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Les innovations « bas carbone » du fret maritime

Comment décarboner les ports de commerce

Gaëlle Gueguen Hallouët, professeure des universités à l'université de Bretagne Occidentale
Le 27 septembre 2022 |
5 min. de lecture
Cesar Ducruet
César Ducruet
directeur de recherche au CNRS et membre du laboratoire EconomiX (Paris-Nanterre)
Severine Julien
Gaëlle Gueguen Hallouët
professeure des universités à l'université de Bretagne Occidentale
En bref
  • Les ports émettent d’importantes quantités de gaz à effet de serre (GES) : le port de Rotterdam rejette par exemple 13,7 millions de tonnes de CO2 par an.
  • Les navires représentent 60 % des émissions des ports, suivis par le transport terrestre (30 %) et le terminal (10 %).
  • La décarbonation des ports se joue au niveau structurel (équipements) et logistique (organisation générale et flux).
  • L’Union Européenne, pionnière en matière de transition énergétique portuaire, a un rôle essentiel à jouer, car le droit européen est par nature contraignant pour tous les autres pays.

Infra­struc­tures incon­tourn­ables pour le fret mar­itime, les ports s’engagent dans la décar­bon­a­tion. Ce sont des espaces qui abri­tent de nom­breuses activ­ités – indus­trie, trans­port, tourisme – en con­tact direct avec la ville, et c’est cette prox­im­ité avec les habi­tants qui a longtemps poussé le secteur à œuvr­er en faveur de la réduc­tion des nui­sances sonores, olfac­tives, pol­lu­ants atmo­sphériques… Mais aujourd’hui les décideurs sont de plus en plus con­cernés par un type de nui­sance plus grave encore : les émis­sions de gaz à effet de serre (GES). 

Pour une transition écologique

« À tra­vers le monde, l’Europe est la région la plus en avance con­cer­nant la tran­si­tion énergé­tique des ports, avance César Ducruet, géo­graphe CNRS au lab­o­ra­toire Economix de l’Université Paris Nan­terre. De nom­breux pro­jets se con­cen­trent dans le Nord-Ouest, ils sont plus rares en Méditer­ranée. » En France, seuls les ports employ­ant plus de 250 salariés sont soumis à l’obligation d’évaluer leur empreinte car­bone. Pour­tant, d’autres intè­grent la tran­si­tion écologique dans leurs pro­jets stratégiques1.

« Les ports peu­vent con­train­dre les navires : après le 11 sep­tem­bre 2001, les États-Unis ont imposé des mesures de sûreté impor­tantes par la suite dif­fusées à tra­vers le monde, rap­pelle Gaëlle Guéguen-Hal­louët, pro­fesseure de droit pub­lic à l’Université de Bre­tagne Occi­den­tale. On peut espér­er observ­er le même phénomène avec la décar­bon­a­tion : depuis quelques années, nous con­sta­tons que les autorités por­tu­aires veu­lent être des moteurs pour la tran­si­tion écologique. » L’association inter­na­tionale des ports (IAPH) a par exem­ple mis en place en 2011 un indi­ca­teur envi­ron­nemen­tal (l’Environmental Ship Index) éval­u­ant les émis­sions des navires. Selon un seuil défi­ni par chaque port, les navires les moins pol­lu­ants peu­vent béné­fici­er de réduc­tions sur les droits de port. Si l’adhésion au dis­posi­tif est option­nelle, près de 7 000 navires y pren­nent part aujourd’hui.

Les facteurs d’émission de GES

Il est dif­fi­cile de quan­ti­fi­er pré­cisé­ment les émis­sions de GES des ports. Les con­tours géo­graphiques de la zone por­tu­aire vari­ent selon les esti­ma­tions, que ce soit en mer ou à terre, et les activ­ités indus­trielles (non liées au fret) sont par­fois compt­abil­isées. Pour l’Organisation mar­itime inter­na­tionale (OMI), la zone por­tu­aire com­mence là où le navire réduit sa vitesse en pleine mer pour entr­er en phase d’approche2. Les GES sont émis lors des manœu­vres des navires, du charge­ment et décharge­ment des marchan­dis­es à quai, des divers­es activ­ités por­tu­aires, du trans­port ter­restre, etc. Une récente analyse de l’organisation Trans­port & envi­ron­nement3 estime notam­ment que le port de Rot­ter­dam, le plus pol­lu­ant d’Europe, rejette 13,7 mil­lions de tonnes (Mt) de CO2 par an, suivi par ceux d’Anvers (7,4 Mt de CO2) et Ham­bourg (4,7 Mt de CO2) (con­tre un mil­liard pour l’ensemble du fret mar­itime, voir cet arti­cle). 

