La mission JUICE (Jupiter Icy Moons Explorer) de l’Agence spatiale européenne a été lancée le 14 avril à bord d’une fusée Ariane 5 depuis Kourou, en Guyane française. La mission a pour but de tester les conditions qui auraient pu conduire à l’émergence d’environnements habitables sur trois des quatre lunes gelées de Jupiter (Europa, Ganymède et Callisto, qui possèdent toutes des océans). Elle devrait atteindre la géante gazeuse en juillet 2031. JUICE sera le premier vaisseau spatial à se mettre en orbite autour d’une lune du système solaire externe et arrivera en décembre 2034 sur l’orbite de Ganymède, qui est la seule lune du Système solaire à posséder un champ magnétique.
Olivier La Marle, responsable des programmes Sciences de l’Univers au CNES, nous raconte l’histoire du développement de la mission et le rôle du CNES dans ce projet.
Au CNES, nous ne faisons pas de science en tant que telle, mais nous sommes chargés d’assurer la participation française aux missions spatiales internationales. En retour, les scientifiques français ont accès aux données obtenues lors de ces missions et peuvent ensuite publier des articles dans des revues scientifiques. Ces chercheurs ne sont pas issus du CNES, mais de laboratoires du CNRS, du CEA et des universités, par exemple. Ils sont motivés par leurs propres priorités de recherche – priorités qui sont communiquées et affinées lors d’exercices réguliers de prospective menés de manière coordonnée par leurs organismes de recherche et par le CNES. L’objectif de ces exercices est d’identifier les projets qui méritent un investissement futur, puis de les aider à être sélectionnés par les grandes agences.
La communauté scientifique étant internationale par nature, nous collaborons avec d’autres grandes agences spatiales – telles que l’ESA, la NASA, l’Agence spatiale chinoise (CNSA), l’Agence japonaise d’exploration aérospatiale (JAXA), et bien sûr les autres agences nationales européennes. Nous décidons ensemble quel pays sera responsable de quoi. Ces collaborations sont nécessaires car les missions de grande envergure comme JUICE ne peuvent pas être financées par le seul budget du CNES, ni par la communauté spatiale française en général. La façon la plus classique d’organiser de telles missions est de confier à chaque pays la tâche de développer et de construire une partie de l’instrumentation scientifique qui sera embarquée. Le rôle du CNES dans cette phase est de positionner la contribution de la France aux instruments en fonction de nos domaines d’excellence nationaux.
Des missions très complexes
Le développement de ces grandes missions scientifiques implique toute une série de tests, de modélisations et de simulations pour aider à définir et à développer une mission réaliste qui puisse être lancée. Le rôle des scientifiques est essentiel dans cet exercice, car eux seuls peuvent conseiller les agences et leurs partenaires industriels pour converger vers une mission faisable tout en gardant un intérêt scientifique suffisant. S’accrocher à des objectifs inatteignables ne peut que conduire à une impasse et à l’abandon de la mission.
Notre rôle ici s’étend du soutien financier et technique envers nos laboratoires nationaux, à la coordination avec les agences spatiales partenaires et, en fin de compte, à la préparation de l’exploitation des énormes quantités de données qui seront obtenues. Il s’agit de développer des modèles, des simulations et des logiciels extrêmement fiables pour interpréter l’énorme quantité d’images et de spectres qui en résulteront – par exemple, pour Euclid1, une autre mission de l’ESA, des images d’un milliard de pixels seront obtenues toutes les dix minutes. Ces données devront également être combinées avec celles des télescopes existants, comme le télescope James Webb.
Il y a beaucoup de travail préparatoire nécessaire et une émulation scientifique certaine – les chercheurs qui publieront leurs résultats en premier seront les plus visibles.
Si une mission d’une autre agence n’est pas sur la liste des plus fortes priorités des scientifiques français, nous travaillerons sur une contribution instrumentale plus modeste. Au contraire, sur des missions spatiales telles que JUICE, nous sommes fortement impliqués, étant entièrement responsables de l’un des 10 instruments qu’il embarque. Il s’agit du spectromètre infrarouge, un instrument de grande taille, compliqué et coûteux. Nous avons également contribué au développement d’une demi-douzaine d’autres instruments. Ce n’est pas loin d’être la contribution la plus grande de tous les pays européens.
Les composants des autres instruments ont été fournis par d’autres agences européennes, en plus de la NASA et de la JAXA. Il s’agit notamment d’une caméra optique, de divers spectromètres, d’un altimètre, d’un radar, de détecteurs de particules et d’un magnétomètre.
