Autonomie stratégique : faute d’armée complète, les états européens doivent coopérer
- La complexité technologique des capacités militaires contribue à accroître le coût des programmes d’armement : face aux contraintes budgétaires, un modèle d’armée complet est de plus en plus difficile à maintenir.
- Pour des puissances moyennes comme la France ou le Royaume-Uni, le maintien des capacités passe depuis plusieurs décennies par la coopération.
- Mais les grands programmes menés entre États alliés et mobilisant de grands industriels sont complexes à mettre en œuvre et la répartition de la maîtrise d’œuvre entre partenaires renforce l’aspect prescriptif au détriment de l’innovation.
- Face à l’émergence du new space et d’acteurs privés dominants sur certaines technologies IA, cloud, etc., les coopérations s’élargissent à une nébuleuse de nouveaux acteurs.
- Il semble manquer encore un « chef d’orchestre » au sein de ces écosystèmes européens d’innovation, à l’instar du modèle de la DARPA aux États-Unis.
L’actualité récente en Ukraine remet au premier plan, en Europe, la question de la défense. Une pleine souveraineté en la matière suppose des capacités étendues, renvoyant à ce qu’on appelle un modèle d’armée complet. Or si les États-Unis et la Chine ont les moyens de financer ce modèle tout en développant l’intégralité des technologies de défense, la question se pose autrement pour des États plus petits, y compris pour les puissances moyennes comme le Royaume-Uni et la France qui ont conservé des ambitions en la matière.
Le défi financier
Le débat, traditionnellement porté à un niveau parlementaire, est grevé par les fortes contraintes budgétaires qui s’annoncent. En France, un récent rapport de la Cour des comptes met en évidence la nécessité de réaliser des arbitrages, afin d’éviter des réductions budgétaires homothétiques qui dégraderaient toutes les capacités. Il s’agirait au contraire d’investir sur les capacités jugées cruciales (comme certains grands programmes pour l’Armée de l’Air et la Marine, le renseignement, la cyberdéfense ou le spatial), et de favoriser une coopération européenne et otanienne pour le reste.
Dans le cadre de l’OTAN, une option favorisée par de nombreux pays européens est l’achat sur étagère de matériels américains. Or de tels achats ne sont pas sans conséquences en matière stratégique, car l’usage de ces matériels est en partie régulé par les États-Unis, qui se sont dotés d’une réglementation spécifique (International Traffic in Arms Regulations, ITAR) pour contrôler la fabrication, la vente et la distribution d’objets et de services liés à la défense et à l’espace. Ainsi, l’acquisition en urgence de drones Reaper par les armées françaises pour combler une rupture capacitaire sur le segment des drones MALE, nécessaire notamment sur les théâtres d’opérations au Sahel, n’a pu être possible qu’en acceptant une des conditions imposées par la partie américaine : le droit de veto des États-Unis sur l’engagement des drones en opération.
C’est pourquoi un certain nombre de pays européens, au premier rang desquels la France, pousse l’idée d’une « autonomie stratégique », qui passe notamment par des programmes d’armements développés en coopération.
Vers une autonomie européenne
Mais à quelle échelle : celle de l’UE tout entière, ou simplement entre quelques pays ? La création en 2020 du Fonds européen de défense a représenté un progrès significatif dans la coopération européenne sur les questions de sécurité et de défense. Mais elle en souligne aussi les difficultés : sa création a été fortement débattue, tant sur le montant de l’enveloppe que sur son existence même. Au fil des négociations, sous l’impulsion de la présidence finlandaise, ses crédits ont fondu de 13 à 7 milliards d’euros. Néanmoins, ce fonds entérine la volonté des Européens d’accompagner la construction d’une cohérence capacitaire, indispensable pour répondre à l’objectif « ITAR-free »1 d’autonomie stratégique européenne.
