour tous les secteurs économiques, les métaux sont au cœur des préoccupations des États. Celles-ci sont ravivées par la dynamique mondiale de décarbonation, la rivalité systémique entre puissances et la prise de conscience des limites planétaires2. Dans ce contexte, les gisements de minerais présents dans la mer attisent la convoitise de certains États et d’entreprises. D’après l’article 76 de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (1982), les États côtiers disposent de droits souverains sur les ressources qui se situent à moins de 200 milles nautiques de leurs côtes. Au-delà de cette limite, la mer et les fonds marins n’appartiennent à personne, c’est la « Zone » où les ressources sont abondantes.
Ces gisements se présentent sous trois formes : les amas sulfurés, les encroûtements cobaltifères, et les nodules polymétalliques – de petits galets reposant à même les fonds marins et recherchés pour leurs hautes teneurs en nickel, cobalt, cuivre et manganèse. Une zone attire particulièrement par sa concentration en nodules : la zone Clarion-Clipperton (CCZ), située au milieu de l’Océan Pacifique et représentant approximativement 4,5 millions de km² (soit la taille de l’Union européenne) (cf figure 1). Alors que l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM) se réunit à partir du 15 juillet prochain3, s’interroger sur la question de l’exploitation des fonds marins prend tout son sens.
Actuellement, des campagnes d’exploration sous-marines sont en cours, mais aucune extraction commerciale n’est à l’ordre du jour. L’exploitation minière en eaux profondes se heurte en effet à plusieurs obstacles de taille :
- Elle est techniquement difficile et coûteuse (1 à 5 millions de dollars pour les seuls véhicules d’extraction) sans compter des coûts d’exploitation et de restauration des abysses élevés et incertains.
- Elle pourrait engendrer des impacts écologiques importants (disparition de la biodiversité, perturbations majeures des écosystèmes, pollutions…) qui sont difficilement mesurables à l’heure actuelle.
- L’essentiel du potentiel minier se trouve au-delà des limites des juridictions nationales, dans ce que la Convention des Nations unies sur le droit de la mer5 (CNUDM) appelle « la Zone », et les États peinent à s’accorder sur un cadre réglementaire unifié.
La Zone est administrée par l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM)6, entité onusienne définie par la CNUDM, créée par l’Accord de 1994 et ayant pour mandat exclusif d’organiser et de contrôler les activités dans la Zone pour le bénéfice de l’humanité. C’est donc à l’AIFM de fixer un cadre à l’exploration et l’exploitation des ressources minières sous-marines. Ainsi, l’organisation dirige depuis 2014 des négociations pour élaborer un code minier international. Toutefois, la tâche s’annonce difficile : alors que la République de Nauru presse l’organe onusien dans son travail depuis 2021 et que le Conseil et l’Assemblée générale de l’AIFM doivent se réunir cet été, ils ont déjà annoncé que finaliser une telle réglementation n’était pas envisageable avant 20257. L’élaboration de ce code minier cristallise ainsi un renouveau des relations interétatiques et fait émerger un nouveau champ géopolitique à part entière, doté d’enjeux, d’institutions et de lignes de fractures propres.
Les fonds marins à la croisée des géopolitiques traditionnelles
Les enjeux d’exploitation des ressources minières en eaux profondes sont à la croisée de plusieurs champs géopolitiques traditionnels :
- La géopolitique de la haute mer d’abord, puisque c’est cette zone qui concentre les discussions. Liberté de circulation, définition des zones économiques exclusives, partage des ressources halieutiques, positionnement stratégique de défense, de surveillance et d’intervention : la haute mer est le terrain d’affrontement d’intérêts stratégiques8 des États, notamment côtiers, qui tentent de circonscrire le périmètre de cette « Zone » d’incertitude. Les ressources sous-marines sont ainsi perçues comme un nouveau front d’affirmation de souveraineté.
