Hydrogène et ammoniac : un risque de fuites néfaste pour le climat
- L’hydrogène vert (produit par électrolyse de l’eau à l’aide d’énergies renouvelables) est considéré par l’UE comme un pilier de la transition énergétique.
- Pour sortir de la dépendance aux énergies fossiles russes, l’UE souhaite produire 9,6 millions de tonnes d’hydrogène vert d’ici 2030.
- Naturellement abondant dans l’atmosphère, ce n’est pas un GES, mais son augmentation accroît la concentration d’autres gaz, contribuant à augmenter l’effet de serre.
- L’économie de l’hydrogène repose sur un autre gaz : l’ammoniac.
- Or, l'utilisation d'ammoniac comme vecteur énergétique pose des défis majeurs en termes d'émissions de protoxyde d'azote, un puissant gaz à effet de serre.
- De nombreuses études insistent : il faut veiller à ne pas investir dans une fausse bonne solution pour le climat.
L’hydrogène vert – produit par électrolyse de l’eau à l’aide d’énergies renouvelables – est considéré par l’Union européenne (UE) comme un pilier de la transition énergétique. Depuis l’invasion de la Russie en Ukraine, l’UE a encore accéléré ses ambitions pour sortir de la dépendance aux énergies fossiles russes : d’ici 2030, les objectifs sont portés à 9,6 millions de tonnes d’hydrogène vert produit en UE, et 10 millions de tonnes importées (dont 40 % sous forme d’ammoniac)1. La combustion de l’hydrogène (H2) produit de l’eau et des oxydes d’azote, s’affranchissant ainsi du rejet de CO2 – un gaz à effet de serre (GES) – dans l’atmosphère.
En remplaçant les combustibles fossiles par de l’hydrogène vert, et en considérant les taux de fuite actuels, on réduit les émissions de CO2 de 94 %
Les effets de l’hydrogène sur le climat
L’hydrogène est naturellement abondant dans l’atmosphère. Il est le produit de la dégradation de certains composés chimiques atmosphériques et est également rejeté lors de la combustion d’énergies fossiles, des feux de forêt ou par des procédés géologiques. Environ 40 % de la concentration atmosphérique est due aux activités humaines2. L’hydrogène n’est pas un gaz à effet de serre. « Lorsque la concentration en hydrogène change, la chimie atmosphérique est perturbée et cela impacte indirectement la concentration en gaz à effet de serre », précise Fabien Paulot. Le mécanisme majeur est la destruction du radical hydroxyle (OH) par l’hydrogène. Celui-ci étant un puissant oxydant du méthane, sa diminution augmente alors la concentration du méthane – un puissant GES. La hausse de la concentration en hydrogène accroît également la quantité d’ozone troposphérique et de vapeur d’eau stratosphérique, contribuant à augmenter l’effet de serre.
Sous sa forme gazeuse, l’hydrogène peut être transporté sur de longues distances dans les réseaux de gaz déjà existants. Or, ces installations – ainsi que celles de production – enregistrent des anomalies, à l’instar des fuites massives de méthane observées par satellite depuis quelques années. Air Liquide, un producteur d’hydrogène, estime la perte d’hydrogène compressé (sous sa forme gazeuse) à 4,2 %. Le chiffre grimpe jusqu’à 20 % pour l’hydrogène transporté sous forme liquide3. « Contrairement au méthane, il n’est pas possible de mesurer l’hydrogène par satellite, commente Fabien Paulot. Ces estimations sont donc assez incertaines. En revanche, nous estimons que les technologies futures pourraient réduire les fuites. » Bien que la hausse de l’hydrogène augmentant l’effet de serre (voir encadré), ces fuites contrebalancent-elles ses effets positifs dans la transition énergétique ? « Cela paraît très peu probable », répond Didier Hauglustaine. Avec Fabien Paulot, il a co-écrit une publication sur le sujet parue en 2023 dans la revue Nature Communications Earth & Environment4. « En remplaçant les combustibles fossiles par de l’hydrogène vert, et en considérant les taux de fuite actuels, on réduit les émissions de CO2 de 94 %, renseigne Didier Hauglustaine. Pour l’hydrogène bleu, ces chiffres tombent à 70–80 %. Même en tenant compte des incertitudes actuelles, l’hydrogène reste un levier très intéressant pour réduire les retombées climatiques de l’énergie, en particulier pour le transport maritime, routier ou les industries lourdes. »
Mais l’économie de l’hydrogène repose sur un autre gaz important dans la chaîne de valeur : l’ammoniac. Il est en effet possible de transformer l’hydrogène (H2) en ammoniac (NH3). Ce dernier est ensuite soit brûlé pour fournir directement une source d’énergie ; soit converti à nouveau en hydrogène par craquage. Ces procédés sont maîtrisés et des navires naviguent déjà grâce à la combustion directe d’ammoniac. Dans un scénario de transition énergétique contenant le réchauffement climatique à 1,5 °C, l’Agence internationale des énergies renouvelables (IRENA)5 considère que l’hydrogène répondrait à 12 % de la demande mondiale en énergie en 2050. Dans ce scénario, un quart de l’hydrogène consommé dans le monde est issu du commerce international. De plus, 55 % est transporté sous forme d’hydrogène pur ou mélangé et 45 % par bateau, majoritairement sous forme d’ammoniac.
