LGV : développer le train préserve-t-il toujours l’environnement ?
- Le Grand Projet Ferroviaire du Sud-Ouest, qui vise à relier Bordeaux à Toulouse grâce à des Lignes à Grande Vitesse (LGV), suscite un débat.
- Si le train est un moyen de transport écologique, les conséquences environnementales et économiques de la construction des infrastructures du projet soulèvent des questions.
- Parmi les externalités négatives du projet figure la déforestation (environ 4 800 hectares de terres) avec des impacts significatifs sur l’environnement.
- Le projet permettrait néanmoins un gain de temps précieux sur le plan économique et une incitation au report modal équivalent à moins de 2,3 millions de tonnes équivalent pétrole sur 50 ans.
- En définitive, le projet constitue un défi complexe car les arguments des deux camps sont valables, mais impliquent de faire des choix politiques majeurs.
Le Grand Projet Ferroviaire du Sud-Ouest (GPSO) continue de faire son chemin malgré les oppositions. Les travaux dans le sud de Bordeaux ont débuté dans l’optique de lier la préfecture de la Nouvelle-Aquitaine à Toulouse par une ligne à grande vitesse (LGV). À terme, le projet donnera la possibilité de passer d’une ville à l’autre en à peine 1 h 05 (1 h 20 avec arrêts), mais aussi de relier Toulouse à Paris (en passant par Bordeaux) en environ 3 h 251 — cela permettra donc un gain de temps compris entre 49 minutes et 56 minutes.
Des voix écologistes s’opposent à ce projet alors même que le train fait parie des mobilités à privilégier pour la transition environnementale. Un fait facilement vérifiable à l’aide de l’outil Mon impact transport de l’ADEME. Le TGV émet 2,93 gCO₂eq par kilomètre, la voiture thermique, elle, en émet 218 gCO₂eq, soit presque 75 fois plus. Un voyage Toulouse-Bordeaux en TGV, d’après cet outil, correspond à une émission de 0,77 kgCO₂eq, pour 53,4 kgCO₂eq en voiture2.
Nous avons essayé de comprendre pourquoi des écologistes pouvaient s’opposer au développement du train. La raison est que le mode de calcul des émissions omet celles provenant de la construction des infrastructures. Pour atteindre une vitesse allant jusqu’à 320 km/h, par exemple, des contraintes s’imposent. Les lignes doivent éviter des virages trop brusques, ou des pentes trop importantes, limitant ainsi la possibilité de contourner des zones naturelles, et nécessitant de nouvelles infrastructures. Ce n’est donc pas le train en tant que tel qui est contesté, mais plutôt l’ampleur des travaux et les conséquences de leur construction. Le GPSO soulève donc une question essentielle : comment un projet d’une telle envergure est-il valorisé pour justifier son coût et ses impacts environnementaux ?
Valorisation socio-économique et impact écologique
Le GPSO représente un investissement de 14,3 milliards d’euros3 (estimation des coûts en 2021), dont 10,3 milliards sont consacrés à la ligne Bordeaux-Toulouse. Ce sont 418 km de lignes4 qui doivent être construites d’ici 2035 – 252 km pour relier Bordeaux à Toulouse, le reste étant dans le prolongement des lignes vers Dax et, à terme, vers l’Espagne. Pour valoriser un tel projet en termes de bénéfices/coûts, un rapport d’évaluation socio-économique des investissements publics5 est établi. Patricia Perennes, économiste spécialisée dans les transports et consultante pour le cabinet Trans-Missions, a travaillé au Réseau Ferré de France (RFF) et se questionne sur ce type d’évaluations. « Le rapport Quinet fait l’énorme travail de synthétiser tout ce qui se fait dans la recherche internationale. Il propose des méthodes de valorisation des externalités d’investissement publiques, explique-t-elle. Pour les infrastructures de transports, chaque externalité, positive comme négative, est convertie en valeur monétaire. » Ainsi, une sorte de balance entre la valeur du positif et celle du négatif se forme, et permet de valider un projet d’investissement.
« Il y a des externalités plus simples à valoriser, comme la quantité de CO₂ qu’un projet émettra, le coût de sa construction, ou le gain de temps qu’il offrira, poursuit l’économiste. Il y a aussi des externalités dont la valorisation peut être compliquée, comme la déforestation, ou la perturbation d’un écosystème. Dans ces cas, il y aura plutôt des mesures de compensations. Seulement, planter une forêt de sapins et couper des arbres pouvant être centenaires n’est pas réellement la même chose. » En l’occurrence, ce serait environ 4 800 ha de terres6 qui sont concernés — 770 ha pour Bordeaux-Sud Gironde, 2 330 ha pour Sud Gironde-Toulouse et 1 700 ha pour Sud Gironde-Dax. Un impact sur la biodiversité, malgré les mesures compensatoires, est donc indéniable.
