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Ariane 6 : les enjeux d’un succès stratégique pour l’Europe

Lionel Suchet
Lionel Suchet
président directeur général du CNES
En bref
  • Le lancement réussi d’Ariane 6 en mars 2025 marque le retour de la pleine autonomie d’accès à l’espace pour l’Europe et ses avancées vers une plus grande souveraineté.
  • L’Europe, qui a pris du retard par rapport aux États-Unis en matière de lanceurs réutilisables, y travaille notamment à travers les démonstrateurs Callisto et Themis.
  • Le Centre spatial guyanais permet aujourd’hui à la France de disposer d’un site stratégique, et des programmes de modernisation devraient aboutir en 2026.
  • La logique européenne du développement spatial se distingue de celle des États-Unis par son approche raisonnée et raisonnable, notamment à travers la constellation IRIS².
  • La question de l’utilisation du nucléaire dans le domaine spatial en Europe se pose aux décideurs politiques, qui devront trancher au niveau européen.

Les retards accu­mulés par Ari­ane 6 et les échecs de lance­ment du lanceur léger Vega‑C avaient privé l’Europe d’un accès autonome à l’espace, stratégique pour la recon­quête de sa sou­veraineté. Lionel Suchet, prési­dent directeur général par intérim du Cen­tre nation­al d’études spa­tiales (CNES), revient sur le lance­ment réus­si d’Ariane 6 en mars 2025 et des­sine les per­spec­tives sur la ques­tion des lanceurs en Europe.

Le 6 mars 2025, Ariane 6 réussissait son premier vol commercial, très attendu. Quels étaient les enjeux de ces vols ?

Lionel Suchet. Ce suc­cès s’inscrit dans la lignée du vol inau­gur­al d’Ariane 6, en juil­let 2024, qui avait déjà été une réus­site qua­si totale. La désor­bi­ta­tion du troisième étage, qui n’avait pas pu être effec­tuée lors de ce pre­mier vol de qual­i­fi­ca­tion, a été pleine­ment réal­isée en mars 2025. Il s’agit là d’une par­tic­u­lar­ité d’Ariane 6 par rap­port à Ari­ane 5 : dans une logique de développe­ment durable, le dernier étage est en effet redirigé vers l’atmosphère pour être désintégré.

Les enjeux étaient con­sid­érables pour l’Europe. D’abord, parce que ces vols, aux­quels nous pou­vons ajouter le retour en vol de Vega‑C, mar­quent le retour de la pleine autonomie d’accès à l’espace pour le continent.

Ensuite, parce que le pre­mier vol com­mer­cial d’Ariane 6 a per­mis le lance­ment du satel­lite d’observation mil­i­taire CSO‑3 (N.D.L.R. : troisième et dernier satel­lite du pro­gramme MUSIS, qui mar­que l’achèvement du cycle de renou­velle­ment des capac­ités spa­tiales mil­i­taires prévu par la loi de pro­gram­ma­tion mil­i­taire 2024–2030), et ce alors que le prési­dent de la République dis­cu­tait avec ses homo­logues à Brux­elles de la sou­veraineté européenne.

Enfin, d’un point de vue com­mer­cial, parce que les car­nets de com­mande d’Ariane 6 sont pleins, avec des clients aus­si bien européens qu’extra-européens, en par­ti­c­uli­er améri­cains, qui souhaitaient ne pas s’appuyer sur les seuls moyens de SpaceX. Nous avons fait la démon­stra­tion qu’Ariane 6 était digne de con­fi­ance à un moment cru­cial de l’histoire de la com­péti­tion inter­na­tionale dans le champ spatial.

L’Europe a pris beaucoup de retard par rapport aux États-Unis sur la question des lanceurs réutilisables. Où en est-elle aujourd’hui ?

C’est en effet une ques­tion très impor­tante, pour des raisons évi­dentes de coût et de développe­ment durable. Nous y tra­vail­lons depuis plusieurs années au tra­vers des démon­stra­teurs Cal­lis­to et Themis et aujourd’hui, nous n’avons plus de mur tech­nologique devant nous. Les pre­miers lance­ments vont avoir lieu très rapi­de­ment : d’abord à faible alti­tude dès l’année prochaine, puis des vols plus loin­tains, jusqu’au vol récupérable à l’horizon 2030.

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Mais il faut garder en tête qu’il ne s’agit pas seule­ment de maîtris­er la réu­til­is­abil­ité du lanceur d’un point de vue tech­nologique : cela néces­site aus­si une évo­lu­tion en pro­fondeur de l’outil indus­triel. Aujourd’hui, celui-ci est dimen­sion­né pour pro­duire une douzaine de lanceurs Ari­ane 6 par an. Avec l’avènement d’un lanceur réu­til­is­able, le nom­bre de lanceurs pro­duits chaque année dimin­uera mécanique­ment. On com­prend bien alors que c’est tout le mod­èle économique et indus­triel ain­si que toute la courbe d’apprentissage qui sont impactés. Les indus­triels y tra­vail­lent, et nous les accompagnons. 

L’autonomie d’accès à l’espace passe aussi par une base de lancement souveraine… La France dispose du Centre spatial guyanais (CGS), qui est en cours de modernisation. En quoi consistent les évolutions apportées au site ?

