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Propulsion photonique : voyager dans le Système solaire à la voile

Pierre Henriquet
Pierre Henriquet
docteur en physique nucléaire et chroniqueur chez Polytechnique Insights
En bref
  • Pour le moment, la propulsion spatiale nécessite toujours un réservoir de carburant à chauffer et à éjecter vers l'arrière pour faire avancer le vaisseau spatial.
  • Mais dans la recherche d'une nouvelle méthode de propulsion spatiale, une voile poussée par la lumière a été théorisée.
  • C'est cette idée de poussée faible mais continue qui a conduit plusieurs groupes de recherche à tester des prototypes de plus en plus sophistiqués ces dernières années.
  • Les voiles elles-mêmes font l'objet d'intenses recherches pour optimiser la façon dont elles interagissent avec la lumière. La NASA, par exemple, développe une voile solaire dite « diffractive ».
  • Il est prévu de construire un réseau de faisceaux laser de 100 GW sur la Terre, afin d'accélérer progressivement les petites voiles jusqu'à 20 % de la vitesse de la lumière, ce qui leur permettrait de quitter le Système solaire d'ici 2030 et de dépasser Proxima du Centaure vers 2060.

Mal­gré les extra­or­di­naires avancées tech­nologiques dans le domaine spa­tial, force est de con­stater que le principe de propul­sion des vais­seaux spa­ti­aux n’a pas beau­coup évolué. Ce principe, c’est l’action-réaction : plus on pro­jette vite une grosse quan­tité de matière dans un sens, plus la force créée en retour nous per­met d’avancer, dans l’autre sens.

C’est grâce à cela que l’on fai­sait déjà tourn­er une petite machine à vapeur au Ier siè­cle ap. J.-C., et c’est le même principe qui régit le décol­lage du lanceur Ari­ane 5 ou le déplace­ment de la sonde japon­aise Hayabusa 2 autour de son astéroïde Ruygu. Mais alors… tant qu’à s’inspirer de tech­niques ances­trales pour se déplac­er dans l’espace, pourquoi ne pas utilis­er le moyen qui a per­mis de tout temps à l’humanité de pilot­er et propulser ses bateaux pour décou­vrir de nou­veaux con­ti­nents : la voile ?

Dans l’espace, personne ne vous entendra crier…

Cette phrase désor­mais célèbre de la pop-cul­ture, qui a accom­pa­g­né la série de films de sci­ence-fic­tion « Alien », révèle un aspect fon­da­men­tal de l’espace : l’air y est absent. Pour que le son se propage, il faut un milieu matériel (gaz, liq­uide ou solide), d’où l’impossibilité d’appeler au sec­ours dans le vide spa­tial. Et par con­séquent, s’il n’y a pas d’air, il n’y a pas de vent non plus. Nos plus beaux bâti­ments de la Marine à voile seraient donc bien peu avisés d’essayer de se déplac­er en dehors de l’atmosphère ter­restre. Mais heureuse­ment, cela ne sonne pas le glas de nos pro­jets de voiliers spa­ti­aux. En effet, ce qu’on appelle bien impro­pre­ment « vide spa­tial »… n’est pas par­faite­ment vide.

Un sys­tème de voile solaire de 20 mètres, mis au point par ATK Space Sys­tems de Gole­ta (Cal­i­fornie) (Cred­it : NASA).

Si, effec­tive­ment, la quan­tité de matière y est réduite à quelques atom­es par cen­timètre cube, l’espace est, en revanche, empli de pho­tons, c’est-à-dire de par­tic­ules de lumière. Au niveau de l’orbite ter­restre, chaque mètre car­ré de sur­face reçoit, de la part du Soleil, env­i­ron 1021 (1000 mil­liards de mil­liards de) pho­tons chaque sec­onde. Or, lorsqu’un pho­ton rebon­dit sur une sur­face, il lui trans­fère une quan­tité infime d’énergie sous forme de recul. Cet effet de pres­sion de la lumière sur la matière est observé depuis des siècles.

En 1619, le grand astronome Johannes Kepler sup­po­sait déjà que l’orientation de la queue des comètes était due à l’effet de « souf­fle » de la lumière du Soleil. Les pre­mières expli­ca­tions math­é­ma­tiques vien­dront du célèbre physi­cien James Maxwell en 1873, et les pre­mières mesures de cet infime effet de recul de la lumière sur une paroi ont été faites quelques années plus tard, au tout début du XXe siècle.