En tant que responsable du thème astrophysique au CNES à l’époque, mon rôle a notamment été de définir et de mettre en place les contributions françaises à Euclid et aussi à SVOM (mission conjointe franco-chinoise dédiée à la détection et à l’étude détaillée de phénomènes connus sous le nom de sursauts gamma, qui sera lancée en 2024). Pour Euclid, cela s’est traduit par de nombreuses réunions avec le CNRS, le CEA, ainsi qu’avec les principales agences impliquées (l’ESA, l’Agence spatiale italienne et l’Agence spatiale britannique notamment). Pour SVOM, nous avons collaboré avec la CNSA, ce qui a nécessité de nombreux déplacements à Shanghai et Pékin pour se mettre d’accord sur un texte reprenant les contributions de chacun. Cela va jusqu’à savoir combien de scientifiques français ou chinois seront auteurs des publications scientifiques qui en résulteront. La question du budget est bien sûr essentielle : combien coûtera la contribution française, et aurons-nous les ressources nécessaires ?
Une agence spatiale nationale et un centre technique
La France a la particularité d’avoir une agence spatiale nationale qui dispose également d’un centre technique. En effet, nous pouvons nous targuer d’avoir des ingénieurs expérimentés qui savent mener à bien des missions spatiales et qui ont construit des satellites de A à Z. Lorsque nous décidons de contribuer à une mission, nous savons que nous disposons d’un vivier d’ingénieurs du CNES qui prendront en charge les aspects techniques ou les confieront à des laboratoires du CNRS ou du CEA intéressés par la mission, en leur apportant un soutien financier et technique. Contrairement à d’autres pays européens, la France n’a pas nécessairement besoin de passer un contrat avec l’industrie pour réaliser une étude préliminaire.
Le spectromètre infrarouge que nous avons développé pour JUICE est le résultat de plus de 15 ans de développement technique.
Nous travaillons sur un horizon temporel relativement long lorsque nous élaborons nos stratégies, car les missions actuellement en préparation et auxquelles nous participons seront lancées dans les années 2030. L’un des domaines sur lesquels nous œuvrons est la miniaturisation : lorsque nous envoyons des sondes dans l’espace, l’un des principaux problèmes est la masse de la charge utile. Sur une sonde comme JUICE, par exemple, plus de 90 % de la masse provient du corps du satellite lui-même et du carburant utilisé pour le propulser. Les instruments embarqués ne doivent donc pas peser plus de quelques dizaines de kilogrammes. Par rapport à un équipement de laboratoire standard, c’est très léger : il est difficile de fabriquer un analyseur de spectre ou un spectromètre infrarouge résistant aux conditions extrêmes de l’espace qui tienne dans un petit espace et qui est limité en masse.
Le spectromètre infrarouge que nous avons développé pour JUICE pèse 40 kg environ et est le résultat de plus de 15 ans de développement technique en collaboration avec les chercheurs de l’Institut d’Astrophysique Spatiale d’Orsay, experts dans ce domaine.
Une mission de la plus haute importance
La mission JUICE a été reconnue par les autorités et les chercheurs comme étant de la plus haute importance. Certaines lunes de Jupiter ont des croûtes de glace sous lesquelles se trouvent peut-être des océans liquides qui pourraient bénéficier de conditions tempérées. Bien que nous ne puissions pas voir ce qui se trouve sous la glace, les instruments embarqués nous permettront de sonder cet environnement et d’en analyser la composition. La communauté scientifique a été très enthousiasmée face à cette perspective et le projet a été identifié très tôt comme une priorité absolue. Il a d’ailleurs été sélectionné par l’ESA en 2012, devançant deux autres candidats : l’Advanced Telescope for High Energy Astrophysics (ATHENA) et le New Gravitational Wave Observatory (NGO, plus tard rebaptisé LISA) – ultérieurement retenus eux aussi. Il s’agit également de la première sonde de classe L dans le cadre du programme Cosmic Vision 2015–2025 de l’ESA.
En fin de compte, JUICE nous aidera à comprendre si les conditions sur les lunes de Jupiter sont, ou furent, potentiellement favorables à la vie. La structure interne, le magnétisme, la présence d’un sol rocheux au fond des océans liquides, son apport en sels minéraux, l’épaisseur et la topologie des croûtes glacées, la présence de poches d’eau, les effets sismiques provoqués par l’énorme masse de Jupiter, sans oublier l’étude de la géante elle-même et de son atmosphère, ne sont que quelques-uns des résultats attendus de la mission.
Pourquoi les lunes de Jupiter ont-elles une croûte glacée alors que les lunes des autres planètes de notre système solaire n’en ont pas ? Pourquoi certaines ont-elles une atmosphère de CO2 et d’autres d’azote ou de méthane, alors qu’elles se sont toutes formées dans la même bouillabaisse initiale ? Pourquoi ont-elles évolué de manière complètement différente et qu’est-ce qui a alimenté cette évolution ? Est-ce l’effet des champs magnétiques ou l’effet de marée de Jupiter ? JUICE répondra à toutes ces interrogations, qui demeurent actuellement sans réponse.
La possibilité de trouver des formes de vie ailleurs est bien sûr fascinante. Plus globalement, chaque fois que nous visitons des objets du Système solaire, nous découvrons que chacun d’entre eux est unique. Les découvertes de JUICE ne nous décevront pas à cet égard.
Propos recueillis par Isabelle Dumé
Références
https://www.esa.int/Science_Exploration/Space_Science/Juice