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Industrie spatiale : Quelle place pour l’Europe face à la domination américaine ?

Jean-Marc Astorg
Jean-Marc Astorg
directeur de la stratégie du Centre national d'études spatiales
En bref
  • L’industrie spatiale européenne est aujourd’hui bien développée, tant dans le domaine des lanceurs et des satellites que dans celui des applications spatiales.
  • Face aux acteurs majeurs du secteur (États-Unis) l’Europe souffre de la fragmentation de son industrie et doit défendre son autonomie stratégique et renforcer ses capacités.
  • L’Europe souffre également d’un manque de financements privés dans le domaine spatial.
  • Environ 40 % du chiffre d'affaires de l’industrie spatiale européenne provient du secteur commercial, un pourcentage bien plus élevé qu’aux États-Unis.
  • L’Europe dispose d’atouts majeurs pour rester une grande puissance spatiale mondiale : un excellent système de formation, des industriels performants, etc.

Comment se développe l’industrie spatiale européenne et internationale aujourd’hui ?

Jean-Marc Astorg. L’in­dus­trie spa­tiale européenne est aujour­d’hui une indus­trie mature qui s’est con­sid­érable­ment dévelop­pée depuis les années 1970, tant dans le domaine des lanceurs et des satel­lites, que dans celui des appli­ca­tions spa­tiales – par exem­ple, dans l’u­til­i­sa­tion des don­nées d’ob­ser­va­tion de la Terre. Et ce pour dif­férents secteurs d’activités (mar­itime, mobil­ité, sécu­rité, envi­ron­nement, assur­ances et urban­isme, pour ne citer que quelques exem­ples). L’Europe maîtrise l’ensemble de la chaîne de valeur du spa­tial, à l’exception des vols habités autonomes. Par­mi les exem­ples bien con­nus, on peut citer Ari­ane­space pour les lanceurs, Air­bus Defence & Space et Thales Ale­nia Space pour les satel­lites. Ces entre­pris­es emploient en France env­i­ron 30 000 per­son­nes dans l’industrie man­u­fac­turière du spa­tial et 60 000 tous secteurs con­fon­dus, générant un chiffre d’affaires d’environ 10 mil­liards d’euros.

Le secteur spa­tial est aujourd’hui en pro­fonde et rapi­de trans­for­ma­tion sous l’effet de dif­férents facteurs :

  • l’arrivée d’entrepreneurs privés améri­cains qui ont su dévelop­per (avec l’aide de la NASA) de nou­veaux sys­tèmes spa­ti­aux (lanceurs, con­stel­la­tions) avec des moyens con­sid­érables et des méth­odes nou­velles. Le secteur mon­di­al spa­tial en est com­plète­ment boulever­sé et à mon avis, nous n’en sommes qu’au début ;
  • l’innovation tech­nologique (dig­i­tal­i­sa­tion, lanceurs réu­til­is­ables, con­stel­la­tions, intel­li­gence arti­fi­cielle) qui démoc­ra­tise l’utilisation des don­nées spa­tiales par une réduc­tion dras­tique des coûts ;
  • la mon­tée de la con­flict­ual­ité dans l’espace, qui est une con­séquence de l’utilisation accrue des moyens spa­ti­aux sur les théâtres d’opération ;
  • et enfin, la relance de l’exploration spa­tiale vers la Lune et Mars dans le con­texte d’une nou­velle course entre les États-Unis et la Chine, pour s’implanter cette fois durable­ment sur la Lune.

Dans ce con­texte, les États-Unis ont pris une avance con­sid­érable sur le reste du monde – à l’exception peut-être de la Chine – sur les lanceurs (Falcon9, Star­ship, New Glenn), les con­stel­la­tions de con­nec­tiv­ité (Star­link) et l’exploration habitée. Mais l’Europe reste au meilleur niveau mon­di­al en obser­va­tion de la Terre pour répon­dre à des enjeux économiques et climatiques.