- La géopolitique minière, car la plupart des pays miniers d’envergure ont ainsi un avis tranché sur l’exploitation minière en eaux profondes. Ses partisans invoquent la réduction de l’impact environnemental de l’extraction terrestre et la prévention des ruptures d’approvisionnement à venir. La concurrence de ces ressources minières est prise au sérieux par les pays miniers traditionnels, que ce soit pour en limiter la portée en prônant un moratoire comme le Chili ou pour tenter de s’ériger en superpuissance minière comme la Chine. De même, ces gisements potentiels figurent déjà dans les politiques de sécurisation d’approvisionnement de pays comme le Japon.
- La géopolitique climatique au travers de la montée en puissance récente de l’océan qui s’impose comme un sujet à part entière traité au sein d’arènes dédiées9 et faisant l’objet de textes ambitieux comme le Traité sur la haute mer10 récemment adopté. À travers ce prisme, les ressources sous-marines sont sujettes à la même tension que les négociations climatiques en général : préserver un écosystème clé tout en permettant un développement de tous les pays.
- La géopolitique des communs, enfin. Erigés en « patrimoine commun de l’humanité », les grands fonds marins se heurtent aux mêmes problématiques de partage équitable et raisonné que toutes les res nullius. Un parallèle peut être fait avec l’Antarctique sanctuarisé en 1959 contre toute exploitation par l’Antarctic Treaty System. Les partisans d’une interdiction de l’exploitation minière en eaux profondes défendent une position comparable, tandis que d’autres États revendiquent leur droit à l’appropriation.
Les négociations sur un possible code minier de la haute mer font ainsi intervenir ces différents prismes d’analyse et émerger une nouvelle sphère géopolitique avec ses acteurs, ses dynamiques de négociation et son calendrier propre. L’AIFM11 est l’acteur central de cette sphère, chargé à la fois d’encadrer l’industrie minière et de protéger les fonds marins. C’est dans son orbite que se constituent les stratégies d’influence sur l’exploitation minière en eaux profondes. L’AIFM comprend 167 États membres et l’Union européenne (UE) qui n’ont pas tous le même poids dans l’organisation. Tous ne contribuent pas au budget de l’organisation, 34 États ont une mission permanente auprès de l’AIFM, 21 possèdent des contrats d’exploration dans la Zone, 36 siègent en tant qu’États au Conseil de l’AIFM et 41 ont un expert au sein de la Commission légale et technique.
Des acteurs en tension entre exploitation et protection des fonds marins
L’AIFM est érigée comme entité omnipotente, investie à la fois de missions de protection de l’environnement marin, mais également de régulation des activités dans la Zone et de partage équitable des revenus financiers et économiques entre les États12. Ces missions contradictoires rendent le positionnement de l’AIFM délicat et la placent parfois en porte-à-faux avec d’autres structures onusiennes comme l’UNEP13 qui alerte sur les incertitudes et les risques environnementaux, sociaux et économiques potentiels de l’exploitation des grands fonds marins14 là où l’AIFM doit rédiger un code minier encadrant sa pratique.
L’AIFM est dénoncée pour son manque d’impartialité entre ces missions. Ainsi, son mode de financement ne permet pas à l’organisation d’envisager la fin de l’octroi de licences si elle veut assurer sa pérennité. Touchant 500 000 dollars pour chaque licence d’exploration délivrée ainsi qu’une redevance annuelle de 47 000 dollars par contractant, l’AIFM dépend largement des revenus issus des licences qu’elle délivre15 pour son propre financement. Son mode de fonctionnement est également plus favorable à sa mission de régulatrice que de protectrice. L’organisation est critiquée pour son manque de transparence et sa prise en compte insuffisante des avis scientifiques, mais surtout, la « règle des deux ans »16 activée par Nauru en 2021 et le veto de la Chine17 sur la mise à l’ordre du jour d’une discussion sur l’interdiction d’octroyer des licences d’exploitation tant qu’une réglementation n’a pas été adoptée font craindre un musellement facilité de l’opposition à l’extraction minière des grands fonds marins au sein de l’AIFM.