La conception d’équipements militaires est une affaire complexe et, même entre de proches alliés habitués à travailler ensemble, la coopération n’a rien d’évident : les doctrines d’emploi par les armées peuvent avoir des différences, les acteurs industriels sont pris dans des logiques de coopétition. Le développement de nouvelles capacités via une maîtrise d’œuvre répartie entre plusieurs pays européens se heurte aussi à des tensions entre le court terme et le long terme, sachant que les programmes d’armement courent souvent sur une ou plusieurs décennies. Un exemple récent en donne une bonne illustration : le système de combat aérien du futur (SCAF), coopération entre la France, l’Allemagne et l’Espagne. Ce programme a connu des tensions quand, inquiète de la crise en Ukraine, l’Allemagne a décidé une augmentation significative de son budget de défense, mais a opté pour l’acquisition de F‑35 ; parallèlement les Français ont, comme souvent, mis en avant leurs ambitions liées à leurs capacités stratégiques, comme peuvent en témoigner les déclarations de Dassault Aviation mettant en évidence sa « capacité à assumer seul le programme ».
Besoin technologique
À côté de ces difficultés d’ordre politique, il en est d’autres qui sont plus discrètes mais pas moins cruciales. La principale touche à la conception, rendue parfois plus rigide et moins innovante par la coopération. En effet, la répartition de la maîtrise d’œuvre entre partenaires qui se connaissent peu renforce l’aspect prescriptif, ce qui va souvent à l’encontre de l’intégration d’innovations technologiques.
C’est dans ce contexte que la notion d’écosystème, poussée notamment avec la création du Fonds européen de défense, est intéressante à explorer. Les coopérations s’opèrent alors non plus sur une base politique imposée par des États, mais sur des alignements de stratégies d’entreprises et des complémentarités de compétences. Parmi les facteurs de succès de ces écosystèmes, plus souples que les bases industrielles et technologiques de défense (BITD), l’interaction entre les acteurs traditionnels de la défense et les nouveaux acteurs du civil qui ont très largement investi dans des technologies génériques comme l’IA, le cyber, etc. À l’instar de ce qu’on peut observer dans le new space, ils portent la promesse d’une adoption plus rapide des nouvelles technologies, mais aussi d’un retour plus aisé des dividendes de l’investissement de la défense dans les domaines civils.
On peut néanmoins se demander si la stratégie et les moyens alloués pourront permettre l’émergence de champions communautaires capables de s’imposer au-delà des frontières de l’Union, et non de créer seulement des coopérations industrielles de court terme. Pour cela les mécanismes d’articulation de la recherche vers le développement et une forte volonté politique d’encourager les acteurs les plus prometteurs, sur un modèle DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency).
Au-delà du financement, l’exemple américain met en lumière la problématique de la structuration d’un écosystème d’innovation et la capacité des acteurs, notamment étatiques, à lever des barrières bureaucratiques pour faire éclore l’innovation.
Le travail collectif
De nombreuses initiatives de rationalisation et d’incitation à la coopération européenne existent : les procédures communes d’acquisition d’équipements, comme le partenariat franco-belge CaMo ; les expériences opérationnelles communes pour aligner les besoins OTAN/UE comme la task force Takuba ; ou encore les coopérations sur toute la durée du cycle de vie des équipements comme l’accord BeNeSam entre la Belgique et les Pays-Bas sur l’entretien de frégates et chasseurs marins.
Mais il semble manquer encore un élément essentiel au sein de ces écosystèmes européens d’innovation : celui de chef d’orchestre, capable non pas de diriger l’écosystème comme un « leader de plateforme », mais plutôt de faire ce qu’Elie Cohen appelle dans son dernier ouvrage sur la Souveraineté industrielle du « bottom up accompagné ».
En l’absence, pour le moment, d’un chef d’orchestre communautaire, on peut se demander si cette fonction ne sera pas remplie par certains acteurs nationaux plus agiles et capables de jouer un rôle d’animateur. En France, ce pourrait être l’Agence de l’innovation de défense : celle-ci contribue à l’orchestration de l’innovation de défense en se positionnant comme acteur intermédiaire entre les phases d’exploration et de développement, en rapprochant les investisseurs des porteurs de projet, en accompagnant la simplification des procédures d’acquisition, en détectant et captant les innovations issues du monde civil pour des usages militaires.
Une grande partie des enjeux pour l’autonomie stratégique européenne réside donc dans le développement de nouvelles collaborations entre États et startups industrielles : cela passe notamment par la capacité des États européens à donner les moyens, en partie financiers, mais aussi de donner un accès simplifié aux acquisitions militaires, aux startups industrielles pour faire éclore des solutions innovantes de rupture pour la défense.