Spatial : quels enjeux technologiques et géopolitiques pour l’Europe ?
- Notre connaissance actuelle du Système solaire a grandement bénéficié des missions européennes pour l’étude de corps tels que Vénus, Mercure, ou encore la Lune.
- L’avenir est riche en nouvelles missions : la sonde Bepi-Colombo, lancée en 2018, est en route pour Mercure et la sonde JUICE atteindra Jupiter en 2031.
- Mais le budget de l’Agence Spatiale Européenne (ESA) est 8 fois moins important que celui de l’Agence Spatiale Américaine (NASA).
- La coopération entre agences spatiales est inévitable, mais aussi soumise aux aléas géopolitiques : en 2022, la Russie s’est retirée du programme ExoMars.
- Si l’Europe est très avancée sur le plan scientifique, elle doit encore surmonter des faiblesses industrielles et commerciales qui menacent son autonomie dans le domaine.
Le 14 avril dernier, JUICE (l’une des missions d’exploration spatiale les plus ambitieuses de l’Agence Spatiale Européenne) est partie à bord d’une des dernières fusées Ariane 5 à destination de Jupiter. Après 8 ans de voyage au travers du Système solaire et 3 assistances gravitationnelles près de la Terre et de Vénus, elle atteindra enfin sa destination : Europe, Ganymède et Callisto, les lunes glacées de Jupiter. Son objectif principal est de vérifier l’existence des océans internes de ces satellites naturels et de mieux comprendre leurs caractéristiques pour déterminer leur intérêt dans la recherche de la vie en-dehors de la Terre.
Cette passionnante mission vers Jupiter n’est que l’un des nombreux projets que l’Europe mène dans le domaine spatial. Mais quelle est sa position face à ses concurrents (et parfois partenaires) américains, russes ou chinois ? Quels enjeux est-elle en train de relever et quels défis doit-elle anticiper pour le futur ? La réponse dépend fortement de ce qu’on appelle « spatial » …
Une avance indéniable dans le domaine spatial scientifique
«Faire plus avec moins »: voilà le credo de l’Europe lorsqu’il s’agit d’imaginer, construire et envoyer dans l’espace des missions de haute technicité à la découverte de l’Univers.
Pour la période 2019–2024, le budget de l’Agence Spatiale Européenne (ESA) a été fixé à un total de 14,4 milliards d’euros (soit le prix d’un ticket de cinéma versé chaque année par chaque citoyen et citoyenne européens). Pour la même période, le budget total de l’Agence Spatiale Américaine (NASA) s’élève à environ 123 milliards de dollars, soit plus de 8 fois plus. La différence de financement entre les deux agences a toujours été énorme, ce qui n’a pas empêché l’Europe de briller par ses missions scientifiques. Le moins que l’on puisse dire, c’est que notre connaissance actuelle du Système solaire a largement bénéficié de l’ensemble des missions d’exploration européennes.
Le budget de la NASA est 8 fois supérieur à celui de l’ESA.
Le Soleil (Ulysses, Solar Orbiter), Mercure (Bepi Colombo), Vénus (Vénus Express), la Lune (SMART‑1), Mars (Mars Express, ExoMars TGO), Saturne (et l’atterrissage du module Huygens sur Titan), les comètes (Rosetta) : tous ces corps ont été observés, analysés, surveillés, sondés par les équipes de scientifiques et d’ingénieurs de l’Agence Spatiale Européenne. Et l’avenir est déjà riche en nouvelles missions. La sonde Bepi-Colombo, lancée en 2018, est en route pour Mercure ; la sonde JUICE, partie de la Terre en avril dernier, atteindra Jupiter en 2031 et enfin la mission HERA décollera fin 2024 pour aller observer le cratère d’impact que la sonde américaine DART a créé en déviant le petit astéroïde Dimorphos.
L’exploration planétaire n’est d’ailleurs qu’une partie du programme d’exploration scientifique européen. L’Univers lointain ne peut parfois s’observer que depuis l’espace, en plaçant des télescopes loin de la Terre. XMM-Newton (rayons X), Integral (rayons gamma), Gaïa (lumière visible), autant d’yeux spécialisés qui ont révolutionné notre manière de comprendre les étoiles et les galaxies. En juillet 2023, le télescope spatial européen Euclid sera envoyé à 1,5 millions de km de la Terre pour s’attaquer à l’Univers tout entier et au fameux mystère de l’énergie sombre, responsable de son expansion.
