Comment le secteur de l’aviation peut-il respecter les objectifs de l’Accord de Paris ? Dans un rapport paru fin 2021, l’Institut supérieur de l’aéronautique et de l’espace (ISAE-SUPAERO) dresse des scénarios prospectifs pour le secteur. En utilisant un outil de modélisation innovant, les auteurs apportent des estimations chiffrées pour éclairer le débat autour de la décarbonation. Seule l’aviation commerciale – passagers et fret – est considérée en raison de son poids dans l’empreinte climatique : elle est responsable de 88 % des émissions de CO2 de l’aviation en 20181.
Quel est le résultat principal que pointe votre étude ?
Jérôme Fontane : Aujourd’hui, le secteur de l’aviation représente 2,6 % des émissions mondiales de CO2 et la croissance annuelle du trafic aérien est estimée à 3,1 % entre 2019 et 20502. Même avec les projections d’amélioration et de rupture technologique les plus ambitieuses, il n’est pas possible de respecter l’objectif de réchauffement global de 1,5 °C d’ici 2100 sans faire des choix : diminuer le taux de croissance du trafic aérien et/ou augmenter la part du secteur dans le budget carbone mondial.
Même avec les projections les plus ambitieuses, il n’est pas possible de respecter l’objectif de réchauffement global de 1,5 °C d’ici 2100 sans faire des choix.
Si nous visons un objectif de 2°C, le résultat est plus nuancé. Nos modèles montrent qu’un scénario de décarbonation ambitieux permet de maintenir le taux de croissance prévisionnel du trafic aérien ainsi que la part du secteur dans le budget carbone mondial. Ce scénario implique des ruptures technologiques améliorant l’efficacité énergétique et une décarbonation importante grâce à l’utilisation de carburants bas-carbone pour l’ensemble de la flotte.
Vous évoquez le budget carbone, une notion clé dans vos scénarios prospectifs. Pouvez-vous y revenir plus en détail ?
J.F. : Nous avons fait le choix de raisonner en termes de budget carbone, contrairement aux autres scénarios publiés avant notre étude. Le budget carbone est la seule mesure scientifique pertinente lorsqu’on travaille sur les trajectoires d’atténuation du changement climatique, comme l’indique le GIEC.
Il correspond à la quantité cumulée maximale de CO2 que l’on peut émettre dans l’atmosphère avant d’atteindre la neutralité carbone pour limiter le réchauffement climatique sous une température donnée. Par exemple, nous calculons3 que le budget carbone médian mondial entre 2020 et 2050 s’élève à environ 380 GtCO2 si nous souhaitons maintenir le réchauffement à 1,5°C. Il correspond à la quantité maximale d’émissions nettes de CO2 à ne pas dépasser sur cette période. Pour un réchauffement maintenu à +2°C, cette valeur s’élève à 860 GtCO2.
Qu’est-ce que cela signifie concrètement pour le secteur de l’aviation ?
Thomas Planès : Ce secteur est responsable de 2,6 % des émissions anthropiques mondiales. Si nous maintenons cette part, il dispose d’un budget carbone de 10 à 22,8 GtCO2 d’ici 2050, selon le niveau de réchauffement visé (+1,5°C à +2°C, respectivement).
Au sein des différents scénarios que vous testez, le taux de décarbonation de la flotte est le levier majeur de réduction de l’empreinte carbone. Pourquoi ?
T.P. : Le secteur de l’aviation a déjà beaucoup amélioré les autres facteurs, comme l’efficacité énergétique et le taux de remplissage. Le vecteur énergétique – le kérosène – n’a jamais changé, il est l’un des principaux leviers de décarbonation aujourd’hui. Différentes pistes plus ou moins matures existent : l’électricité, l’hydrogène et les carburants de synthèse (électro-carburant ou biocarburant). En 2018, les carburants alternatifs – presque exclusivement sous forme de biocarburants – ne représentaient que 0,004 % de la consommation de la flotte mondiale.
Est-il réellement possible de renouveler les carburants utilisés ?
J.F. : Selon le scénario considéré, le taux de décarbonation varie de 0 à 75 %. Il est probable que la réalité se situera entre ces bornes. Le scénario le plus optimiste se heurte néanmoins à une limite : la disponibilité de la ressource en énergie. Nous avons évalué – au premier ordre – que l’aviation représenterait une part très significative de la demande en 2050. Il faut donc garder en tête qu’un scénario optimiste dans lequel toute la flotte est décarbonée suppose d’orienter ces ressources vers l’aviation, au détriment d’autres secteurs.
Une partie de la décarbonation passe par l’amélioration de l’efficacité énergétique
T.P. : Il faut aussi garder en tête qu’une partie de la décarbonation passe par l’amélioration de l’efficacité énergétique. Cela concerne des améliorations incrémentales (aérodynamique, propulsion, allègement des avions) et de rupture (architectures innovantes). Les évolutions retenues dans nos scénarios sont réalistes, mais le défi consiste à passer à l’échelle. La rupture technologique ne suffit pas à décarboner significativement : la vitesse de déploiement et de renouvellement de la flotte est un paramètre très important, conditionné par la capacité de production des industriels. Dans nos scénarios, nous avons retenu des gains annuels d’efficacité compris entre 1 et 1,5 % par an grâce au renouvellement de la flotte.
Ces scénarios prospectifs ne considèrent que les rejets de CO2. Or, vous soulignez que les effets non-CO2 représentent environ les deux tiers de l’impact climatique de l’aviation !
T.P. : Les émissions de CO2 sont les seules pour lesquelles nous disposons d’une métrique fiable – le budget carbone – et elles sont assez bien quantifiées aujourd’hui. Ce n’est pas le cas des effets non-CO2 : leur impact sur le réchauffement global est encore très incertain. En raison de leur poids climatique important, nous avons réalisé une étude synthétique les intégrant. Nous avons étendu le budget carbone en y intégrant les effets non-CO2, et transformé les effets non-CO2 en équivalent CO2. Si nous considérons un scénario comprenant des mesures d’atténuation de ces effets (modification des trajectoires de vol ou des moteurs par exemple), il est possible de diminuer l’impact climatique du secteur d’un facteur 3 d’ici 2050. C’est un levier majeur de réduction, mais cela ne rend pas l’atténuation des émissions de CO2 inutile : les effets non-CO2 n’ont qu’un impact court-terme sur le climat, contrairement au CO2.
Par quoi commencer aujourd’hui pour décarboner efficacement l’aviation ?
T.P. : Concernant les leviers techniques, il est indispensable que la filière de l’énergie se renforce pour accélérer la transition vers des carburants alternatifs. La vitesse de renouvellement de la flotte est également un levier à accroître aujourd’hui, si possible.
J.F. : Notre travail montre qu’aucun axe n’est prioritaire, il est nécessaire d’activer l’ensemble des leviers en parallèle. Cette étude prospective est le premier rapport académique sur le sujet, et nous nous sommes majoritairement focalisés sur les émissions de GES, une des seules métriques fiables à ce jour. Cela n’intègre pas certains aspects de la transition indispensables à prendre en compte. Je pense par exemple à d’autres enjeux environnementaux comme le changement d’usage des sols et la disponibilité des ressources énergétiques. Beaucoup d’efforts restent aussi à faire dans la sphère socio-économique, comme repenser l’usage de l’avion.