Face à des acteurs com­plète­ment ver­ti­cal­isés, l’Europe souf­fre actuelle­ment d’une trop grande frag­men­ta­tion de son indus­trie, tou­jours seg­men­tée en secteurs indus­triels dis­tincts pour les lanceurs, les satel­lites, les appli­ca­tions et les opéra­teurs de télé­com­mu­ni­ca­tion. Cette sit­u­a­tion exige des mesures radicales :

  • La pre­mière est de défendre notre autonomie stratégique et la préférence européenne, de main­tenir notre pro­pre capac­ité de lance­ment de satel­lites, et de con­serv­er nos pro­pres moyens de communication.
  • La sec­onde est, bien sûr, d’augmenter ces capac­ités afin de pou­voir con­cur­rencer les entre­pris­es améri­caines telles que SpaceX.

Les acteurs historiques sont-ils aussi importants qu’avant ?

Nous assis­tons à l’émer­gence du « New­space » en Europe. Les start-ups qui sont financées prin­ci­pale­ment par des fonds privés et qui utilisent de nou­velles méth­odes de développe­ment sont donc plus agiles que les acteurs his­toriques. Il existe aujour­d’hui plusieurs cen­taines de start-ups établies en Europe, là encore, pour dif­férentes activ­ités : lance­ment, obser­va­tion et con­nec­tiv­ité. Mais ces start-ups n’ont été créées que depuis quelques années et n’ont pas encore la masse cri­tique néces­saire pour pou­voir résis­ter à la con­cur­rence américaine.

Une con­sol­i­da­tion entre acteurs his­toriques et nou­veaux entrants est inévitable, mais elle devra s’accompagner de mesures spé­ci­fiques de sou­tien à la crois­sance des meilleurs acteurs. L’in­vestisse­ment ini­tial dans les start-ups pose moins de prob­lèmes car des finance­ments sont disponibles, mais lorsqu’il s’agit de lever une cen­taine de mil­lions d’eu­ros, cela devient com­pliqué. Il y a un manque impor­tant de finance­ments privés en Europe par rap­port aux États-Unis. Ce qui est prob­a­ble­ment dû à un aspect cul­turel, dans la mesure où le cap­i­tal-risque est encore un con­cept plutôt américain.

Des restruc­tura­tions auront lieu, avec des regroupe­ments et des fusions, car il existe trop de frag­men­ta­tions en Europe dans le secteur spa­tial. Les marchés d’au­jour­d’hui sont des marchés mon­di­aux, il fau­dra donc une con­sol­i­da­tion impor­tante au niveau européen pour éviter que cer­taines entre­pris­es ne dis­parais­sent. Il con­vient égale­ment de men­tion­ner que l’in­dus­trie européenne est très sen­si­ble aux marchés : env­i­ron 40 % du chiffre d’af­faires de l’in­dus­trie spa­tiale européenne provient du secteur com­mer­cial. Ce chiffre est bien plus élevé qu’aux États-Unis.

Des perspectives d’avenir dans le domaine

Ain­si, les pro­jets d’au­tonomie stratégique en Europe seront cru­ci­aux, en par­ti­c­uli­er le développe­ment d’une con­stel­la­tion européenne de con­nec­tiv­ité. En ce sens, ces pro­jets devront être main­tenus dans tous les secteurs de l’espace.

Résoudre le prob­lème de l’in­vestisse­ment dif­féren­tiel entre les États-Unis et l’Eu­rope est égale­ment cru­cial ; les États-Unis dis­posent d’un bud­get pub­lic d’en­v­i­ron 70 mil­liards de dol­lars par an (bien que cela puisse chang­er avec la nou­velle admin­is­tra­tion Trump) alors qu’en Europe, il n’est que de 12 mil­liards de dol­lars par an.