Une coopération inévitable
Mais les grandes agences spatiales ne peuvent pas soutenir seules tous les programmes qu’elles lancent, ce qui incite aussi leurs concurrents à des partenariats fructueux. C’est ainsi que l’Europe a participé à l’élaboration du célèbre télescope spatial James Webb (gagnant ainsi du temps d’observation pour ses équipes scientifiques). Dans le programme Artemis, une moitié du vaisseau Orion (son module de service) a été fabriqué en Europe, ainsi que plusieurs modules de la future station spatiale lunaire Gateway, ce qui garantit aux astronautes européens des places dans ce vaste programme de retour sur la Lune.
Malheureusement, les collaborations internationales impliquent aussi de dépendre d’autres pays et d’être sensible aux aléas géopolitiques. Suite à la guerre avec l’Ukraine, le retrait de la Russie en 2022 du programme ExoMars (atterrissage sur Mars du premier rover martien européen) a durablement repoussé cette mission. Le temps de fabriquer la partie de la sonde qui était dédiée à la Russie, le lancement n’est maintenant pas prévu avant 2028.
Un spatial industriel et commercial en pleine restructuration
Tout n’est pas rose pour l’Europe spatiale. Si l’aspect scientifique est plutôt positif, c’est plus discutable sur les plans industriel et commercial. En effet, suite à de nombreux retards, la future Ariane 6 (qui devait initialement être lancée avant le dernier décollage d’Ariane 5, afin d’assurer la liaison technique entre les deux) ne pourra finalement pas partir avant 2024, ce qui laisse au moins une année sans possibilité pour l’Europe d’utiliser son lanceur pour poursuivre ses programmes spatiaux (scientifiques, commerciaux et militaires). Certains clients privés risquent donc, entre temps, de se tourner vers d’autres solutions d’accès à l’espace (américaines, ou même indiennes), menaçant sérieusement l’autonomie de l’Europe dans ce domaine.
L’émergence outre-Atlantique d’un nouveau secteur spatial privé, commercialement très agressif et très agile, basé sur l’utilisation de nouvelles technologies et d’une prise de risque (économique et technologique) plus importante, pousse aussi dans ses retranchements l’organisation commerciale du spatial européen (où le New Space y a aussi démarré, mais plus tard, et s’est moins développé qu’aux États-Unis).
C’est aussi le fonctionnement interne de l’Agence Spatiale Européenne qui est aujourd’hui questionné.
En décembre 2022, l’ESA signait un contrat de 33 millions d’euros avec ArianeGroup (France) pour développer un engin réutilisable (oxygène/méthane) appelé Thémis, propulsé par son nouveau moteur Prometheus. Les tests doivent avoir lieu à Kiruna (Suède) d’ici 2024, puis à Kourou (Guyane) en 2025–2026. Cette nouvelle technologie réutilisable européenne sera-t-elle prête à temps ? Trouvera-t-elle sa place dans les offres commerciales de l’Europe face aux autres nations ? L’avenir nous le dira.
Mais plus généralement, c’est aussi le fonctionnement interne de l’Agence Spatiale Européenne qui est aujourd’hui questionné. Le principe du « retour géographique », par exemple, qui veut que l’Europe investisse dans chaque État membre (sous forme de contrats attribués à son industrie pour la réalisation d’activités spatiales) un montant équivalant à la contribution de ce pays. Le principe : permettre aux entreprises du pays de gagner à coup sûr certains contrats et d’acquérir de nouvelles technologies. Mais l’envers de la médaille fait que ce système génère des désaccords politiques entre les responsables de chaque État, en plus d’être géré par une administration lourde et lente.
Pourra-t-on privilégier les intérêts scientifiques et technologiques aux dépens des intérêts politiques ? Les prochaines décisions stratégiques se prendront en 2025, à la prochaine ministérielle de l’ESA. En attendant, on assiste à de grands changements économiques, géopolitiques et stratégiques, et la réponse de l’Europe spatiale est attendue par beaucoup avec intérêt… et impatience.