L’Europe, et au sein de l’Europe la France en par­ti­c­uli­er, ont des out­ils, des com­pé­tences et des sites excep­tion­nels : le CSG en est un, du fait de son emplace­ment unique au monde. Sa prox­im­ité avec l’Équa­teur donne l’opportunité, pour les lance­ments vers l’est, de tir­er un prof­it max­i­mal de l’effet de fronde lié à la rota­tion de la Terre sur elle-même. Son implan­ta­tion sur la façade atlan­tique per­met égale­ment de ne pas sur­v­ol­er de ter­res, et donc de poten­tielles habi­ta­tions, lorsque nous tirons vers le nord ou l’est. La base est de plus à l’abri des phénomènes météorologiques majeurs comme les cyclones. 

Nous dis­posons donc d’un site très stratégique. Les pro­grammes de mod­erni­sa­tion, démar­rés il y a 2–3 ans et qui devraient aboutir en 2026, visent à la fois à ren­dre la base plus sobre énergé­tique­ment, à aug­menter les cadences, à pou­voir opér­er des lanceurs dif­férents, Ari­ane 6, Vega‑C bien sûr, mais aus­si les démon­stra­teurs réu­til­is­ables et des mini et micro-lanceurs, comme le lanceur léger par­tielle­ment réu­til­is­able Maia qui est en cours de développe­ment. L’objectif est de faire du cen­tre un port véri­ta­ble­ment multi-lanceurs.

Les États-Unis ont effectué 156 lancements en 2024, dont 132 par le Falcon 9 de SpaceX. L’ensemble de lancement de Kourou est dimensionné pour 12 lancements annuels d’Ariane 6. Cette cadence suffira-t-elle à couvrir les besoins européens ?

En effet, la com­para­i­son peut inter­peller… Il faut toute­fois pren­dre en con­sid­éra­tion plusieurs élé­ments. Nous pou­vons d’abord envis­ager d’augmenter la cadence, c’est tou­jours pos­si­ble. Mais il faut surtout not­er que les logiques spa­tiales européennes et améri­caines sont tout à fait dif­férentes. Les États-Unis veu­lent occu­per le ter­rain dans tous les sens du terme : pos­er le pied sur Mars, implanter des bases lunaires, mul­ti­pli­er les satel­lites en orbite, fournir des ser­vices com­mer­ci­aux de com­mu­ni­ca­tion à l’ensemble du globe, etc. Cela con­duit notam­ment aux méga-con­stel­la­tions d’Elon Musk. Rap­pelons-nous qu’il n’y a pas si longtemps, seule­ment 2 000 satel­lites orbitaient autour de la Terre. Aujourd’hui, on en compte 9 000, dont 7 000 satel­lites de Star­link, qui envis­age d’aller jusqu’à 40 000. L’Europe, en par­al­lèle, a une logique tout à fait dif­férente de développe­ment du spa­tial, qu’elle veut à la fois raison­né et raisonnable. Répon­dre à nos besoins dans les années qui vien­nent, c’est donc déploy­er quelques cen­taines de satel­lites tout au plus, en par­ti­c­uli­er la con­stel­la­tion IRIS², signée par la Com­mis­sion européenne en fin d’année dernière qui en comptera 300. Les capac­ités européennes de lance­ment pour­ront y suffire.

L’Agence spatiale européenne (ESA) se penche sur l’utilisation du nucléaire, déjà opérationnelle sur les missions américaines, à la fois pour l’alimentation des systèmes spatiaux et pour la propulsion. Quelle est la position du CNES à ce sujet ?

L’utilisation du nucléaire con­tribuerait à notre sou­veraineté dans le domaine spa­tial, car cer­taines appli­ca­tions ne peu­vent se con­tenter de pan­neaux solaires : les instal­la­tions pérennes sur la Lune ou les mis­sions d’exploration du sys­tème solaire loin­tain, par exem­ple. La France, étant à la fois une grande puis­sance spa­tiale et une grande puis­sance nucléaire, a les capac­ités tech­nologiques et indus­trielles de dévelop­per aus­si bien de petits sys­tèmes type RHU (radioiso­tope heater unit) et RTG (radioiso­tope ther­mo­elec­tric gen­er­a­tor) pour pro­duire de la chaleur et de l’électricité, que des micro-cen­trales pour propulser des vais­seaux lourds ou pour pro­duire de l’énergie sur une éventuelle future base lunaire.

Mais d’autres ques­tions se posent. D’abord, la ques­tion de l’acceptation socié­tale de tels lance­ments, liée au ter­ri­toire de la Guyane, et ensuite une ques­tion budgé­taire : la qual­i­fi­ca­tion de Kourou, mais surtout le développe­ment des sys­tèmes deman­deront des investisse­ments financiers impor­tants –  plusieurs mil­liards d’euros pour les micro-cen­trales. Il fau­dra donc rechercher autant que faire se peut à mutu­alis­er appli­ca­tions civiles et mil­i­taires, mais aus­si ter­restres et spatiales.

Quelle pri­or­ité accorder à ce sujet dans le con­texte actuel, qui néces­site des investisse­ments impor­tants sur de nom­breux plans ? C’est une ques­tion que les décideurs poli­tiques devront tranch­er au niveau européen.

Propos recueillis par Anne Orliac
1Crédits : Maque­tte de la fusée Ari­ane 5, célèbre lanceur spa­tial, au musée de l’Air et de l’Espace à l’aéro­port du Bour­get, près de Paris – juin 2023, Flo­rence Piot

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