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Aviation décarbonée : rêve d'Icare ou réalité ?

Comment le secteur de l’aviation pourrait-il respecter l’Accord de Paris ?

Jérôme Fontane, enseignant-chercheur au sein du Département Aérodynamique, Énergétique et Propulsion de l’ISAE-SUPAERO et Thomas Planès, doctorant à l'ISAE-SUPAERO
Le 25 octobre 2022 |
5 min. de lecture
FONTANE Jérôme
Jérôme Fontane
enseignant-chercheur au sein du Département Aérodynamique, Énergétique et Propulsion de l’ISAE-SUPAERO
PLANES Thomas
Thomas Planès
doctorant à l'ISAE-SUPAERO
En bref
  • Le secteur de l’aviation représente aujourd’hui 2,6 % des émissions mondiales de CO2, posant la question de la décarbonation.
  • Améliorer l’efficacité énergétique et utiliser des carburants bas-carbone pour la flotte sont des leviers majeurs de décarbonation.
  • Le scénario le plus optimiste se heurte néanmoins à la limite de la disponibilité des ressources en énergie.
  • Les effets non-CO2 sont un levier de réduction, mais ils ont un impact court-terme sur le climat contrairement au COqui réchauffe le climat sur le long terme.
  • Il faut aussi considérer d’autres enjeux environnementaux, tout en repensant certaines données socio-économiques comme l’usage de l’avion.

Com­ment le secteur de l’aviation peut-il respecter les objec­tifs de l’Accord de Paris ? Dans un rap­port paru fin 2021, l’Institut supérieur de l’aéronautique et de l’espace (ISAE-SUPAERO) dresse des scé­nar­ios prospec­tifs pour le secteur. En util­isant un out­il de mod­éli­sa­tion inno­vant, les auteurs appor­tent des esti­ma­tions chiffrées pour éclair­er le débat autour de la décar­bon­a­tion. Seule l’aviation com­mer­ciale – pas­sagers et fret – est con­sid­érée en rai­son de son poids dans l’empreinte cli­ma­tique : elle est respon­s­able de 88 % des émis­sions de CO2 de l’aviation en 20181.

Quel est le résul­tat prin­ci­pal que pointe votre étude ?

Jérôme Fontane : Aujourd’hui, le secteur de l’aviation représente 2,6 % des émis­sions mon­di­ales de CO2 et la crois­sance annuelle du traf­ic aérien est estimée à 3,1 % entre 2019 et 20502. Même avec les pro­jec­tions d’amélioration et de rup­ture tech­nologique les plus ambitieuses, il n’est pas pos­si­ble de respecter l’objectif de réchauf­fe­ment glob­al de 1,5 °C d’ici 2100 sans faire des choix : dimin­uer le taux de crois­sance du traf­ic aérien et/ou aug­menter la part du secteur dans le bud­get car­bone mondial.

Même avec les pro­jec­tions les plus ambitieuses, il n’est pas pos­si­ble de respecter l’objectif de réchauf­fe­ment glob­al de 1,5 °C d’ici 2100 sans faire des choix.

Si nous visons un objec­tif de 2°C, le résul­tat est plus nuancé. Nos mod­èles mon­trent qu’un scé­nario de décar­bon­a­tion ambitieux per­met de main­tenir le taux de crois­sance prévi­sion­nel du traf­ic aérien ain­si que la part du secteur dans le bud­get car­bone mon­di­al. Ce scé­nario implique des rup­tures tech­nologiques amélio­rant l’efficacité énergé­tique et une décar­bon­a­tion impor­tante grâce à l’utilisation de car­bu­rants bas-car­bone pour l’ensemble de la flotte. 

Vous évo­quez le bud­get car­bone, une notion clé dans vos scé­nar­ios prospec­tifs. Pou­vez-vous y revenir plus en détail ?

J.F. : Nous avons fait le choix de raison­ner en ter­mes de bud­get car­bone, con­traire­ment aux autres scé­nar­ios pub­liés avant notre étude. Le bud­get car­bone est la seule mesure sci­en­tifique per­ti­nente lorsqu’on tra­vaille sur les tra­jec­toires d’atténuation du change­ment cli­ma­tique, comme l’indique le GIEC.

Il cor­re­spond à la quan­tité cumulée max­i­male de CO2 que l’on peut émet­tre dans l’atmosphère avant d’atteindre la neu­tral­ité car­bone pour lim­iter le réchauf­fe­ment cli­ma­tique sous une tem­péra­ture don­née. Par exem­ple, nous cal­cu­lons3 que le bud­get car­bone médi­an mon­di­al entre 2020 et 2050 s’élève à env­i­ron 380 GtCO2 si nous souhaitons main­tenir le réchauf­fe­ment à 1,5°C. Il cor­re­spond à la quan­tité max­i­male d’émissions nettes de CO2 à ne pas dépass­er sur cette péri­ode. Pour un réchauf­fe­ment main­tenu à +2°C, cette valeur s’élève à 860 GtCO2

Qu’est-ce que cela sig­ni­fie con­crète­ment pour le secteur de l’aviation ?

Thomas Planès : Ce secteur est respon­s­able de 2,6 % des émis­sions anthropiques mon­di­ales. Si nous main­tenons cette part, il dis­pose d’un bud­get car­bone de 10 à 22,8 GtCO2 d’ici 2050, selon le niveau de réchauf­fe­ment visé (+1,5°C à +2°C, respectivement). 

Au sein des dif­férents scé­nar­ios que vous testez, le taux de décar­bon­a­tion de la flotte est le levi­er majeur de réduc­tion de l’empreinte car­bone. Pourquoi ?