Un rapport d’expertise7, réalisé par l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne, évalue les différents impacts de ce projet, les gains qu’il apportera, en le comparant avec un autre scénario dit « optimisé », lui-même réalisé par RFF. La différence est que l’optimisé se consacre à la rénovation et donc à l’utilisation des lignes déjà existantes. Ce scénario n’apportera pas le même gain de temps aux usagers — 19 minutes seront gagnées par rapport au flux actuel —, mais aura un impact environnemental et un coût bien moindre. La conclusion de ce rapport est assez parlante : « L’expertise a pu noter que, face à des impacts de nature différente, l’appréciation ne peut être que politique, car elle relève de l’adoption d’un système des valeurs ; elle échappe ainsi à la compétence et à la mission des experts. L’enjeu est d’opter pour la construction d’une ligne nouvelle entre Bordeaux et Toulouse ou pour lui préférer une requalification de la ligne existante. Il s’agit d’un enjeu de nature éminemment politique. »
La promesse du report modal
De l’autre côté de la balance, il y a les externalités positives du projet : « Pour les projets de TGV, le gain de temps est une question clef, précise Patricia Perennes. Il est par ailleurs valorisé assez cher, en particulier pour les professionnels. En 2010, par exemple, chaque heure gagnée par professionnel en Île-de-France était valorisée à 22 €. Et ce sont les chiffres de 2010, avec l’inflation, cela a sûrement augmenté. » Une autre part importante dans les externalités positives est le report modal. Il est estimé que, au travers des « reports du trafic de la route et de l’aérien vers le rail », le GPSO permettrait, « sur 50 ans […] une économie totale de plus de 2,3 millions de tonnes équivalent pétrole8 ». Un report assez conséquent représente aussi un intérêt fort en termes d’émissions de gaz à effet de serre, étant donné qu’en 2020, le transport routier représentait 94,7 % des émissions du secteur des transports, lui-même première source de GES en France9 (28,7 %).
Cet intérêt du report modal se concrétise également dans la libération des voies déjà existantes pour leur attribuer notamment du fret ferroviaire. Un argument également mis en avant pour un autre projet de LGV françaises, la ligne Lyon-Turin. L’ingénieur général des ponts et chaussées Christian Brossier écrivait dans son rapport, en 1998, que circulaient sur les lignes existantes dans les Alpes 100 trains de fret et entre 24 et 28 trains de voyageurs par jour. Pour autant, après de nombreux investissements dans la région, le nombre de trains n’a fait que baisser d’année en année, et a contrario le nombre de poids lourds, empruntant un des deux tunnels à leur disposition pour traverser les Alpes, reste assez stable10.
Avec les données de 1998, un calcul simple permet d’imaginer le potentiel du rail pour le transport transalpin en France : en supposant 100 trains par jour, chacun chargé de 30 conteneurs transportant environ 18 tonnes, et circulant 300 jours par an, 16 millions de tonnes de marchandises pourraient être acheminées annuellement. Et, comme la Suisse le fait, 2/3 des poids lourds seraient retirés de la route dans les Alpes du Nord (Fréjus et Mont-Blanc). En comparaison, en 2022, la part du rail dans le transport transalpin de marchandises en France ne représente que 9,6 %, soit 2,3 millions de tonnes, alors que 22 millions de tonnes sont transportées par la route. Ces chiffres mettent en évidence l’écart entre les capacités potentielles du rail et son exploitation réelle. C’est pourquoi les opposants aux projets auront tendance à privilégier des alternatives passant par un travail sur l’exploitation et la rénovation des lignes existantes pour en utiliser le meilleur de leur capacité. C’est d’ailleurs une question nationale qui est soulevée : comment la Suisse, avec un réseau de 3 265 km de voies ferrées, parvient-elle à faire circuler environ 15 000 trains par jour, alors que la France, avec ses 27 483 km, n’en fait circuler qu’un nombre équivalent ?
Finalement, comme le rappelle Patricia Perennes : « Il est certain qu’en parlant du flux sur ces nouvelles lignes, l’impact écologique sera bénéfique, mais en prenant en compte la phase de construction, le calcul est différent. » Et malgré le poids de cette phase de construction, la neutralité carbone du GPSO reste prévue pour 2056. Le dilemme de notre époque est donc incarné dans ce projet : concilier innovation, efficacité, et préservation de l’environnement n’est pas tâche facile.