Donc, en théorie, il est pos­si­ble de con­stru­ire une voile poussée… par la lumière. Mais cette poussée est-elle suff­isante ? Quelle devrait être la taille d’une voile spa­tiale pour capter assez de pho­tons et ain­si bouger sous l’unique effet de la lumière solaire ?

Possible, prometteur, mais compliqué

Les cal­culs mon­trent que pour accélér­er 1 kg de matière et faire aug­menter sa vitesse de 1 m/s toutes les sec­on­des, il faut, au niveau de l’orbite ter­restre, une voile d’environ 100 000 m², c’est-à-dire une voile car­rée d’environ 330 mètres de côté. Il faut donc une sur­face très grande pour une accéléra­tion encore très faible. À cette étape, il serait ten­tant de déclar­er cette méth­ode inef­fi­cace, de jeter à la poubelle le papi­er sur lequel on a fait ces cal­culs et de pass­er à un autre sujet de recherche. Mais ce serait pass­er à côté d’une infor­ma­tion cap­i­tale que l’on n’a pas envis­agée jusqu’ici : cette source d’énergie est gra­tu­ite et perpétuelle !

En effet, le Soleil brille depuis presque 5 mil­liards d’années, et con­tin­uera de le faire tout aus­si longtemps. Con­traire­ment aux autres modes de propul­sion spa­ti­aux, qui néces­si­tent tou­jours un réser­voir de car­bu­rant à chauf­fer et éjecter vers l’arrière pour pouss­er l’engin vers l’avant, ici, aucun réser­voir n’est néces­saire. Aucune panne n’est à crain­dre ! Et si le début du voy­age de notre voile solaire était assez mod­este, n’oublions pas que l’accélération serait con­stante, et pour­rait être main­tenue pen­dant des années, des décennies !

En pour­suiv­ant les cal­culs com­mencés plus haut, on mon­tre qu’au bout de 100 jours de fonc­tion­nement, dans des con­di­tions réal­istes, une voile solaire pour­rait attein­dre 14 000 km/h. Trois ans plus tard, sa vitesse atteindrait 240 000 km/h : de quoi attein­dre Plu­ton, l’un des corps les plus loin­tains du Sys­tème solaire, en 5 ans seule­ment. À titre de com­para­i­son, il a fal­lu presque 10 ans à la sonde New Hori­zons pour faire le même voyage.

De la théorie à la pratique

C’est cette idée d’une poussée faible mais con­tin­ue qui a poussé plusieurs groupes de recherche à tester des pro­to­types de plus en plus per­fec­tion­nés depuis quelques années. La 1ère voile solaire a été dévelop­pée par l’organisation à but non lucratif « The Plan­e­tary Soci­ety ». La charge utile était com­posée d’un corps cen­tral de 100 kg entouré par 8 petites voiles solaires de 30 mètres cha­cune. En 2001, un pre­mier lance­ment du pro­to­type se ter­mine par un échec. Le pro­to­type est recon­stru­it et lancé, en 2005, par un ancien mis­sile bal­is­tique inter­con­ti­nen­tal depuis un sous-marin russe. Là encore, la com­mu­ni­ca­tion est rapi­de­ment coupée et plus per­son­ne n’entendra par­ler de cet engin-là non plus.

Image d’artiste de la voile solaire IKAROS (Crédit : Agence spa­tiale japon­aise — JAXA).

Ces débuts dif­fi­ciles ne découra­gent pas les chercheurs et physi­ciens. En 2010, l’Agence d’exploration aérospa­tiale japon­aise (JAXA) envoie en orbite la voile solaire IKAROS, de 14 mètres de côté. Cette fois-ci, le suc­cès est au ren­dez-vous. Au bout d’un mois, la vitesse de l’engin de 315 kg (dont 15 kg de voile) a aug­men­té d’environ 10 m/s. L’agence japon­aise valide ain­si le principe de voile solaire et con­firme qu’il est pos­si­ble de déploy­er et diriger un tel engin dans l’espace. Suiv­ront enfin Light­Sail 1 et Light­Sail 2, con­stru­its par The Plan­e­tary Soci­ety et envoyés dans l’espace respec­tive­ment en 2015 et 2019, qui con­fir­ment la pos­si­bil­ité d’attacher une voile solaire à un satel­lite pour mod­i­fi­er son orbite.