T.P. : Le secteur de l’aviation a déjà beau­coup amélioré les autres fac­teurs, comme l’efficacité énergé­tique et le taux de rem­plis­sage. Le vecteur énergé­tique – le kérosène – n’a jamais changé, il est l’un des prin­ci­paux leviers de décar­bon­a­tion aujourd’hui. Dif­férentes pistes plus ou moins matures exis­tent : l’électricité, l’hydrogène et les car­bu­rants de syn­thèse (élec­tro-car­bu­rant ou bio­car­bu­rant). En 2018, les car­bu­rants alter­nat­ifs – presque exclu­sive­ment sous forme de bio­car­bu­rants – ne représen­taient que 0,004 % de la con­som­ma­tion de la flotte mondiale.

Est-il réelle­ment pos­si­ble de renou­vel­er les car­bu­rants utilisés ?

J.F. : Selon le scé­nario con­sid­éré, le taux de décar­bon­a­tion varie de 0 à 75 %. Il est prob­a­ble que la réal­ité se situera entre ces bornes. Le scé­nario le plus opti­miste se heurte néan­moins à une lim­ite : la disponi­bil­ité de la ressource en énergie. Nous avons éval­ué – au pre­mier ordre – que l’aviation représen­terait une part très sig­ni­fica­tive de la demande en 2050. Il faut donc garder en tête qu’un scé­nario opti­miste dans lequel toute la flotte est décar­bonée sup­pose d’orienter ces ressources vers l’aviation, au détri­ment d’autres secteurs. 

Une par­tie de la décar­bon­a­tion passe par l’amélioration de l’efficacité énergétique

T.P. : Il faut aus­si garder en tête qu’une par­tie de la décar­bon­a­tion passe par l’amélioration de l’efficacité énergé­tique. Cela con­cerne des amélio­ra­tions incré­men­tales (aéro­dy­namique, propul­sion, allège­ment des avions) et de rup­ture (archi­tec­tures inno­vantes). Les évo­lu­tions retenues dans nos scé­nar­ios sont réal­istes, mais le défi con­siste à pass­er à l’échelle. La rup­ture tech­nologique ne suf­fit pas à décar­bon­er sig­ni­fica­tive­ment : la vitesse de déploiement et de renou­velle­ment de la flotte est un paramètre très impor­tant, con­di­tion­né par la capac­ité de pro­duc­tion des indus­triels. Dans nos scé­nar­ios, nous avons retenu des gains annuels d’efficacité com­pris entre 1 et 1,5 % par an grâce au renou­velle­ment de la flotte.

Ces scé­nar­ios prospec­tifs ne con­sid­èrent que les rejets de CO2. Or, vous soulignez que les effets non-CO2 représen­tent env­i­ron les deux tiers de l’impact cli­ma­tique de l’aviation !

T.P. : Les émis­sions de CO2 sont les seules pour lesquelles nous dis­posons d’une métrique fiable – le bud­get car­bone – et elles sont assez bien quan­tifiées aujourd’hui. Ce n’est pas le cas des effets non-CO2 : leur impact sur le réchauf­fe­ment glob­al est encore très incer­tain. En rai­son de leur poids cli­ma­tique impor­tant, nous avons réal­isé une étude syn­thé­tique les inté­grant. Nous avons éten­du le bud­get car­bone en y inté­grant les effets non-CO2, et trans­for­mé les effets non-CO2 en équiv­a­lent CO2. Si nous con­sid­érons un scé­nario com­prenant des mesures d’atténuation de ces effets (mod­i­fi­ca­tion des tra­jec­toires de vol ou des moteurs par exem­ple), il est pos­si­ble de dimin­uer l’impact cli­ma­tique du secteur d’un fac­teur 3 d’ici 2050. C’est un levi­er majeur de réduc­tion, mais cela ne rend pas l’atténuation des émis­sions de CO2 inutile : les effets non-CO2 n’ont qu’un impact court-terme sur le cli­mat, con­traire­ment au CO2.

Par quoi com­mencer aujourd’hui pour décar­bon­er effi­cace­ment l’aviation ?

T.P. : Con­cer­nant les leviers tech­niques, il est indis­pens­able que la fil­ière de l’énergie se ren­force pour accélér­er la tran­si­tion vers des car­bu­rants alter­nat­ifs. La vitesse de renou­velle­ment de la flotte est égale­ment un levi­er à accroître aujourd’hui, si possible.

J.F. : Notre tra­vail mon­tre qu’aucun axe n’est pri­or­i­taire, il est néces­saire d’activer l’ensemble des leviers en par­al­lèle. Cette étude prospec­tive est le pre­mier rap­port académique sur le sujet, et nous nous sommes majori­taire­ment focal­isés sur les émis­sions de GES, une des seules métriques fiables à ce jour. Cela n’intègre pas cer­tains aspects de la tran­si­tion indis­pens­ables à pren­dre en compte. Je pense par exem­ple à d’autres enjeux envi­ron­nemen­taux comme le change­ment d’usage des sols et la disponi­bil­ité des ressources énergé­tiques. Beau­coup d’efforts restent aus­si à faire dans la sphère socio-économique, comme repenser l’usage de l’avion.

Propos recueillis par Anaïs Marechal
1Ste­fan Gössling and Andreas Humpe. The glob­al scale, dis­tri­b­u­tion and growth of avi­a­tion: Impli­ca­tions for cli­mate change. Glob­al Envi­ron­men­tal Change, 65:102194, 2020
2Air Trans­port Action Group, sep­tem­bre 2021, Way­point 2050
3À par­tir des bud­gets car­bone indiqués dans le rap­port spé­cial 1,5°C du GIEC

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