Quelles sont les promesses de la sobriété énergétique ?
La sobriété énergétique se définit comme une façon de s’organiser pour répondre à ses besoins en modérant ses recours aux dispositifs énergétiques. Autrement dit, il s’agit de consommer moins pour faire mieux. D’abord, sur le plan écologique, diminuer nos consommations finales est une condition pour atteindre la neutralité carbone, en particulier si l’on veut basculer essentiellement vers les énergies renouvelables, comme le montrent les différents scénarios de RTE 1, de l’ADEME2 et de Negawatt3. Selon les scénarios, la consommation d’énergie devrait être réduite de 23% à 55% en 2050 par rapport à 2015 : pour tenir le cap de la transition énergétique et écologique, la sobriété semble difficilement contournable.
Mais la sobriété porte également d’autres promesses. Le réchauffement climatique constitue un problème parmi d’autres limites planétaires critiques que nous sommes en train de franchir : l’effondrement de la biodiversité, l’épuisement de certains matériaux rares… Chacun de ces problèmes renvoie à la question : où est la limite dans ce que nous pouvons produire et consommer pour préserver et vivre en harmonie avec le système Terre ? La transition énergétique et la « révolution verte » entrent aussi en collision avec les inégalités sociales : une étude montre que d’ici 20304, l’empreinte carbone des 1 % et des 10% les plus riches du monde serait respectivement 30 et 9 fois supérieures à celle compatible avec la limitation du réchauffement à 1,5 °C. Repenser les façons de consommer des populations plus aisées est donc une condition nécessaire à une transition plus « juste » : cette réduction des inégalités sociales fait d’ailleurs partie des objectifs de développement durable fixés par l’ONU.
Enfin, on observe que la sobriété énergétique est souvent créatrice de valeur quand elle est choisie : moins de pollution, la préservation des milieux naturels, des économies financières à redistribuer, le renforcement du lien social grâce à la mutualisation d’usages.
En quoi consiste la sobriété énergétique en termes concrets ?
Parmi elles, la sobriété « monitorée » correspond à une optimisation incrémentale des usages énergétiques individuels : mettre en place des éco-gestes, ou piloter les consommations, par exemple. Vient ensuite la sobriété « symbiotique », définie par la recherche d’une relation harmonieuse et de synergies avec l’environnement naturel : elle est expérimentée notamment dans les éco-hameaux ou dans les « low techs ». Des modes de vie plus simples, plus proches de la nature, et plus collectifs, y sont explorés. Enfin, la sobriété « gouvernée » concerne plutôt le réagencement des infrastructures, de sorte à ce qu’elles induisent mécaniquement des usages sobres : l’architecture des habitats ou les plans d’urbanisme peuvent ainsi être repensés pour favoriser le partage de services, ou proposer un dimensionnement plus adapté des appareils de production, des réseaux de transports. Ce sont trois façons très différentes d’arriver à la sobriété, mais dans les faits, elles sont souvent complémentaires.
En termes concrets, on peut commencer à questionner ses consommations ; « est-ce que j’en ai réellement besoin ? » ou « peut-on s’y prendre autrement ? ». Par exemple, diminuer le niveau de résolution des vidéos visionnées en ligne, débrancher les appareils électriques lorsqu’ils ne sont pas utilisés, sont de petites actions qui, sans modifier le confort, peuvent avoir un impact significatif lorsqu’elles sont agrégées. Autre exemple, l’Atelier des territoires dans la ville de Caen, en Normandie, expérimente depuis plusieurs année l’élaboration d’un projet de territoire impliquant les habitants et citoyens, aboutissant à tester des propositions de services urbains mutualisés tels que des jardins partagés.
Il ne faut pas oublier le rôle des entreprises dans tout cela : les acteurs de l’économie sociale et solidaire ou encore les coopératives portent des modèles économiques qui associent lucrativité limitée et création de valeur. Le réseau des « Licoornes », regroupant l’énergéticien Enercoop, l’opérateur téléphonique Telecoop, ou encore Label Emmaüs ou la NEF, constitue un exemple intéressant de développement de business intégrant un impératif de sobriété. Par exemple, Telecoop propose un abonnement facturé en fonction de la consommation réelle de données, mobiles, tout en incitant les consommateurs à modérer leurs usages numériques.
On observe aussi une éclosion d’initiatives portées par des collectifs ingénieurs, pour débattre ou expérimenter des solutions sobres. Dans les collectifs « Ingénieur-e‑s Engagé-e‑s » ou « Pour un réveil écologique » la sobriété rencontre une forte résonnance. Le LowTechLab ou le Campus de la Transition sont aussi des initiatives où s’expérimentent de nouvelles façons de combiner les expertises techniques et technologiques des ingénieurs, tout en réinventant des projets de « mieux-vivre » en relation plus harmonieuse avec la nature.
Comment se fait-il que cette notion rencontre autant d’opposition ?
Il me semble important de préciser que l’opposition à la sobriété énergétique se présente le plus souvent sous une forme de résistance passive, c’est-à-dire qu’on la prend finalement peu en considération. Dans les feuilles de route des politiques publiques, et parfois dans celles des entreprises, la sobriété est mentionnée mais ses modalités de mise en œuvre restent floues. La sobriété est en fait souvent confondue avec l’efficacité énergétique, qui désigne plutôt l’amélioration de la performance des technologies, comme l’isolation thermique des bâtiments. Mais des mesures d’efficacité seules entraînent potentiellement un « effet rebond » : les gains d’énergie permis par des technologies efficaces sont compensés par une augmentation des usages. Le pari de la technologie seule est donc très incertain.
Même si de plus en plus d’acteurs publics, privés et citoyens s’approprient la sobriété, le terme reste encore le « chiffon rouge » de la transition écologique, car il est connoté. Quand on parle de sobriété, certains entendent « restriction » ou « décroissance ». Il est vrai que la sobriété impose de penser une croissance limitée. Mais nous parlons ici de sobriété « choisie », d’une « dé-consommation intelligente » qui peut créer de la valeur économique, sociale, environnementale sur les territoires. C’est un discours qui a encore du mal à être entendu et compris.
Enfin, la sobriété peut amener des résistances si elle n’est définie que par des comportements individuels : des injonctions souvent contradictoires, entre consommer moins pour préserver l’environnement et consommer plus pour relancer l’économie, voire culpabilisatrices, peuvent freiner les efforts individuels. Le mouvement des gilets jaunes, ou encore le phénomène d’éco-anxiété, en sont une expression. La sobriété est une façon de s’organiser collectivement. C’est par ailleurs tout l’objet de notre recherche qui explore, à travers des études de cas, comment d’autres modes d’organisation sont possibles. Mais aller vers ces modes d’organisation nécessite parfois des renversements de paradigme, notamment dans les mentalités : nous ne sommes pas habitués à valoriser le fait de faire « moins », ou faire « juste assez ». Et pour que la sobriété opère un passage à l’échelle, d’autres renversements sont à penser : par exemple, quels modèles économiques, quelles politiques publiques pour la sobriété ? Tout reste à construire !