Un service de télécommunication autonome et souverain

Nous pou­vons en ce sens men­tion­ner le pro­gramme IRIS², con­stel­la­tion européenne, dont le con­trat de con­ces­sion a été signé en décem­bre dernier entre la Com­mis­sion européenne et un con­sor­tium européen d’opérateurs de télé­coms (Eutel­sat, SES, His­pasat).  Cette nou­velle infra­struc­ture com­plétera la con­stel­la­tion de nav­i­ga­tion Galileo et le pro­gramme Coper­ni­cus d’observation de la Terre.

Il est aus­si pos­si­ble de men­tion­ner le pro­gramme d’exploration améri­cain Artemis, pour un retour durable sur la Lune, lancé par la pre­mière admin­is­tra­tion du prési­dent Trump. Il pour­rait toute­fois être remis en cause par sa nou­velle admin­is­tra­tion. Si le pro­gramme est mod­i­fié de manière sig­ni­fica­tive, cela aura inévitable­ment des con­séquences pour l’Eu­rope, qui y participe.

Dans son dis­cours d’in­vesti­ture en jan­vi­er, Trump a déclaré que l’Amérique devait planter son dra­peau sur Mars. Les États-Unis veu­lent donc don­ner la pri­or­ité à Mars et s’y ren­dre seuls. C’est une approche assez dif­férente du pro­gramme Artemis, qui  représente une col­lab­o­ra­tion internationale.

En fait, Star­ship (de SpaceX) devrait être util­isé pour envoy­er des son­des sur Mars au cours de cette décen­nie, afin d’y met­tre en place des expéri­ences. Les vols habités seront plus prob­a­bles au cours de la prochaine décen­nie, ce qui sig­ni­fie que peut-être en 2035, il y aura des Améri­cains sur Mars.

L’Europe suivra-t-elle le mouvement ?

En réal­ité, il n’y a aucun intérêt économique à se ren­dre sur la Lune ou sur Mars, même si cer­tains dis­ent qu’il y a des min­erais exploita­bles sur la Lune. À mon avis, la Lune n’est que l’objet d’une course géopoli­tique entre les États-Unis et la Chine.

Quant à Mars, la planète présente avant tout un intérêt sci­en­tifique. Nous devons nous ren­dre sur Mars, de préférence avec des son­des, pour com­pren­dre pourquoi l’eau a dis­paru de la planète rouge, pourquoi la Terre et Mars ont con­nu une crois­sance assez com­pa­ra­ble au début de leur évo­lu­tion ou encore pourquoi Mars est dev­enue une planète inhab­it­able alors que la vie a pu se dévelop­per sur Terre. N’y a‑t-il jamais eu de la vie sur Mars ? Ce sont des ques­tions sci­en­tifiques, et nous n’avons pas besoin d’en­voy­er des humains sur la planète pour y répon­dre. La vision d’Elon Musk est de faire de l’Homme une espèce mul­ti­plané­taire, une vision qui n’est cepen­dant pas néces­saire­ment partagée par les États-Unis, et cer­taine­ment pas par l’Europe.

En résumé, nous avons tous les atouts en Europe pour rester dans le pelo­ton de tête des puis­sances spa­tiales mon­di­ales : un excel­lent sys­tème de for­ma­tion, des indus­triels per­for­mants, une recherche académique au meilleur niveau mon­di­al et des infra­struc­tures spa­tiales per­for­mantes (lanceurs, satel­lites, moyens sol). Nous devons égale­ment défendre les valeurs qui nous sont chères : la pro­tec­tion de la planète, la lutte con­tre le change­ment cli­ma­tique et l’adap­ta­tion à ce change­ment, la con­fi­ance dans la sci­ence ou la coopéra­tion inter­na­tionale pour un monde plus sûr. L’Europe s’est aus­si con­stru­ite sur ces valeurs. Et dans le futur, il est impor­tant que nous les préservions.

Propos recueillis par Isabelle Dumé

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