Les fonds marins apparaissent comme une nouvelle sphère géopolitique, avec ses logiques et ses lignes de fracture propres
En dix ans de négociations sur le code minier, la ligne de fracture a bougé : des modalités de régulation de l’exploitation minière en eaux profondes, le débat porte désormais sur l’opportunité même de miner ces ressources. Deux camps sont discernables : d’une part, les pays mobilisés en faveur d’une accélération du processus d’autorisation (fast track) de l’exploitation comme la Chine ou Nauru et, d’autre part, les pays se prononçant en faveur d’un moratoire de 10 à 15 ans comme le Canada ou le Pérou, d’une « pause de précaution » comme le Brésil ou l’Irlande ou d’une interdiction comme la France.
Le mouvement de soutien d’un moratoire sur l’exploitation minière en eaux profondes est relativement récent et grandit rapidement : il a vu le jour avec la création de l’Alliance of Countries Calling for a Deep-Sea Mining Moratorium à l’initiative des Fidji, des Palaos et des Samoa en 2022. Il compte à ce jour 27 États et connaît un dynamisme croissant. Plusieurs pays sont ainsi très mobilisés sur le sujet et veulent s’imposer comme un fer de lance de la préservation des grands fonds marins. La France a par exemple récemment signé un accord avec la Grèce18 ralliant celle-ci au mouvement et elle souhaite faire de son statut de co-organisatrice (avec le Costa Rica) de la Conférence des Nations Unies sur l’Océan de juin 2025 à Nice, l’aboutissement de « l’année de la mer ». La relative structuration et la médiatisation du mouvement de soutien au moratoire ne doit toutefois pas faire oublier qu’une majorité de pays n’a pas défini de position claire sur le sujet et que les discussions sur celui-ci évoluent rapidement.
Le forage de la Zone : une nouvelle ligne de fracture géopolitique
L’exploitation minière en eaux profondes incarne une nouvelle ligne de fracture au sein d’alliances traditionnelles, que l’on regarde les alliances économiques (G7, BRICS+, UE), géographiques (CELAC, Union africaine, AOSIS) ou stratégiques (OPEP, MSP, etc.). Cela complexifie les relations internationales en obligeant les États à former de nouvelles coalitions plus ponctuelles pour défendre leurs positions.
Les États mobilisent quatre types de narratifs, qui se confrontent dans la sphère médiatique pour justifier ou rejeter l’exploitation minière des fonds marins19. Les deux premiers discours soulignent les gains potentiels à l’exploitation : a) l’accès à des métaux nécessaires à la transition écologique en réduisant les pressions environnementales terrestres et b) des profits créés dans la Zone qui seront répartis entre les pays en développement, devenant un outil de justice redistributive. Les deux narratifs suivants insistent au contraire c) sur la méconnaissance que nous avons de ces fonds marins et des services écosystémiques qu’ils rendent à la planète et d) plaident pour une politique de protection stricte, en privilégiant le recyclage des métaux plutôt qu’un nouveau front extractif. Alors que ces argumentaires s’affrontent, on observe en particulier trois lignes de fractures au sein de blocs alliés qui illustrent ces nouvelles tensions : parmi les petits États insulaires, chez les pays occidentaux et au sein de ce qui est considéré comme le Sud Global.
Le premier groupe, « Alliance des petits États insulaires » (AOSIS), composé de 44 États menacés par le changement climatique, avait réussi à faire adopter 1,5 °C comme objectif de réchauffement avec le slogan « 1.5 to survive » grâce à leur coalition lors des négociations internationales. Cependant, ils sont aujourd’hui divisés sur l’exploitation minière des abysses, entre le potentiel économique des ressources et les risques pour la biodiversité marine. Certains, comme Nauru et Tonga, veulent exploiter les ressources marines pour financer leur développement. En menaçant de déclencher la règle des deux ans, Nauru cherche même à presser l’adoption d’un code minier marin par l’AIFM. D’autres, comme le Vanuatu, les Palaos et Fidji, soutiennent un moratoire, voire une interdiction totale de l’exploitation. Le Vanuatu et d’autres îles du groupe « Fer de lance mélanésien »20 ont adopté un mémorandum21 en août 2023 pour refuser les activités minières dans leurs eaux et appellent à protéger les fonds marins, signal du décalage avec leurs anciens partenaires.