Les prin­ci­paux respon­s­ables ? Les navires. Ils émet­tent 10 fois plus de GES que les activ­ités por­tu­aires elles-mêmes4. Notons tout de même que les émis­sions des navires en zone por­tu­aire ne représen­tent que quelques pour­cents de leurs émis­sions totales5. Pour cer­tains, comme les chim­iquiers et les pétroliers, cette part est cepen­dant plus élevée et peut dépass­er 20 % de leurs émis­sions totales. « Les navires représen­tent 60 % des émis­sions du port, suiv­is par le trans­port ter­restre (30%) et le ter­mi­nal (10 %) », pré­cise César Ducruet.

Les navires représen­tent 60 % des émis­sions du port, suiv­is par le trans­port ter­restre (30%) et le ter­mi­nal (10 %).

Les leviers d’action de la décarbonation

La solu­tion ? « Le port idéal met­trait en œuvre tout un ensem­ble de mesures de réduc­tion ! », résume César Ducruet. À quai, les moteurs aux­il­i­aires brû­lent du car­bu­rant pour génér­er l’électricité néces­saire à bord du navire : refroidisse­ment des con­tain­ers, ou encore acti­va­tion des pom­pes et des grues pour le charge­ment de la marchan­dise. C’est le poste d’émissions le plus con­séquent (env­i­ron la moitié des émis­sions pour 4 ports étudiés6) : il représente 11 % des émis­sions mar­itimes glob­ales7. Le branche­ment élec­trique des navires à quai – disponible dans le port de Stock­holm depuis les années 1980 – per­met quant à lui la mise à l’arrêt des moteurs aux­il­i­aires. Les émis­sions sont alors directe­ment liées au mode de pro­duc­tion de l’électricité. Plusieurs régle­men­ta­tions poussent donc les ports à s’équiper : l’Union européenne impose notam­ment l’installation de branche­ments à quai d’ici 2025. En 2020, 66 ports dans 16 pays dif­férents pro­po­saient déjà ce ser­vice8, dont 8 ports majeurs9

Le trans­fert des marchan­dis­es est un autre levi­er majeur de décar­bon­a­tion. Les navires sec­ondaires trans­portant les marchan­dis­es des ports inter­na­tionaux à domes­tiques, les engins de manu­ten­tion ou encore les camions sont en effet des postes impor­tants d’émissions de GES10. L’utilisation de GNL pour le matériel de manu­ten­tion offre par exem­ple l’opportunité de réduire de 25 % les émis­sions por­tu­aires de GES11. L’électrification des engins de manu­ten­tion per­me­t­trait, elle, de réduire les émis­sions de CO2 des ports améri­cains de 27 à 45% d’ici 205012. L’électrification des trains et des poids lourds offre enfin un poten­tiel de réduc­tion de 17 à 35 % au même hori­zon. « 75 % du trans­port de marchan­dis­es en Europe se fait par la route, pour le Havre ce chiffre s’élève à 90 %, appuie César Ducruet. Le poten­tiel de décar­bon­a­tion est donc majeur. »

Dernière piste : les mesures organ­i­sa­tion­nelles et tech­niques. Le cal­cul est sim­ple : en réduisant le temps passé à quai, les émis­sions issues des moteurs aux­il­i­aires des navires sont directe­ment dimin­uées. Au port de Syd­ney, les pétroliers et chim­iquiers passent en moyenne 32 à 52 heures à quai13. Amélior­er la pro­duc­tiv­ité, réduire le temps d’attente pour charger/décharger, flu­id­i­fi­er le traf­ic ou encore ren­dre plus effi­caces les procé­dures de dédouane­ment sont autant de mesures effi­caces et peu coû­teuses à met­tre en œuvre14. Dif­férentes études esti­ment leur poten­tiel de réduc­tion des GES à 10–20 %. D’autres mesures tech­niques sont égale­ment pré­con­isées, comme des sys­tèmes d’amarrage automa­tisés, l’utilisation de LED pour illu­min­er le ter­mi­nal (sec­ond con­som­ma­teur d’énergie) ou encore l’optimisation de la sur­face du ter­mi­nal qui per­me­t­trait de réduire les GES d’environ 70 %15.