Perspectives et futur

L’un des défauts des pre­mières voiles solaires était qu’elles ne pou­vaient met­tre en mou­ve­ment que de petites charges utiles situées au cen­tre de la voile. Les pre­miers pro­to­types étaient trop lourds pour être accélérés sen­si­ble­ment. Aujourd’hui, l’essor des nou­velles tech­nolo­gies, l’utilisation de nou­veaux matéri­aux et de l’élec­tron­ique minia­tur­isé per­me­t­tent de con­stru­ire des nanosatel­lites de quelques kilo­grammes à peine. Leurs per­for­mances promet­tent d’être bien­tôt aus­si bonnes que les énormes satel­lites actuels de plusieurs cen­taines de kilo­grammes, grâce, entre autres, à l’utilisation d’algorithmes d’intelligence arti­fi­cielle embar­qués. Ces con­cen­trés de tech­nolo­gies sont par­ti­c­ulière­ment adap­tés pour équiper les voiles solaires de prochaine généra­tion, actuelle­ment déjà en préparation.

Les voiles elles-mêmes sont sujettes à d’intenses recherch­es pour opti­miser la manière dont elles inter­agis­sent avec la lumière. La NASA développe, par exem­ple, une voile solaire dite « dif­frac­tive ». Ce pro­jet, Dif­frac­tive Solar Sail­ing, utilise de petits réseaux optiques inté­grés dans les films minces de la voile pour utilis­er plus effi­cace­ment la lumière du Soleil, sans sac­ri­fi­er la mani­a­bil­ité de l’engin.

Image d’artiste d’une future ver­sion de la voile solaire de Gama Space sur­volant Sat­urne (Crédit : Gama Space).

Rap­pelons enfin que le paysage spa­tial est le lieu d’intenses et pro­fondes mod­i­fi­ca­tions depuis quelques années. L’évolution des tech­niques et la baisse du coût d’accès à l’espace per­me­t­tent aujourd’hui à de jeunes star­tups de tester et com­mer­cialis­er des procédés et ser­vices inno­vants liés à l’espace. On appelle cette nou­velle dynamique le « New Space ».

L’une de ces star­tups français­es, Gama Space, a récem­ment levé 2 mil­lions de dol­lars auprès du CNES (Cen­tre Nation­al d’Études Spa­tiales) pour dévelop­per une petite voile solaire de 72 m², 50 fois plus mince qu’un cheveu, qui devrait servir, dans un pre­mier temps, de propulseur pour un petit satel­lite de 11 kg lancé en octo­bre 2022. Bien sûr, l’objectif n’est pas de se lim­iter à l’orbite ter­restre, et Thibaud Elz­ière, son fon­da­teur, pense déjà à un moyen de diriger de futures son­des d’exploration dans tout le Sys­tème solaire…

Vers l’infini et au-delà !

La dernière lim­i­ta­tion inhérente à la tech­nique des voiles solaires est, bien sûr, la quan­tité de pho­tons qui « poussent » le vais­seau. Et plus cette voile est loin du Soleil, plus cette quan­tité dimin­ue rapi­de­ment, jusqu’à n’avoir qua­si­ment plus d’effet sur l’engin.

Pour résoudre ce prob­lème et envis­ager l’exploration spa­tiale en dehors de notre Sys­tème solaire, le pro­jet StarShot prévoit de con­stru­ire un mil­li­er de petites voiles solaires ne pesant, cha­cune, pas plus d’un gramme. Et pour pou­voir rejoin­dre en un temps raisonnable Prox­i­ma du Cen­tau­re, l’étoile la plus proche du Soleil, il est prévu de con­stru­ire sur Terre un réseau de fais­ceaux laser de 100 Gigawatts, accélérant pro­gres­sive­ment ces petites voiles à 20 % de la vitesse de la lumière, ce qui leur per­me­t­trait de quit­ter le Sys­tème solaire d’ici 2030 et de sur­v­ol­er Prox­i­ma Cen­tau­ri vers 2060.

Aurons-nous, d’ici la fin du siè­cle, des images détail­lées d’un autre Soleil et des planètes qui l’entourent ? Cela ne tient qu’à quelques pho­tons et un peu d’ingéniosité humaine…

Voile solaire du pro­jet Starshot propul­sée par ray­on laser (Crédit : M. Weiss).

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