L’ammoniac, une fausse bonne solution ?
L’ammoniac est indispensable à une économie basée sur l’hydrogène. Or, le transport d’ammoniac (NH3) présente lui aussi des risques de fuite, aux effets bien plus délétères sur le climat. Certains composés issus de la combustion de NH3 sont de puissants GES, à l’instar du protoxyde d’azote (N2O) dont le potentiel de réchauffement est 265 fois plus élevé que celui du CO2. Dans un article publié dans la revue PNAS en novembre 20236, des scientifiques américains évaluent ce risque. L’ammoniac présentant des similitudes avec le méthane, ils utilisent par analogie les mêmes taux de fuite que ceux du méthane, mesurés par satellite. 0,5 à 5 % de l’ammoniac pourrait être perdu dans l’environnement sous la forme d’azote réactif. Ces pertes s’expliquent par les fuites mais aussi par la combustion de l’ammoniac : lorsqu’elle est incomplète, elle contribue à émettre de l’azote réactif dans l’atmosphère. Pour l’estimation la plus élevée (5 % de pertes), cela représente l’équivalent de la moitié de la perturbation climatique mondiale aujourd’hui créée par l’utilisation d’engrais azotés (l’équivalent de 2,3 Gt CO2 sont émis chaque année, soit 1/5ème des émissions du secteur agricole).
À cela s’ajoutent des réactions indésirables lors de la combustion de l’ammoniac. Si elles sont minimisées par les technologies récentes, elles existent toujours et génèrent notamment du N2O. Les auteurs de l’étude dans PNAS estiment que cet effet pourrait complètement contrebalancer les retombées positives de la transition énergétique, dépassant les retombées climatiques actuelles des combustibles fossiles comme le charbon. Même dans le meilleur cas (où il n’y aurait aucune fuite), l’équipe calcule que l’ammoniac a une empreinte carbone plus élevée que l’éolien ou l’énergie géothermale, mais comparable à celle de l’énergie solaire.
En 2022, une autre équipe scientifique évaluait les retombées d’une transition vers l’ammoniac pour décarboner le transport maritime7. Leur conclusion était similaire : de faibles fuites de N2O – lors de la combustion ou du transport – contrebalancent complètement les retombées climatiques d’une telle transition. « Ces estimations sont les premières réalisées, elles comprennent des incertitudes, car cette économie est encore très peu développée, elles forcent peut-être un peu le trait, commente Didier Hauglustaine. Mais elles sont cruciales : elles tirent la sonnette d’alarme sur l’ammoniac, dont les retombées sur le climat sont très significatives. » Or, l’ammoniac séduit le secteur maritime : il est relativement aisé de convertir un moteur thermique pour utiliser de l’ammoniac, et les fabricants préparent déjà des moteurs dédiés. Ces premières études démontrent l’importance de veiller à ne pas investir dans une fausse bonne solution pour le climat.
Anaïs Marechal
Découvrez notre numéro du 3,14, le magazine de Polytechnique insights, dédié à l’hydrogène. Disponible ici