Con­traire­ment à d’autres seg­ments du fret mar­itime, il n’existe pas de recette uni­verselle pour décar­bon­er les ports. « Les con­di­tions var­iées que con­nait chaque port sug­gèrent que les mesures de réduc­tion des émis­sions doivent être adap­tées à chaque port », écrivent les auteurs d’une étude pub­liée en 201716. Lors d’une enquête auprès de dif­férents acteurs por­tu­aires, l’OMI met en évi­dence l’importance des régle­men­ta­tions et normes comme levi­er d’action pour les décideurs17. « L’OMI pro­duit une grande par­tie des régle­men­ta­tions inter­na­tionales qui régis­sent le trans­port mar­itime, mais les ports ne sont pas unique­ment liés au trans­port mar­itime », ajoute Gaëlle Guéguen-Hal­louët. La diver­sité des acteurs impliqués dans la ges­tion des ports – et la var­iété de leurs intérêts – est une bar­rière opéra­tionnelle impor­tante. « Je pense que l’Union Européenne a un rôle essen­tiel à jouer : le droit européen est par nature con­traig­nant pour les pays mem­bres, con­clut Gaëlle Guéguen-Hal­louët. Si l’on décide à l’échelle européenne que seuls les navires faible­ment émet­teurs sont autorisés à entr­er dans les ports européens, cette oblig­a­tion s’appliquera aux navires bat­tant à toutes les flottes du monde. »

Anaïs Marechal
1G. Guéguen-Hal­louët (2021), « Les ports mar­itimes de com­merce et la tran­si­tion énergé­tique » dans « Les ports mar­itimes face aux défis du développe­ment durable », Insti­tut fran­coph­o­ne pour la jus­tice et la démoc­ra­tie, col­lec­tion Col­lo­ques & essais, tome 126
2Inter­na­tion­al Mar­itime Orga­ni­za­tion (2015), “Study of emis­sion con­trol and ener­gy effi­cien­cy mea­sures for ships in the port area”.
3Trans­port & Envi­ron­ment (févri­er 2022), EU ports’ cli­mate per­for­mance, An analy­sis of mar­itime sup­ply chain and at berth emis­sions.
4Styhre, L., et al. (2017), “Green­house gas emis­sions from ships in ports – Case stud­ies in four con­ti­nents”, Trans­porta­tion research part D: trans­port and envi­ron­ment, Vol­ume 54, pages 212–224
5Inter­na­tion­al Mar­itime Orga­ni­za­tion (2015), “Study of emis­sion con­trol and ener­gy effi­cien­cy mea­sures for ships in the port area”.
6Styhre, L., et al. (2017), “Green­house gas emis­sions from ships in ports – Case stud­ies in four con­ti­nents”, Trans­porta­tion research part D: trans­port and envi­ron­ment, Vol­ume 54, pages 212–224
7ITF (2020), “Nav­i­gat­ing Towards Clean­er Mar­itime Ship­ping: Lessons from the Nordic Region”, Inter­na­tion­al Trans­port Forum Pol­i­cy Papers, No. 80, OECD Pub­lish­ing, Paris.
8WPSP, World ports sus­tain­abil­i­ty report 2020.
9ITF (2020), “Nav­i­gat­ing Towards Clean­er Mar­itime Ship­ping: Lessons from the Nordic Region”, Inter­na­tion­al Trans­port Forum Pol­i­cy Papers, No. 80, OECD Pub­lish­ing, Paris.
10Unit­ed States Envi­ron­men­tal Pro­tec­tion Agency (2016), “Nation­al port strat­e­gy assess­ment : reduc­ing air pol­lu­tion and green­house gas­es at U.S. ports”, Exec­u­tive Sum­ma­ry.
11D’après une étude en cours de pub­li­ca­tion de l’OMS Europe sur les impacts envi­ron­nemen­taux et san­i­taires des activ­ités por­tu­aires en Europe.
12Unit­ed States Envi­ron­men­tal Pro­tec­tion Agency (2016), “Nation­al port strat­e­gy assess­ment : reduc­ing air pol­lu­tion and green­house gas­es at U.S. ports”, Exec­u­tive Sum­ma­ry.
13Styhre, L., et al. (2017), “Green­house gas emis­sions from ships in ports – Case stud­ies in four con­ti­nents”, Trans­porta­tion research part D: trans­port and envi­ron­ment, Vol­ume 54, pages 212–224
14Ibid
15D’après une étude en cours de pub­li­ca­tion de l’OMS Europe sur les impacts envi­ron­nemen­taux et san­i­taires des activ­ités por­tu­aires en Europe.
16Styhre, L., et al. (2017), “Green­house gas emis­sions from ships in ports – Case stud­ies in four con­ti­nents”, Trans­porta­tion research part D: trans­port and envi­ron­ment, Vol­ume 54, pages 212–224
17Inter­na­tion­al Mar­itime Orga­ni­za­tion (2015), “Study of emis­sion con­trol and ener­gy effi­cien­cy mea­sures for ships in the port area”.

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