Du côté des pays occidentaux, la division est marquée entre les partisans de l’exploitation des fonds marins (États-Unis, Norvège, Japon, Corée du Sud…) et ceux prônant une pause, voire une interdiction totale (Allemagne, Canada, Finlande, France…). Les premiers soulignent l’importance stratégique d’accéder à des métaux pour la transition énergétique et la sécurité nationale, tandis que les seconds font valoir l’incertitude scientifique sur les impacts environnementaux. Les États-Unis, qui ne sont ni signataires de la CNUDM ni membres de l’AIFM, peuvent difficilement influencer l’élaboration des règles minières marines ; c’est pourquoi une résolution bipartisane de novembre 2023 soutient une ratification du traité22 au nom de la sécurisation des approvisionnements en métaux critiques, notamment vis-à-vis de la Chine. En revanche, le Canada et la France défendent respectivement un moratoire et une interdiction totale de l’exploitation des fonds marins. Cette situation illustre la division des alliés occidentaux : malgré des préoccupations communes sur l’accès aux métaux, ils se déchirent sur la valorisation des ressources sous-marines.
Enfin, le « Sud global », groupe hétérogène non-aligné sur les pays occidentaux, présente des divergences profondes sur l’exploitation des fonds marins. La Chine et la Russie sont des fervents soutiens de l’exploitation : ayant déjà des contrats d’exploration sur tous les types de gisements, elles jouiraient d’une avance technologique en cas d’approbation par l’AIFM. En revanche, le Brésil s’est opposé en 2023 aux projets d’exploitation minière23, arguant du manque de connaissances suffisantes et appelant à une pause de dix ans dans l’exploration. Le Chili, partisan du moratoire au côté du Costa Rica, craint quant à lui une concurrence pour ses réserves de cuivre qui représentent aujourd’hui 20 % des réserves mondiales terrestres. Les pays africains quant à eux n’ont pas de position claire : malgré des critiques, ils se sont exprimés conjointement pour demander un système de compensation financière24 en cas d’exploitation pour pallier les pertes de leur propre secteur minier. Pas d’opposition formelle donc, mais une exigence de dédommagement pour leur propre secteur minier. Ainsi, les motivations de part et d’autre de la ligne de clivage sont diverses : accès à de nouvelles ressources, supériorité technologique, source de renseignements pour les partisans contre risque pour la biodiversité marine, priorité à la protection et peur d’une compétition économique pour les détracteurs. L’enjeu d’ouverture d’un nouveau front extractif crée des fractures saillantes au sein d’alliances traditionnelles et bouleverse les coalitions habituelles.
Pour conclure, les fonds marins apparaissent comme une nouvelle sphère géopolitique, avec ses logiques et ses lignes de fracture propres. Caractéristique de la géopolitique moderne, celle-ci n’échappe pas à une remise en cause de la place des États. Les entreprises ont ainsi un rôle clé tant pour pousser à l’exploitation des fonds marins qui leur bénéficiera directement, comme The Metals Company25, que pour limiter l’intérêt économique pour ces nouvelles ressources en s’opposant à leur utilisation, comme l’ont fait 49 entreprises internationales signataires d’une déclaration en faveur d’un moratoire. En outre, le rôle proactif d’ONG sous l’égide de la Deep Sea Conservation Coalition, la mobilisation des communautés scientifiques et celle de la société civile ont été à l’origine du retournement rapide de la position de certains États en faveur d’un moratoire sur l’exploitation minière des fonds marins, à commencer par la France. Reste à savoir si les négociations à venir dans le cadre de l’AIFM cet été sauront refléter ce panel de positions.